mercredi 23 novembre 2011

Gœthe : Wandrers Nachtlied II (traduction M.P.)

  
[... traduction, adaptation...]

Wandrers Nachtlied (II)

Ueber allen Gipfeln
Ist Ruh,
In allen Wipfeln
Spürest du
Kaum einen Hauch ;
Die Vögelein schweigen im Walde.
Warte nur, balde
Ruhest du auch.




Marche nocturne (II)

Sur toute crête,
Secrète,
La paix.
Sur toute cime,
Infime,
Tu sens à peine
Comme une haleine.
Dans la forêt tout se tait.
Ce doux repos
Sera ton lot
Bientôt.
  

samedi 19 novembre 2011

Gœthe : Selige Sehnsucht (traduction M.P.)

 

Sagt es niemand, nur den Weisen,
Weil die Menge gleich verhöhnet ;
Das Lebend'ge will ich preisen,
Das nach Flammentod sich sehnet.

In der Liebesnächte Kühlung,
Die ich zeugte, wo du zeugtest,
Überfällt dich fremde Fühlung,
Wenn die stille Kerze leuchtet.

Nicht mehr bleibest du umfangen
In der Finsternis Beschattung,
Und dich reisset neu Verlangen
Auf zu höherer Begattung.

Keine Ferne macht dich schwierig,
Kommst geflogen und gebannt,
Und zulezt, des Lichts begierig,
Bist du Schmetterling verbrannt.

Und so lang' du das nicht hast,
Dieses : Stirb und werde !
Bist du nur ein trüber Gast
Auf der dunklen Erde.

Tut ein Schilf sich doch hervor,
Welten zu versüssen !
Möge meinem Schreibe-Rohr
Liebliches entfliessen !



Impatience bénie


Taisez-le, sinon pour le sage,
Loin des sarcasmes du troupeau :
À ce vivant je rends hommage
Qui veut mourir dans le flambeau.

Quand fraîchissent les nuits si tendres
Où se conçoit le nouveau fruit,
Une émotion vient te surprendre
Quand la bougie muette luit.

À jamais s'évade ton cœur
D'un monde privé de lumière ;
En toi s'élève une ferveur
D'épousailles plus altières.

Nulle distance n'est pesante :
Éperdument tu cours au ciel
Vers la lumière ton amante
Qui pour finir brûle tes ailes.

Si jamais tu ne fais tien
Ce "Meurs et deviens !"
Tu vivras pour faire nombre
Sur la terre sombre.

Un roseau prend son essor
Pour bercer le monde !
Que ma plume jette un sort
D'amour à la ronde !
  

dimanche 23 octobre 2011

Leopardi : L'infinito (traduction M.P.)

  

L'infinito     (1819)

Sempre caro mi fu quest'ermo colle,
E questa siepe, che da tanta parte
Dell'ultimo orizzonte il guardo esclude.
Ma sedendo e mirando, interminati
Spazi di là da quella, e sovrumani
Silenzi, e profondissima quiete
Io nel pensier mi fingo ; ove per poco
Il cor non si spaura. E come il vento
Odo stormir tra queste piante, io quello
Infinito silenzio a questa voce
Vo comparando : e mi sovvien l'eterno,
E le morte stagioni, e la presente
E viva, e il suon di lei. Così tra questa
Immensità s'annega il pensier mio :
E il naufragar m'è dolce in questo mare.



L'infini

Toujours je l'ai chérie, cette colline solitaire
et cette haie qui de tant de côtés
prive le regard du dernier horizon.
Mais moi, en repos, contemplatif, au-delà,
je forge dans ma pensée des espaces illimités
et des silences surhumains
et une quiétude on ne peut plus profonde
où il s'en faut de peu que le cœur manque.
Et comme j'entends le vent parmi ces feuilles,
ce silence infini je le compare à cette voix.
Et il me souvient l'éternité
et les saisons mortes,
et la présente et vive et comme elle sonne.
Ainsi dans cette immensité s'engloutit ma pensée
et le naufrage m'est doux dans cette mer.

Keats : To Sleep (traduction M.P.)

 
To Sleep

O soft embalmer of the still midnight !
Shutting, with careful fingers and benign,
Our gloom-pleased-eyes, embower'd from the light,
Enshaded in forgetfulness divine :
O soothest Sleep ! if it so please thee, close,
in midst of this thine hymn, my willing eyes,
Or wait the amen, ere thy poppy throws
Around my bed its lulling charities ;
Then save me, or the passed day will shine
Upon my pillow, breeding many woes ;
Save me from curious conscience, that still hoards
Its strength for darkness, burrowing like a mole ;
Turn the key deftly in the oiled wards,
And seal the hushed casket of my soul.




Au Sommeil

Toi qui embaumes le minuit serein,
de tes doigts délicats livrant nos yeux
à la douce ténèbre où ne luit rien,
à l'obscur divinement oublieux,
très doux Sommeil, ferme si tu le souhaites
pendant cet hymne mes yeux consentants,
ou à la fin, avec charité, jette
tes pavots sur mon lit en bercement.
Protège-moi de ce jour qui revient
sur l'oreiller en mille idées inquiètes ;
de la conscience qui garde, la nuit,
sa force de chercher, taupe qui creuse.
La clé bien huilée, tourne-la sans bruit.
Scelle mon âme, cassette silencieuse.

