vendredi 2 avril 2010

Henri et Henry (Bergson et James)



En 1911, Henri Bergson prononce à Bologne une conférence qui deviendra un des classiques de la philosophie du XX° siècle, sous le titre "L'Intuition philosophique". La formule, aujourd'hui passée dans l'usage, était quelque peu paradoxale. Bergson en effet y défendait, de façon brève et efficace, l'idée suivante : chaque philosophe a une seule chose à dire, et il consacre toute sa production à essayer de la dire, avec le matériau conceptuel, pas forcément adapté, que son époque lui fournit. Chaque livre, chaque chapitre, tourne autour d'un centre qui sera approché, frôlé, mais jamais atteint car inexprimable en mots, en concepts, précisément parce que c'est une intuition, une façon toute qualitative d'appréhender l'Etre, l'existence. L'essentiel n'est jamais dit, car indicible. On l'approche un peu, finalement, par des métaphores, des "images médiatrices", qui en font pressentir le caractère, sans jamais le dévoiler clairement. 

Tout ceci est bien connu des élèves de Terminale. Bien connu aussi est l'intérêt de Bergson pour le philosophe William James, qu'il cite souvent. 

Mais William James avait un frère (Henry), qui fut un grand romancier au succès public assez modeste, en raison de ses hautes exigences littéraires. Au sein de son œuvre immense, on trouve, paru en 1896, une longue nouvelle, célébrissime chez les théoriciens de la littérature et de la critique : "The Figure in the Carpet" (La Figure / le Motif dans le tapis). C'est une étrange enquête. Un jeune critique rencontre un auteur très admiré qui lui dit que toute son œuvre s'explique par quelque chose qui n'est pas du tout caché, mais qu'il faut savoir déceler, apercevoir, comme un motif dans un tapis ; d'où le titre. Le jeune homme s'évertue en vain ; parle de son projet à un ami, qui, loin d'Europe, fait savoir qu'il a découvert le motif directeur (leit-motiv au sens propre), et que le grand auteur a approuvé sa trouvaille. Mais cet ami meurt, l'auteur aussi, et le grand secret est perdu. Si tant est qu'il ait jamais été trouvé. Si tant est qu'il ait jamais existé, car il n'est pas sûr que le grand auteur n'ait pas joué avec l'appétit du jeune critique. Pas sûr non plus que l'ami ait été véridique disant qu'il avait trouvé ; ni que l'auteur lui ait réellement donné son approbation. Et comme souvent chez James - c'est même sa marque de fabrique - le lecteur se retrouve dans l'incertitude. Peut-être tout a-t-il été construit autour de rien ; peut-être l'essence de la chose littéraire a-t-elle été décelée. Mais, selon une formule célèbre de James à propos d'un autre de ses romans, qui se termine comme il se doit sans résolution (The Portrait of a Lady) : "The whole of anything is never told". "Le tout de quoi que ce soit n'est jamais dit" ; cette traduction lourde a le mérite de l'exactitude (on dit parfois, de façon trop désinvolte : "On ne sait jamais le tout de rien"). On reste en plan, sur le sable, bec dans l'eau et autres inconfortables postures irrésolues, comme une partition qui ne finirait pas, comme il se devrait, sur l'accord parfait de la tonalité. 


Ceux qui s'intéressent à la fois à Bergson et à James (il doit bien y en avoir quelques-uns), notent que la similitude entre ces deux textes n'est guère soulignée par les commentateurs de l'un et les critiques de l'autre. On peut ici transposer le théorème de James : "the whole of anything is never read". Les chercheurs en savent quelque chose... 

Bergson ne cite jamais l'illustre frère de l'illustre William (aucune occurrence dans les index des deux volumes de l'Édition du Centenaire) ; et je ne sache pas que H. James, mort cinq ans après la conférence de Bergson, ait marqué l'analogie (mais ici, être prudent... les œuvres de James constituent un corpus très imposant, et bien des papiers ont été perdus, brûlés, etc.). La conférence de Bologne a été insérée dans "La Pensée et le Mouvant" (1934), sans indiquer une éventuelle publication antérieure. 

Tout le sens des productions d'un écrivain s'incarne dans un motif et un seul, qui est à trouver, mais ont on ne sait s'il a été trouvé. Tout le sens de la pensée d'un philosophe tourne autour d'un foyer, d'un centre, d'un moyeu à jamais inaccessible et désigné comme tel. Ce n'est pas identique. Mais il y a un incontestable air de famille, une agaçante sensation de cousinage. Ni tout à fait même, ni tout à fait autre.

Et voilà. C'est tout. On se retrouve dans une perplexité toute jamesienne ; entre deux chaises ; manquant d'éléments décisifs. Influence plus ou moins consciente ? Analogie de hasard ? Idée dans l'air du temps ? Illusion de ressemblance ?
Des érudits ont-ils des éléments pour achever le puzzle ? Existe-t-il (thème jamesien) des papiers secrets, ignorés, cachés ?
A la manière de Charles Ives, on dirait : "Unanswered question".
Mais c'est plutôt le moment de redire avec James, "the whole of anything is never told".


Keats : new star !



