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mercredi 8 juin 2022

Céline / Huysmans + Céline / Dantan


Avec la parution de Guerre, on songe de nouveau à l’influence sur Céline du Huysmans de Sac au dos (la guerre vue depuis un hôpital sans gloire). On peut aussi rappeler qu’un épisode du Voyage pourrait être un écho de cette même nouvelle : 


Voyage : 

– C’est tout ?

– Oui, c’est tout, mon colonel.

– Et le pain ? » demanda le colonel.

Ce fut la fin de ce dialogue parce que je me souviens bien qu’il a eu le temps de dire tout juste: «Et le pain?» Et puis ce fut tout. Après ça, rien que du feu et puis du bruit avec. 

[…] Quant au colonel, lui, je ne lui voulais pas de mal. Lui pourtant aussi il était mort. Je ne le vis plus, tout d’abord. C’est qu’il avait été déporté sur le talus, allongé sur le flanc par l’explosion […].


Huysmans, Sac au dos : 

Il avait été, sans savoir comment, jeté par terre. Il s’était relevé, s’était sauvé, abandonnant son fusil et son sac, et à la fin, épuisé par les marches forcées subies depuis huit jours, exténué par la peur et affaibli par la faim, il s’était assis dans un fossé. Il était resté là, hébété, inerte, assourdi par le vacarme des obus, résolu à ne plus se défendre, à ne plus bouger ; puis il avait songé à sa femme, et pleurant, se demandant ce qu’il avait fait pour qu’on le fît ainsi souffrir, il avait ramassé, sans savoir pourquoi une feuille d’arbre qu’il avait gardée et à laquelle il tenait, car il nous la montrait souvent, séchée et ratatinée dans le fond de ses poches.

Un officier était passé, sur ces entrefaites, le revolver au poing, l’avait traité de lâche et menacé de lui casser la tête s’il ne marchait pas. Il avait dit : « J’aime mieux ça ; ah ! que ça finisse ! » Mais l’officier, au moment où il le secouait pour le remettre sur ses jambes, s’était étalé, giclant le sang par la nuque."


***


https://www.cirkwi.com/fr/point-interet/1042735-passage-des-panoramas

Ce site consacré au tourisme parisien nous dit ceci :

"Au xixe siècle, le sculpteur Jean-Pierre Dantan expose dans une des salles du Passage, dite « musée Dantan », ses petits bustes en plâtre ou en bronze, caricatures et portraits de la société de son temps (dont Talleyrand, Louis-Philippe, Beethoven, Paganini, Liszt, Victor Hugo, Balzac)."

Dantan a été un des rares artistes à pratiquer la caricature sculptée. Voir des échantillons ici : 

https://www.google.fr/search?q=dantan+caricatures&tbm=isch&ved=2ahUKEwjGgc-RwJ34AhUKYPEDHXwJBckQ2-cCegQIABAA&oq=dantan+caricatures&gs_lcp=CgNpbWcQAzoECAAQEzoICAAQHhAIEBNQqQlYpRxgox5oAHAAeACAAUaIAeUFkgECMTKYAQCgAQGqAQtnd3Mtd2l6LWltZ8ABAQ&sclient=img&ei=YWagYobNGIrAxc8P_JKUyAw&bih=628&biw=1149

Des grotesques dans le passage des Panoramas... Le célinien pense aux grotesques de Mort à crédit, dans le Passage des Bérésinas... 

Le double sens de "passage" (voie couverte / franchissement) donne occasion de noter à nouveau l'obsession de Céline pour le franchissement des fleuves (Styx, Bérésina, Sprée).



samedi 5 février 2022

Céline : hermine / vermine

 

Huysmans, À Rebours, chap. IV : 

"Il entrouvrit la fenêtre.

Ainsi qu'une haute tenture de contre-hermine, le ciel se levait devant lui, noir et moucheté de blanc.

