vendredi 19 juillet 2019

Valéry mosaïste


En 1891, le jeune Valéry écrit deux petits textes, sans grand intérêt : Le Nazaréen (Pochothèque 1-87-89), et un fragment inédit (Pochothèque 1-90-91). Dans chacun, il mentionne la mosaïque. À travers une citation probablement inventée dans le premier, et dans une méditation décadente, dépressive, dans le second.
1. « La mosaïque, prononce un très vieil auteur, comporte une certaine rusticité dans la splendeur : que si la faune ou la flore s'y montrent, qu'elles soient traitées méplates et sans nul embarras de véracité »
2. « Le style ! Il m’ennuie : je le vois fabriquer comme une mosaïque, bêtement, par petites veines… »
La première loue la mosaïque, la deuxième la critique. Mais, en bien ou en mal, les deux prennent cet art comme modèle, et de ce fait, ces deux essais de jeunesse contiennent en germe à une problématique valéryenne essentielle. Valéry, en tant qu’il est poète classique, dispose d’une forme préalable, d’une grille à remplir. Comme il refuse l’inspiration, les éléments qui rempliront les cases seront pensés, pesés, jugés, substitués, etc., ce qui est un travail de mosaïste. Tous les éléments sont purs (Mallarmé). Mais, en rançon, chaque élément est séparé des autres ; il ne vient pas dans le flux unitaire d’une inspiration qui homogénéiserait d’elle-même ses composants verbaux. Le poète délicat obtient donc des éléments parfaits, mais séparés, ‘discrets’, ‘partes extra partes’, avec lesquels il faut donner par la suite l’impression, l’illusion, d’une continuité, comme si le poème était d’une seule venue. Mais cette unité, cette continuité, ne peuvent être qu’artificielles, que simulées. Le lecteur ordinaire ou raffiné s’y trompera peut-être. Mais le lecteur vraiment expert, le seul qui compte, ne pourra-t-il déceler les jointures artificeuses ? Il faudrait donc un travail infini (car en droit inachevable) pour rendre continu le discontinu. 
Dans sa correspondance avec ses (vrais) amis, Valéry ne cesse de dire qu’il dispose de beaux morceaux, dont le raboutage lui apparaît toujours arbitraire. Il ne cesse de substituer, d’intervertir : les séquences de La Jeune Parque, les strophes du Cimetière marin n’auront une disposition définitive que par un coup de force extérieur : exigence de participer à sa façon à l’effort de guerre, pour la Parque, ou pression de l’éditeur pour le Cimetière marin. Il y a donc une part de gratuité dans la distribution finale des morceaux. On peut y voir une modernité de l’œuvre ouverte, qui résulte d’un arbitraire laissant leur pertinence, leur valeur, aux possibles non-choisis (cf. le caractère aléatoire de la distribution des séquences dans les Cahiers de Malte de Rilke, et l’éloge que fait ce dernier des fragments de Rodin). A la façon de Musil, on pourrait dire que pour l’œuvre, le fait d’être réelle ainsi ne constitue qu’un mince avantage par rapport au fait d’être possible (on ne peut pas dire « d’être seulement possible »). 

P.S. anodin: Le deuxième texte, qui reprend une lettre à Gide, est publié sous le pseudonyme d’André Gill. Pourquoi prendre le nom d’un caricaturiste mort six ans plus tôt ? Les éditeurs (Hytier pour la Pléiade, Jarrety pour la Pochothèque) ne le disent pas. La folie où sombra l’artiste suffit-elle à faire le lien avec la mélancolie de cette page ? Ou le pauvre à-peu-près André Gide / André Gill ?