mardi 28 septembre 2021

Notules (10)


Il y a bien des choses bizarres et inattendues chez Céline. Par exemple ces "aloyaux" de Guignol's Band : "... à crever mouillé tous les jours d'Artois en Quercy... à compter ses aloyaux au coin de toutes les sapes... toutes ses chances plein les barbelés !". Mais on peut se demander si "boyaux" ne conviendrait pas mieux - plus logique, mais moins coloré. C'est peu décidable... 


Bach, Cantate BWV 82, "Ich habe genug." Fischer-Dieskau est parfait ; mais, pour incarner le vieillard Siméon, il est bien trop solide, athlétique ; trop de santé. La voix de Bostridge est miraculeusement belle, c'est un sylphe ; mais le vieillard Siméon n'est pas un sylphe, loin de là. Hans Hotter est bien plus fragile, il est le personnage, mais, en rançon, la voix est moins "belle". Il faut choisir selon son goût bien sûr ; et selon le rapport qu'on souhaite entre le texte et l'origine évangélique de l'anecdote ; et le rapport entre musique sacrée et musique tout court. Ou ne pas choisir, et alterner. 


Ressemblances étonnantes entre Starobinski et Jaccotet, qui s'appréciaient beaucoup l'un l'autre. Le visage, bien sûr (voir Google images) ; Suisses romands ; longévité ; probité ; voix ; langue saine (sans être "châtiée") ; discrétion idéologique, politique ; distance médiatique. La parole surtout fait du bien : simple, souple, naturelle, claire, posée. Tout à l'inverse de l'habituel bredouillis cocaïné, du laborieux FLE (français langue étrangère) qui ne cesse de buter sur chaque formule. 


Il y a un niveau de lyrisme, très excessif, qui finit par me plaire étrangement "quelque part", malgré mes préventions contre le déballement sentimental. Deux de ces cas exceptionnels : La Nuit transfigurée du Schönberg romantique archi-tardif ; Le Poème de Chausson. À l'inverse, je suis horripilé par le solo de violon de Shéhérazade (de Rimski bien sûr), si bien joué soit-il.


Michael Edwards note, dans la poésie anglaise, le souci du détail, parfois inutile, mais très concret ; il évoque un texte médiéval où un guerrier est décrit se lançant avec force, comme un loup qui bondit, avec des morceaux de neige collés à son pelage. Même notation du détail chez Woolf (encore un loup...) ; entre mille exemples : "And then there was a brewer's cart, and the grey horses had upright bristles of straw in their tails." "Elle vit passer la carriole d’un brasseur ; les chevaux gris avaient des brins de paille hérissés dans la queue"


Esprit préparé à entendre… : écoutant quelque chose sur les peintures noires de Goya, j'entends que le père du peintre était "maître d’horreur"… J’ai entendu mille fois le mot ‘doreur’, entre autres à propos de la rue où habitait Pessoa, mais alors, je n'avais jamais songé à ce sens. Avec Goya, le contexte avait préparé mon 'implexe', m'avait mis sur la voie. 


Formule de Proust : "j'aurais voulu pouvoir aller finir la journée... " Pour aimer ces cinq verbes successifs, il faut être un inconditionnel ; il faut refuser de voir les défauts de Proust - qui sont nombreux et graves, bien plus graves que cet entassement malencontreux. 


On passe de la calologie à l’esthétique qd il n’y a plus de consensus. Si tout le monde s’accorde, on peut penser que la beauté est dans la chose. S’il y a désaccord, il faut dire qu’elle est dans le regard. De même pour l'amour : on croit que la bien-aimée est la plus belle et la plus aimable. Mais s‘il en était ainsi, tout le monde en serait amoureux. Il est donc clair que l’amour est dans le regard. La diversité des goûts "désontologise" la qualité goûtée.


Feydeau, fils d'une cocotte de haut vol ; la paternité du mari est hautement douteuse. On a parlé de Morny (il y a une ressemblance), même de Napoléon III. Quand on songe à cela, il y a des répliques qui prennent de la résonance : "Et hop, c'est pas mon père !" (répété dans La Dame de chez Maxim) ; ou bien, dans Feu la Mère de Madame : "où ça son père ? qui ça son père ?" (une Dame peu honnête dans premier exemple ; une Madame bien bourgeoise dans le second). 



vendredi 24 septembre 2021

Hemingway : in our time 3 (traduction M.P.)