Un vent glacial courut, accéléra le vol éperdu de la neige, intervertit l'ordre des couleurs.

La tenture héraldique du ciel se retourna, devint une véritable hermine, blanche, mouchetée de noir, à son tour, par les points de nuit dispersés entre les flocons."


Quel rapport avec Céline ? Matériellement, aucun. Mais formellement, un rapport intéressant je crois. En un geste (qui n'a rien d'anodin pour ce casanier pathologique), Des Esseintes inverse les rapports entre fond et forme : le blanc tacheté de noir devient du noir tacheté de blanc. Grund et Gestalt s'échangent. 

Chez Céline, ce renversement a lieu, de façon homologique, dans les deux domaines du style et du contenu (évitons de dire "de la forme et du fond", car cela parasiterait le thème de l'inversion de Gestalt). 


Quant au style : 

Avant Céline, on utilisait une langue correcte, académique, que l'on épiçait parfois d'un mot argotique, d'une tournure populaire, pour faire contraste sur ce fond correct, convenable, en situant ce mot dans la bouche d'un locuteur peu éduqué (mot mis à distance par les prudents guillemets). 

Chez Céline, on a remarqué que le lexique, même s'il n'est que partiellement argotique, est très largement, populaire, familier, oral, non-académique. C'est ce niveau de langue qui crée le fond ; et, de temps à autre, Céline utilise une tournure, un mot, une allusion de type savant, cultivé, académique, qui ressortent comme une étrangeté, un exotisme dans le milieu langagier qu'il a constitué. Ce qui était fond est devenu forme qui surgit, Gestalt qui se remarque, en relief. L'épice exotique, l'infraction n'est plus le mot canaille, mais le mot "littéraire", qui choque l'oreille maintenant accoutumée à ce nouveau diapason. Une tournure classique, une allusion à l'Antique deviennent un paradoxal piment dans l'érotique de la lecture. 


Quant au contenu : 

Avant Céline — Nietzsche l'avait fermement noté — on était contraint de s'appuyer sur un socle moral, à partir duquel on pouvait, avec tact et mesure, évoquer le mal, la perversion, le péché, à condition de revenir au fond moral, de résoudre sereinement cette périlleuse modulation. Baudelaire a eu à souffrir de ne pas procéder ainsi. Le Bien doit être le fond, et le Mal, une Gestalt provisoire, minoritaire ; une épice, un léger frisson. 

Chez Céline, le ton général, le fond axiologique, c'est le mal, la lâcheté, l'égoïsme, etc. Et ce fond est mis en valeur, par effet de contraste, lors des rares apparitions du bien, de l'innocence, de la générosité. Les exemples ponctuels de bonté (Alcide) ont donc un statut utilitaire, voire stratégique. La laideur généralisée est à la fois niée et soulignée (c'est tout un), par la grâce de la danseuse ou du bateau. Un peu de bien pour faire valoir le mal. 


On ne peut alors que penser à Leibniz expliquant la présence du mal dans le monde comme une ombre destinée à faire ressortir la lumière du tableau, comme une dissonance destinée à faire retrouver avec plus de joie la consonance, comme le sel qui fait apprécier le sucre. Ce principe universel de la perception aiguisée par le contraste, Céline ose l'appliquer à l'envers : dans son monde, le Beau et le Bien ne sont que des assaisonnements, des "faire-valoir". L'idée (platonicienne) qu'ils puissent contituer le fond de l'Être n'est qu'une vaine et ridicule rêverie. 



mercredi 5 janvier 2022

Huysmans : la Pléiade de Procuste


  Dans Soumission, Houellebecq met en scène un universitaire qui établit le "Pléiade" de Huysmans. Enfin ! se dit-on, car l'absence du grand JK dans la prestigieuse collection faisait tache ; voilà qui est réparé, au moins dans la fiction ! Peu de mois plus tard paraît effectivement le "vrai" Pléiade. Hélas ! Car il n'est pas très bien fait, ni très utile. Préface convenable mais peu dense, annotation de niveau modeste ; et surtout, une sélection sévère des œuvres où l'on retrouve tous les titres dont de multiples éditions (de niveau variable) existent déjà. Donc, on ne trouve pas les œuvres de la fin, moins "grand public", celles dont
justement (= précisément + selon la justice) on aurait  aimé avoir une bonne édition. Cela donne un volume agréable à voir, destiné à un public relativement peu informé, mais à peu près inutile pour l'étude et la recherche. Peut-être n'est-il destiné qu'à colmater un manque trop criant. 