On first looking into Chapman’s Homer

  Much have I travell’d in the realms of gold,
  And many goodly states and kingdoms seen ;
  Round many western islands have I been
  Which bards in fealty to Apollo hold.
  Oft of one wide expanse had I been told
  That deep-brow’d Homer ruled as his demesne ;
  Yet did I never breathe its pure serene
  Till I heard Chapman speak out loud and bold :
  Then felt I like some watcher of the skies
  When a new planet swims into his ken ;
  Or like stout Cortez when with eagle eyes
  He star’d at the Pacific—and all his men
  Look’d at each other with a wild surmise—
  Silent, upon a peak in Darien.

(une traduction, non signée, prise sur le web... faute de mieux)

J'ai beaucoup voyagé à travers les royaumes dorés,
J'ai vu bien des états et des royaumes magnifiques;
J'ai vogué autour de maintes îles occidentales
Où les bardes restent fidèles au culte d'apollon.
Souvent on m'avait parlé de la vaste étendue
Qu'Homère au front sourcilleux possède pour domaine;
Mais jamais encore je n'avais respiré son souffle pur
Avant d'entendre la voix haute et forte de Chapman.
Alors, je me sentis comme un veilleur des cieux
Lorsqu'une nouvelle planète surgit à portée de sa vue,
Ou comme le vaillant Cortès, quand de son regard d'aigle
Il fixait le pacifique - alors que tous ses hommes
Se regardaient avec un étrange soupçon -
Sans dire un mot, du haut d'un pic du Darien.



1816. Le jeune Keats (si on ose ce pléonasme), plein de fougue et d'espoir, découvre dans l'émerveillement une nouvelle traduction d'Homère. Le nouveau nous rend le passé présent. Un monde s'ouvre, métaphorisé par le mouvement vers l'Ouest (Hyperion...), cet extrême Ouest qui nous ramène aux sources orientales de notre civilisation. Métaphorisé aussi par la quête de l'or (soleil couchant, Occident obligent : "l'or du soir qui tombe..."). Mais le Conquistador, au-delà de ce Nouveau Monde, qui n'est jamais qu'un continent riche d'un or matériel (Eldorado), se retrouve face l'illimité, face à l'infini du Pacifique. Non pas cet élément liquide, informe, dont Keats fera bientôt (comme Leopardi) le lieu de sa dissolution finale (disparition dans l'eau de celui dont le nom fut écrit sur l'eau), mais un inépuisable réservoir de beautés et de joies pour toujours. Le poète s'est trompé sur le nom du conquérant et sur la situation de Darien, peu importe. 

Voici un Romantique heureux, exultant, exalté par une soudaine extension de l'univers, de l'Etre. La première métaphore ("Then") de cette apparition est d'ordre astronomique : la découverte d'une nouvelle planète :
  Then felt I like some watcher of the skies
  When a new planet swims into his ken
Une découverte récente lui a peut-être suggéré la comparaison. Mias il s'agit surtout d'une révélation : tout un immense pan de la beauté se révèle soudain. La configuration de l'univers mental en est subitement enrichie. Cette expérience de l'extension, du déploiement de la sensibilité esthétique correspond exactement à celle de l'amour : par la vertu d'un autre être, l'Etre se met à résonner, s'amplifie ; on vit désormais "en stéréo". La vie est plus vaste. Cet élément nouveau n'est pas seulement un élément supplémentaire. Il change tout, reconfigure tout. L'ordre stellaire, ou planétaire, qui semblait l'immutabilité même, qui semblait définitif, est bouleversé magiquement, acquiert de nouvelles dimensions. Comme un jeu d'échecs où apparaîtrait une nouvelle pièce, ayant de nouvelles propriétés, transformant et étendant toutes les possibilités du jeu.
Cette expérience du ravissement, de la révélation éblouie, de l'augmentation de mon être et de l'Etre en général est le versant positif, optimiste, souvent minoré, du Romantisme : l'éblouissement. L'inverse, le symétrique de ce qui constitue le principal cliché romantique : la mélancolie, la perte irréparable. Le Desdichado nervalien le dit en une formule très (trop ?) connue : 
Ma seule étoile est morte et mon luth constellé
Porte le soleil noir de la Mélancolie.
L'image ici aussi est très cosmique, on ne peut plus cosmique ; mais il s'agit de la perte de l'étoile (désir / de-sidera, manque d'étoile). Mon luth est constellé certes, mais seule m'importe l'étoile que j'ai perdue, et qui assombrit tout, qui mélancolise tout, noircit le soleil même. 

Au sens philosophique, l'admiration est l'expérience de ce que le réel contient autre chose que ce qu'on en savait ; plus qu'on n'osait en espérer - ou moins, dans l'expérience de cette "admiration négative" qu'est la déception.
Bientôt, Keats sera dévasté par la maladie, et par sa propre sensibilité, trop vulnérable. Le continent amoureux qu'il va connaître sera pour lui un facteur de douloureuse destruction, et les océans évoqués à la fin de ses sonnets seront des lieux de disparition du moi, d'évanouissement de la personnalité dans l'indéterminé. Mais on aura eu le témoignage de ce premier Romantisme solaire, ardent, juvénile, tourné vers un avenir où le plus lointain passé est rénouvelé et glorifié, un Occident lumineux, doré comme un tableau de Claude Lorrain. L'essor magnifique d'un espoir d'autant plus bouleversant qu'il sera bref.