 
Minarets stuck up in the rain out of Adrianople across the mud flats. The carts were jammed for thirty miles along the Karagatch road. Water buffalo and cattle were hauling carts through the mud. No end and no beginning. Just carts loaded with everything they owned. The old men and women, soaked through, walked along keeping the cattle moving. The Maritza was running yellow almost up to the bridge. Carts were jammed solid on the bridge with camels bobbing along through them. Greek cavalry herded along the procession. Women and kids were in the carts crouched with mattresses, mirrors, sewing machines, bundles. There was a woman having a kid with a young girl holding a blanket over her and crying. Scared sick looking at it. It rained all through the evacuation.

Des minarets se dressaient dans la pluie au-dessus d'Andrinople au-delà des flaques de boue. Les carrioles se pressaient sur trente miles sur la route de Karagatch. Des buffles et du bétail tiraient des carrioles dans la boue. Sans début et sans fin. Rien que des carrioles chargées de tout ce qu'ils possédaient. Les vieillards, hommes et femmes, complètement trempés, marchaient en faisant avancer le bétail. La Maritza coulait jaune presque jusqu'au niveau du pont. Des carrioles s'entremêlaient sur le pont avec des chameaux qui se balançaient parmi elles. La cavalerie grecque longeait le cortège. Des femmes et des enfants étaient accroupis dans les carrioles parmi les matelas, les miroirs, les machines à coudre, les ballots. Il y avait une femme qui accouchait avec une fille jeune qui tenait une couverture au-dessus d'elle et pleurait. Malade de peur de voir ça. Il plut tout le temps de l'évacuation.

mercredi 22 septembre 2021

Fins de la littérature (Proust, Plath)


On (Proust entre autres) a parlé de la sensation d'amenuisement du volume qu'on est en train de lire. On sent, avec regret ou soulagement, qu'on s'achemine vers la fin. Cette expérience n'a pas lieu avec les volumes qui regroupent plusieurs œuvres (Pléiade, Bouquins...). Elle est presque absente de la lecture sur liseuse (indications discrètes de la quantité restante). 

Mais je ne sache pas qu'on ait considéré la surprise que peut constituer la fin de l'œuvre correspondant à une fin de page. On croit à un retour de paragraphe, on tourne la page, mais c'est fini. C'est tributaire de la mise en page, mais l'effet est quelquefois très puissant, quelquefois très heureux. 

Dans la première Pléiade de Proust, le lecteur qui découvre Du côté de chez Swann fait une expérience vertigineuse : "... et les maisons, les routes, les avenues, sont fugitives, hélas, comme les années." Après l'immense et magnifique vague des pages qui synthétisent le premier niveau de l'expérience proustienne, d'un coup, plus rien.

Même chose, en plus violent encore avec La Cloche de verre de Plath, en Quarto. La narratrice va être "auditionnée" et savoir si elle va ou non être libérée de l'asile psychiatrique : "Tous les visages, tous les yeux se sont alors tournés vers moi et guidée par eux, comme si j'étais tirée par un fil magique, j'entrai dans la pièce." On tourne, plus rien ; on ne saura pas.

Magnifique renforcement par la mise en page (effet involontaire, je présume) de cet effet littéraire de couperet, qui va tout à fait dans le sens du livre, et aussi de la vie de Plath. 



mardi 14 septembre 2021

Pensées pour moi-même (4)


Il est délicat de 


consolider sans solidifier

stabiliser sans alourdir

protéger sans emprisonner

libérer sans égarer 

réaliser sans réifier

vêtir sans engoncer

exprimer sans fausser

vulgariser sans trahir

rendre durable sans rendre inerte

rendre souple sans rendre mou.


 

dimanche 5 septembre 2021

Tragédie sous-entendue


Une chanson et un passage de roman ; le second est-il une source de la première ? La chanson ne serait-elle pas (une fois n'est pas coutume), meilleure que le passage du roman ?

La chanson, c'est Ode to Billie Joe ; le roman, East of Eden, de Steinbeck. Pour une fois, un immense succès est allé à une excellente chanson (plus longue que ne l'exigent les normes commerciales) qui joue, de façon très américaine, dans la lignée du meilleur Hemingway, sur la lacune, le non-dit, l'implicite, suscitant, de façon très efficace, une émotion 'en creux' ; on ne sait même pas trop quels sont les genres des personnages, vu les prénoms épicènes. La tragédie est implicite sous le quotidien le plus banal, qui la met en relief.