  En parallèle, Garnier mène une entreprise au long cours, savante et systématique, qui ne touchera pas le grand public, mais qui fournit une magnifique pâture aux huysmansiens.

 Tantôt la Pléiade fait un volume là où il y a de quoi faire une brochure (Lautréamont, Labé) ; tantôt elle rabote une œuvre copieuse et riche pour ne garder que ce qui est déjà connu... La Collection de Référence semble avoir de plus en plus de problèmes de ciblage, de politique, de cohérence (et de sélection).
 

lundi 30 décembre 2019

La passion de J.-K. Huysmans


On n’est pas très bien loti en ce qui concerne les biographies de Huysmans. La seule sérieuse date des années 50, et les autres... enfin passons. 
Je n’ai rien trouvé de nouveau ces dernières années concernant sa maladie finale. Pourtant, il y aurait au moins de quoi s’interroger, d’un point de vue médical et psychologique.
Il y a quelques années, il a été beaucoup question dans les média du cancer de la bouche de Michael Douglas, et de son lien avec ses pratiques sexuelles bucco-génitales. Or ce n’est depuis longtemps un secret pour personne que telle était la passion (au sens sadien de ‘perversion favorite’) de Huysmans. Sa correspondance avec Prins et avec Hannon ne cesse d’en faire mention et grand éloge ; un poème particulièrement scabreux est centré sur ce goût singulier. En outre, Huysmans était un grand fumeur : il fumait encore quand il n’avait plus de bouche et il est mort la cigarette à la main. Il pratiquait sa passion avec des prostituées dont la santé était vraisemblablement douteuse (il parle de « manger les bonbons de la prostitution »).
Il a eu sans cesse de terribles problèmes de dents (dont on trouve l’écho dans un chapitre célèbre d’ À Rebours), mais de sérieux problèmes aussi d’entrailles, d’hypocondrie, de névralgies. Sa fin a été un calvaire (ceci est connu et décrit). On peut donc se demander si sa Passion (son martyre final) ne serait pas en rapport avec sa passion au sens sexuel. 
Dans son œuvre, on trouve des formules qui évoquent nettement l’érotisation de l’oralité. Entre bien d’autres exemples (qu’il faudrait cataloguer pour étayer cette hypothèse) il appelle les bordels des « buvettes d’amour » (Marthe). Des Esseintes se délecte d’un « orgue à bouche » par lequel il compose des cocktails raffinés en savants contrepoints. Dans son étonnant et très beau Poème en prose des viandes cuites au four, on lit : « le célibataire sombre, corps et biens, apercevant dans un lointain mirage un joyeux tourne-broche, rouge comme un soleil, devant lequel passent lentement, jutant à grosses gouttes, de tout puissants rumstecks. »
Il nomme poétiquement sa passion « mâcher la rose » ; et il dit finalement de son calvaire : « C’est la vraie croix, celle-là, et sans rose », allusion chrétienne et ésotérique - et autre, vraisemblablement.
On a beaucoup glosé sur la dimension mystique de cette agonie. On y a vu une punition de l'écrivain pour son usage transgressif du langage. On a fait des hypothèses analogues pour la maladie de Freud, grand fumeur lui aussi, mais le parallèle doit probablement s’arrêter là. 
On dit qu’il a été puni par là où il a péché ; mais peut-être aussi par où il a léché.