samedi 17 avril 2021

Pninologiques (15) : bacon et escarbilles


Nabokov conçoit ses romans sur le modèle du jeu, voire du problème d'échecs. Il est donc très risqué de considérer que tel élément de la narration est "secondaire" - comme s'il y avait des pièces négligeables sur l'échiquier (a fortiori dans les stratégies perverses affectionnées par Nabokov problémiste). 

Ses romans peuvent s'interpréter à l'infini : on peut "jouer à" Lolita ou à Pnine indéfiniment, selon qu'on accorde ou non du poids à tel ou tel des détails dont le texte fourmille, qui sont autant de (fausses ?) pistes possibles. 

On peut être tenté alors de s'interroger sur un élément très anecdotique, s'il se présente par exemple de façon similaire dans deux romans, surtout deux romans quasi-contemporains. Par exemple, le fait de s'emparer illicitement du bacon d'autrui, dans Lolita (Lolita, en apportant le petit déjeuner à HH) et dans Pnine où, au mépris de son régime, Laurence Clements chipe le bacon de sa femme pendant qu'elle répond à Pnine au téléphone. 


Chez Nabokov, le retour au passé est à l'évidence hautement stratégique dans l'économie générale de l'œuvre. Mais les problèmes dentaires, par exemple, sont assez fréquents pour susciter l'interrogation, et pas seulement en fonction de la pénible odontobiographie de l'auteur. Ils sont à la limite de la stratégie et de la tactique (les militaires et polémologues connaissent ces problèmes de taxinomie). Le vol, compulsif et anodin, d'une tranche de bacon ? Cela ne revêt pas l'importance du vol de ruban chez Jean-Jacques. Mais pourquoi ce clin d'œil de roman à roman ? 


Justement, à propos de clin d'œil, et de choses infimes : en VII, 1, le narrateur, désormais à visage découvert, raconte l'incident lointain de l'escarbille dans son œil, qui le fit aller chez le docteur Pnine, et apercevoir Timofei pour la première fois (enfin semble-t-il, car Timofei le contestera, de façon contestable). La réussite de la petite opération semble ne concerner que le narrateur, et n'avoir pas de corrélation dans le roman : 

« And what a divine relief it was when, with a tiny instrument resembling an elf’s drumstick, the tender doctor removed from my eyeball the offending black atom ! I wonder where that speck is now ? The dull, mad fact is that it does exist somewhere. »

traduction Chrestien : « Et quel soulagement divin quand, au moyen d’un instrument menu semblable à la baguette de tambour d’un elfe, le doux docteur retira du globe de mon œil l’atome qui l’opprimait ! Je me demande où il se trouve aujourd’hui, ce petit point noir. Le fait est, bête et fou, qu’il existe réellement quelque part. »

Le narrateur, insolemment chanceux par rapport à Pnine, est libéré aisément de ce minuscule et douloureux problème. Mais ne peut-on établir une corrélation, suggérée (peut-être) par les deux dernières phrases, avec d'autres poussières volantes et cruelles qui obsèdent l'âme de Pnine : les atomes dispersés de Mira. Comme si le narrateur nous suggérait que le pauvre Timofei, lui, a gardé toute sa vie une douloureuse escarbille invisible dont nul bon docteur, même paternel, ne peut le débarrasser. Le narrateur sait, pense, se doute que la particule existe quelque part, car (on le sait au moins depuis les atomistes grecs) rien ne se perd dans le monde. Elle existe toujours, mais elle ne le concerne plus ; il s'aperçoit qu'il avait oublié l'existence de cet atome sombre. Pour lui, le temps a passé ; c'est guéri, oublié. Mais pas pour Pnine, foncièrement mélancolique, dont le passé, la patrie, l'amour sont incicatrisables. 

Ensuite, de façon "pathétique" (pour parler comme Joan), on peut mettre cela en corrélation avec une pauvre victoire de Pnine, à ce dont il arrive à se débarrasser : un poil de narine : 

« With finger and thumb he grasped a long nostril hair, plucked it out after a second hard tug, and sneezed lustily, an “Ah!” of well-being rounding out the explosion »

traduction Chrestien : « Entre l’index et le pouce, il saisit un long poil de narine et l’arracha après une seconde de traction soutenue, puis éternua vigoureusement, et un 'ah !' de bien-être compléta l’explosion. »

Maigre et ridicule explosion, en regard de celles qui ont pulvérisé son monde et son amour.