La chanson :

https://www.youtube.com/watch?v=rNB8AKMdqiQ

La page Wiki fr. de la chanson : 

https://fr.wikipedia.org/wiki/Ode_to_Billie_Joe

La page Wiki en. de la chanson :

https://en.wikipedia.org/wiki/Ode_to_Billie_Joe


Paroles et traduction, recopiés sur

https://www.lacoccinelle.net/255797.html


It was the third of June, another sleepy, dusty, delta day

C'était le 3 juin, encore un jour poussiéreux et somnolent sur le delta

I was out choppin' cotton and my brother was balin' hay

J'étais dehors, je récoltais le coton, et mon frère bottelait du foin

And at dinner time we stopped and walked back to the house to eat

A l'heure du dîner on s'est arrêtés et on est retournés à la maison pour manger

And Mama hollered at the back door, "Y'all remember to wipe your feet"

Et Maman a braillé par la porte de derrière "pensez à essuyer vos pieds"

Then she said, "I got some news this mornin' from Choctaw Ridge

Puis elle a dit "J'ai eu des nouvelles de Choctaw Ridge ce matin

Today Billie Joe McAllister jumped off the Tallahatchee Bridge"

Aujourd'hui, Billy Joe Mac Allister a sauté du pont Tallahatchee"

Papa said to Mama as he passed around the black-eyed peas

Papa a dit à Maman en passant les pois noirs

"Well, Billie Joe never had a lick o' sense, pass the biscuits, please

"Eh ben, Billy Joe n'a jamais été très malin, passe moi les biscuits s'il te plaît

"There's five more acres in the lower forty I've got to plow"

J'ai encore 2 hectares à labourer en bas du champs quarante"

And Mama said it was a shame about Billie Joe anyhow

Et maman a dit que c'était quand même dommage pour Billy Joe

Seems like nothin' ever comes to no good up on Choctaw Ridge

On dirait qu'il n'arrive jamais rien de bon à Choctaw Ridge

And now Billie Joe McAllister's jumped off the Tallahatchee Bridge

Et maintenant voilà que Billy Joe Mac Allister a sauté du pont Tallahatchee

Brother said he recollected when he and Tom and Billie Joe

Mon frère a dit qu'il se souvenant quand lui, Tom et Billy Joe

Put a frog down my back at the Carroll County picture show

M'avaient mis une grenouille dans le dos au cinéma à Caroll County

And wasn't I talkin' to him after church last Sunday night

D'ailleurs, je lui parlais dimanche soir dernier après la messe

I'll have another piece of apple pie, you know, it don't seem right

Je prendrais bien une part de tarte au pomme ; tu vois, c'est pas juste

I saw him at the sawmill yesterday on Choctaw Ridge

Je l'ai vu hier à la scierie de Choctaw Ridge

And now you tell me Billie Joe's jumped off the Tallahatchee Bridge

Et maintenant tu me dis que Billy Joe s'est jeté du pont Tallahatchee

Mama said to me, "Child what's happened to your appetite ?

Maman m'a dit "Ma fille, qu'est ce qui arrive à ton appétit ?

I been cookin' all mornin' and you haven't touched single bite

J'ai cuisiné toute la matinée, tu n'as pas mangé une seule bouchée

That nice young preacher Brother Taylor dropped by today

Ce charmant jeune prêtre, frère Taylor, est passé aujourd'hui

Said he'd be pleased to have dinner on Sunday, oh by the way

Il a dit qu'il serait ravi de venir manger dimanche, oh d'ailleurs

He said he saw a girl that looked a lot like you up on Choctaw Ridge

Il a dit qu'il avait vu une fille qui te ressemblait a Chactow Ridge

And she and Billie Joe was throwin' somethin' off the Tallahatchee Bridge"

Et elle et Billy Joe lançaient quelquechose du pont Tallahatchee"

A year has come and gone since heard the news 'bout Billie Joe

Une année est passée depuis qu'un a entendu parler de l'histoire de Billy Joe

Brother married Becky Thompson, they bought a store in Tupelo

Mon frère a épousé Becky Thompson, ils ont acheté un magasin à Tupelo

There was a virus goin' round, papa caught it and he died last spring

Un virus trainaît dans l'air, papa l'a attrapé et en est mort le printemps dernier

