jeudi 7 avril 2022

Céline et "le mince mégot"


Est-ce une tendance de l'époque, ou un effet de style ? je trouve souvent chez Céline, parfois chez Bloy, (ailleurs aussi probablement) une tendance à utiliser l'article défini là où on attendrait plutôt l'indéfini. Par exemple chez Bloy : "trouver la forte somme". Chez Céline "pousser le fort coup de gueule" ; "fumer le mince mégot" ; "il y avait eu la chaude alerte". Cela me semble une tournure plutôt populaire, expressive, manifestant en tout cas une sorte d'insistance qui mériterait d'être étudiée. 

"Une forte somme", c'est descriptif, objectif. "La forte somme", c'est, sous-entendu "la somme qui me sortirait de l'ornière", "la somme vraiment efficace" ; en somme (!), "la somme telle que je la souhaite vraiment, la forte somme rêvée, idéale". Alors que l'article indéfini est par nature indéterminé, quelconque, vague. 

Mais quand Céline écrit "pousser le fort coup de gueule", ce n'est pas la même expressivité. Il me semble qu'on y sent une sorte de superlatif, d'exception. Le défini est plus marquant, plus "historique" (plus unique) que l'indéfini. Objectivement, c'est un coup de gueule parmi d'autres, parmi beaucoup d'autres. Mais subjectivement, au moment où il se produit, il est unique, il marque ; c'est un événement de poids, qui "occupe toute l'âme" pour parler comme Pascal. ou, pour parler comme Montaigne : "à qui il grêle sur la tête, tout l’hémisphère semble être en tempête et orage."

Mais quand Céline écrit (dans Mort à Crédit) "je fumais le mince mégot", ce ne peut être dans la même intention. Toutefois, il y a insistance encore. On souligne : un mégot vraiment mince ; si mince qu'il en devient significatif, emblématique de la disette de tabac – c'est la dèche. 

Pour être très affirmatif, il faudrait bien des relectures et bien des prudences méthodologiques, il faudrait une thèse. Mais il semble qu'on peut dire que l'indéfini, descriptif, objectif, neutre ("un fort coup de gueule") a quelque chose d'aristotélicien : un parmi d'autres, un comparable aux autres. Il se situe dans une collection résultant d'une enquête et d'observations neutres. Alors que le défini a plutôt une résonance platonicienne : à travers l'unique, l'exception, on laisse entendre l'essence, l'Idée pure, le Modèle, le Paradigme. De un à le, on passe du cas au Modèle : "La neuve paire de tatanes" (Mort à crédit p. 654). Un modèle qui bien sûr n'a rien d'intellectuel, de cérébral ; ce n'est pas un Modèle intelligible, un composant du cosmos noètos, de l'ouranos noètos. C'est un modèle pour l'affectivité ; c'est l'expérience parfaite, exemplaire (en général, expérience douloureuse). L'article défini tient lieu de majuscule. C'est Le mégot vraiment mégot, on ne peut plus mégot. Le mégot dans son essence, dans sa quiddité. En langage usuel, on serait tenté de compléter : "le mégot, chtedipa !" Cette perfection éprouvée relève de l'ineffable. 

Cette valeur superlative de l'article défini était très pratiquée jadis (années 70) chez les babas qui flottaient dans les délices brumeuses du shit : [formules à prononcer mollement en faisant durer et monter la syllabe] "c'était LEU trip, mec !" ; "c'est THE pétard !" Sous-entendu : "jteudixa !"

... toujours la fumée, le tabac, le shit, le rêve. Le perlot qui permet de monter à l'échafaud...