dimanche 17 avril 2011

Bizarres diagnostics

  
Ce dimanche, France-Culture, Diagnostic littéraire à l'aveugle

Ce qui m'a stupéfait, c'est que tous les participants se sont accordés sans discussion pour situer au XX° siècle un texte qui, malgré des discontinuités de style, présente des tournures qui relèvent sans équivoque du plus pur XVIII°. Ils ont probablement été obnubilés par le caractère passablement déchiqueté du moi et de la phrase. Mais il y a des inflexions de langage qui ne trompent pas (passages soulignés). 

« On se débat, c’est vous, c’est lui, c’est moi, c’est toi, non, ce n’est pas nous ; eh ! mais qui donc ? O bizarre suite d’événements! Comment cela m’est-il arrivé ? Pourquoi ces choses et non pas d’autres ? Qui les a fixées sur ma tête ? Forcé de parcourir la route où je suis entré sans le savoir, comme j’en sortirai sans le vouloir, je l’ai jonchée d’autant de fleurs que ma gaieté me l’a permis : encore je dis ma gaieté sans savoir si elle est à moi plus que le reste, ni même quel est ce moi dont je m’occupe : un assemblage informe de parties inconnues ; puis un chétif être imbécile ; un petit animal folâtre ; un jeune homme ardent au plaisir, ayant tous les goûts pour jouir, faisant tous les métiers pour vivre ; maître ici, valet là, selon qu’il plaît à la fortune ; ambitieux par vanité, laborieux par nécessité, mais paresseux… avec délices ! orateur selon le danger ; poète par délassement; musicien par occasion ; amoureux par folles bouffées, j’ai tout vu, tout fait, tout usé. Puis l’illusion s’est détruite et, trop désabusé… Désabusé…!  »

Dès les premiers mots, j'ai songé au ton et à la discontinuité de l'incipit de Jacques le Fataliste. Diderot m'a donc préoccupé l'esprit, sans pouvoir situer le personnage. Mais dans la suite, on ne peut plus "français XVIII°", j'ai songé à Marivaux, pour la fluidité de la langue, parfaite sans me moindre académisme, toute de naturel (élégance, galbe ; des morceaux de mobilier Louis XV...)

Sans compter (c'est le cas de le dire) cette pente l'octosyllabique qui caractérise notre idiome dans ce qu'il a de plus souple et svelte, oral et distingué, ce qui interdit d'y voir une traduction : 
ayant tous les goûts pour jouir 8
faisant tous les métiers pour vivre 8
maître ici, valet là 6
selon qu’il plaît à la fortune  8
ambitieux par vanité 7 (diérèse presque envisageable ambiti-eux)
laborieux par nécessité 8
mais paresseux… avec délices ! 8
orateur selon le danger 8
poète par délassement 8
musicien par occasion 7  (diérèse presque envisageable musici-en) 
amoureux par folles bouffées 8
Comment peut-on songer à de l'italien, sinon parce que c'est désinvolte dans la construction ? à du Shakespeare (là, je ne vois strictement aucune raison pour, et j'en vois quinze contre...). 
Bref, j'ai très vite songé à Beaumarchais car "Marivaux + Diderot", cela ne pouvait, chimiquement, que donner Beaumarchais. 
Flèche du Parthe : pour situer au XX° un texte où l'on dit "orateur selon le danger", il faut vraiment se laisser aveugler par la dislocation verbale (relative) et le morcellement du moi (qui ne date pas de Nietzsche). 
Mea culpa, je n'avais pas souvenir de cette tirade de Figaro, qui est pourtant très fameuse. Mais eux non plus. Cela console-t-il ? (allusion à Nietzsche : si je me compare...)


samedi 2 avril 2011

Tempe proustienne, tempe célinienne

  
Rien de tel qu'un même sujet pour faire percevoir, sans qu'il soit besoin d'explication, la différence des styles : 
Proust
À chaque nouvelle peine trop forte, nous sentons une veine de plus qui saille et développe sa sinuosité mortelle au long de notre tempe, sous nos yeux. Et c’est ainsi que peu à peu se font ces terribles figures ravagées, du vieux Rembrandt, du vieux Beethoven de qui tout le monde se moquait.
Céline
Ses artères, aux tempes, cela se voyait bien à la lampe, quand on s’en allait, dessinaient des méandres comme la Seine à la sortie de Paris. 
  

Platon typographe

  
Quand il s'agit de la reproduction mécanique des œuvres d'art, on court aussitôt à Benjamin, oubliant presque Malraux qui, dans une optique différente, a bien traité du problème. A fortiori, on oublie Gœthe, qui l'a signalé. 
Mais on ne rappelle que rarement que, bien avant les gravures dont Dürer a tiré un parti "commercial" qui montrait bien la perception fine qu'il avait de cette reproductibilité, il y eut, dès l'antiquité, un mode et un seul de reproduction en grand nombre, et aisément, d'une œuvre d'art : la frappe des monnaies et médailles. 
C'est peut-être anecdotique du point de vue de l'esthétique. Mais si l'on songe à Platon qui, pour ses modèles, dit le plus souvent "paradigme", mais aussi "type", "archétype"... L'Idée, la Forme est comparable au sceau, au caractère typographique, au dessin en relief sur matière dure voire inusable, qui pourra ensuite s'imprimer un nombre indéfini de fois dans une matière idoine (or ou bronze), on note que la reproductibilité de l'œuvre d'art se trouve au fondement de la métaphysique occidentale, à travers l'opposition / corrélation entre modèle unique parfait et copies multiples plus ou moins défectueuses, plus ou moins "belles".