And now Mama doesn't seem to want to do too much of anything

Et maintenant maman n'as plus le goût de rien faire

And me I spend a lot of time picking flowers up on Choctaw Ridge

Quant à moi, je passe beaucoup de temps à cueillir des fleurs à Choctaw Ridget

And drop them into the muddy water off the Tallahatchee Bridge

Et je les jette dans l'eau boueuse depuis le pont Tallahatchee


Steinbeck, À l'Est d'Eden trad. Bonnardot, p. 88 :

"Pendant le dîner, sa femme parla du suicide et cela lui coupa l’appétit. Cathy était silencieuse, mais pas plus que d’habitude. Elle mangea du bout des lèvres et s’essuya souvent la bouche.

Mrs. Ames passa en revue tous les détails de l’affaire, corps et fusil y compris.

« Il y a une chose que je voulais te dire. Cet ivrogne qui est venu frapper à la porte hier soir, n’était-ce pas le jeune Grew ? demanda-t-elle à son mari.

— Non, répondit-il rapidement.

— En es-tu sûr ? Comment pouvais-tu le voir dans le noir ?

— J’avais une bougie, répondit-il sèchement. Ce n’était pas lui. L’homme avait une grande barbe.

— Ne le prends pas comme ça, dit-elle. On peut poser une question. »

Cathy s’essuya la bouche et, lorsqu’elle reposa sa serviette sur ses genoux, elle souriait.

Mrs. Ames se tourna vers sa fille :

« Tu le voyais tous les jours à l’école, Cathy. T’a-t-il semblé préoccupé ces derniers jours ? As-tu remarqué quelque chose qui… »

Cathy pencha la tête sur son assiette, puis la releva.

« Il m’a paru malade, dit-elle. Oui, il n’avait pas l’air bien. Tout le monde en parlait à l’école aujourd’hui. Et quelqu’un – je ne me rappelle pas qui – a dit que Mr. Grew avait des ennuis à Boston. Je ne sais pas quelle sorte d’ennuis. Nous aimions beaucoup Mr. Grew. »

Elle s’essuya délicatement les lèvres."


At dinner his wife talked about the suicide and he couldn’t eat. Cathy sat silent, but no more silent than usual. She ate with little dainty nips and wiped her mouth often on her napkin.

Mrs. Ames went over the matter of the body and the gun in detail. “There’s one thing I meant to speak of,” she said. “That drunken man who came to the door last night—could that have been young Grew?”

“No,” he said quickly.

“Are you sure? Could you see him in the dark?”

“I had a candle,” he said sharply. “Didn’t look anything like, had a big beard.”

“No need to snap at me,” she said. “I just wondered.”

Cathy wiped her mouth, and when she laid the napkin on her lap she was smiling.

Mrs. Ames turned to her daughter. “You saw him every day in school, Cathy. Has he seemed sad lately? Did you notice anything that might mean—”

Cathy looked down at her plate and then up. “I thought he was sick,” she said. “Yes, he has looked bad. Everybody was talking in school today. And somebody—I don’t remember who—said that Mr. Grew was in some kind off « trouble in Boston. I didn’t hear what kind of trouble. We all liked Mr. Grew.” She wiped her lips delicately.


vendredi 3 septembre 2021

Illustrer les écrivains

 

   Si l'on décide d'enfreindre l'interdit flaubertien, l'illustrateur peut viser le contenu (c'est le plus aisé) ou la forme (c'est plus rare, car bien plus délicat). 

Exemples : 

    1/ Céline

Les illustrations de Tardi rendent parfaitement le contenu des romans, les thèmes, l'ambiance sombre ; ce n'est pas mal du tout, mais cela reste en surface : on évoque l'anecdote. 




Les dessins de Gen-Paul, en revanche, sont des analogues visuels, plastiques, des innovations stylistiques de Céline (un 'à-peu-près' très calculé), et c'est infiniment plus intéressant :

cf. Godard, Poétique de Céline : "[Céline] superpose une seconde signification à la première, parente mais décalée. Les mots ont bien bougé, au sens ou l’on qualifie de «bougées» les photographies dans lesquelles des lignes concentriques multiplient les contours des figures."

 




2/ Zoé Valdés, La Douleur du dollar : 

La traduction illustre assez bien le contenu (seulement une partie du contenu, inévitablement) :

 



L'image de la version espagnole est bien plus suggestive, car elle illustre le style (et le contenu) :