lundi 30 novembre 2020

Giono : 'Un Roi sans divertissement' (quelques remarques)

 

C'est plus beau et plus riche à chaque relecture. 

Parmi les mille et une choses à noter  :


Le thème général est proche de l'idée fondamentale de Valéry sur l'origine de l'art : 

Chez Valéry, l'homme est une machine à percevoir, qui a besoin de spectacles. Si les spectacles manquent (un mur blanc, un silence pur), c'est l'ennui, par accumulation intolérable d'énergie inemployée. Alors, on griffe l'espace (origine des arts plastiques) ou le temps (origine de la musique). 

Chez Giono, l'hiver gomme tout, la neige égalise la vue, empêche les travaux. Pour se divertir de cet ennui, on peut tuer, histoire de faire advenir quelque chose, événement dont le symbole est le sang rouge qui fait enfin contraste sur la neige trop blanche. 


Des comparaisons en rafale, qui devraient saturer la lecture mais qui au contraire la revivifient à chaque ligne tellement elles sont piquantes :

« La rosée couvrait les champs où le blé avait été coupé et l’éteule en était rose comme un beurre qui fait la perle. Le ciel était bleu comme une charrette neuve. De tous les côtés les alouettes faisaient grincer des couteaux dans des pommes vertes. Il y avait des odeurs fines et piquantes qui faisaient froid dans le nez comme des prises de civette. Les forêts et les bosquets dansaient devant mes yeux comme le poil d’une chèvre devant laquelle on bat du tambour. Hou ! le beau matin ! »

Le beurre rose étonne le citadin que je suis et qui n'a vu que deux ou trois fois le beurre se faire. 

Le ciel bleu comme une charrette neuve, c'est splendide, entre surréalisme et vérité rurale (à la Ramuz). 

Les alouettes-couteaux me font penser à Valéry : Mélange, À Grasse - "tout le cisaillement pépié des oiseaux." 

Nabokov, plus citadin, plus politique, surtout dans le Berlin des années 30, entend dans les arbres une AG gauchiste... (Autres rivages) : « Des bandes de moineaux socialistes tenaient de bruyants meetings matinaux dans les lilas et les tilleuls » ou "Des bandes de moineaux gauchistes tenaient de bruyants conciliabules matinaux dans les lilas et les tilleuls." (« Leftist groups of sparrows were holding loud morning sessions in lilacs and limes. »)

Puis la civette, à la fois tabac et bête sauvage, puis, pour faire bon poids, la chèvre hérissée. 

Et le résumé final, très drôle qui dit : en bref, si on ne fait pas de littérature, pas de comparaisons virtuose, mais qu'on se place au cœur même de la sensation du personnage : "Hou ! le beau matin !" Il y a toutes ces images dans cette formule minimale et assez comique, mais justement, on la sent comme le résumé d'une expérience très riche, qu'on ne soupçonnerait pas si l'écrivain n'était pas passé par là pour en faire sentir les harmoniques. 


À côté de la rafale des comparaisons, une phrase à la Proust, dans les méandres de laquelle Giono inclut cette fois non pas des comparaisons, mais quantité de paramètres explicatifs : motivations psychologiques, notations sociales, stratégie relationnelle... : 

« ... de façon détournée (comme si je ne me reconnaissais pas qualité pour prendre de front Mme Tim) mais détournée si habilement que la brodeuse devait pouvoir se rendre compte du détour (comme si, malgré ma position subalterne j’avais assez de goût cependant pour ne pouvoir retenir mon admiration devant ce beau travail) (ce qui est toujours le cas pour les positions subalternes : cousines pauvres, cadettes déshéritées) je devais abonder vaguement dans le sens de la brodeuse. »

La phrase fait sentir dans sa forme (à première vue assez pénible) le caractère labyrinthique des relations. Toujours très fine, Saucisse !