Keats : When I have fears (traduction M.P.)

.

When I have fears that I may cease to be
Before my pen has glean'd my teeming brain,
Before high piled books, in charact'ry,
Hold like rich garners the full-ripen'd grain ;
When I behold, upon the night's starr'd face,
Huge cloudy symbols of a high romance,
I think that I may never live to trace
Their shadows, with the magic hand of chance ;
And when I feel, fair creature of an hour !
That I shall never look upon thee more,
Never have relish in the faery power
Of unreflecting love ! - then on the shore
Of the wide world I stand alone, and think
Till Love and Fame to nothingness do sink.


Lorsque je crains que finisse mon être
Sans que ma plume ait glané mon esprit,
Sans qu'un monceau de livres, en toutes lettres,
Soit le grenier de tout ce grain mûri ;
Quand je vois les nues, masques de la nuit,
Symboles géants de haute épopée,
Je crains que trop courte ne soit ma vie
Pour les tracer d'une main enchantée ;
Et quand je sens, bel être d'un moment -
Qu'une dernière fois je te regarde,
Et ne goûterai plus l'envoûtement
De l'amour insoucieux - seul je m'attarde
Au bord du monde et, tandis que je songe,
Dans le néant Amour et Gloire plongent.

.

Keats The day is gone (traduction M.P.)

 .

The day is gone, and all its sweets are gone !
Sweet voice, sweet lips, soft hand, and softer breast,
Warm breath, tranced whisper, tender semitone,
Bright eyes, accomplish'd shape, and lang'rous waist !
Faded the flower and all its budded charms,
Faded the sight of beauty from my eyes,
Faded the shape of beauty from my arms,
Faded the voice, warmth, whiteness, paradise -
Vanish'd unseasonably at shut of eve,
When the dusk holiday - or holinight
Of fragrant-curtain'd love begins to weave
The woof of darkness thick, for hid delight ;
But, as I've read Love's missal through to-day,
He'll let me sleep, seeing I fast and pray.



Passé le jour avec tous ses plaisirs !
Voix, lèvres, mains, et gorge plus encore,
Souffle, chuchotements, tendres soupirs,
Regard clair, forme pure, langueur du corps !
Passé le charme naissant de la fleur,
Passée la vue de mes regards enfuie,
Passés la forme serrée sur mon cœur,
Voix et chaleur, blancheur et paradis -
Trop tôt perdus à la chute du jour,
quand la sainte journée - la nuit sacrée
tisse l'odorant rideau de l'amour,
ombre épaisse pour un bonheur caché ;
Ayant lu de l'amour tout le bréviaire,
J'ai droit au sommeil, par jeûne et prière.

.

Hölderlin Andenken (traduction M.P.)



  
Der Nordost wehet,                               
Der liebste unter den Winden
Mir, weil er feurigen Geist
Und gute Fahrt verheißet den Schiffern.
Geh aber nun und grüße
Die schöne Garonne,
Und die Gärten von Bourdeaux
Dort, wo am scharfen Ufer
Hingehet der Steg und in den Strom
Tief fällt der Bach, darüber aber
Hinschauet ein edel Paar
Von Eichen und Silberpappeln ;

Noch denket das mir wohl und wie               
Die breiten Gipfel neiget
Der Ulmwald, über die Mühl,
Im Hofe aber wächset ein Feigenbaum.
An Feiertagen gehn
Die braunen Frauen daselbst
Auf seidnen Boden,
Zur Märzenzeit,
Wenn gleich ist Nacht und Tag,
Und über langsamen Stegen,
Von goldenen Träumen schwer,
Einwiegende Lüfte ziehen.

Es reiche aber,                                
Des dunkeln Lichtes voll,
Mir einer den duftenden Becher,
Damit ich ruhen möge ; denn süß
Wär unter Schatten der Schlummer.
Nicht ist es gut,
Seellos von sterblichen
Gedanken zu sein. Doch gut
Ist ein Gespräch und zu sagen
Des Herzens Meinung, zu hören viel
Von Tagen der Lieb,
Und Taten, welche geschehen.
Wo aber sind die Freunde ? Bellarmin           
Mit dem Gefährten ? Mancher
Trägt Scheue, an die Quelle zu gehn ;
Es beginnet nämlich der Reichtum
Im Meere. Sie,
Wie Maler, bringen zusammen
Das Schöne der Erd und verschmähn
Den geflügelten Krieg nicht, und
Zu wohnen einsam, jahrlang, unter
Dem entlaubten Mast, wo nicht die Nacht durchglänzen
Die Feiertage der Stadt,
Und Saitenspiel und eingeborener Tanz nicht.
Nun aber sind zu Indiern               
Die Männer gegangen,
Dort an der luftigen Spitz
An Traubenbergen, wo herab
Die Dordogne kommt,
Und zusammen mit der prächtgen
Garonne meerbreit
Ausgehet der Strom. Es nehmet aber
Und gibt Gedächtnis die See,
Und die Lieb auch heftet fleißig die Augen,
Was bleibet aber, stiften die Dichter. 




Repenser         trad. MP

Souffle le vent du Nord-Est
parmi les vents le plus aimé
pour moi promesse aux mariniers
d'esprit ardent de bon voyage.
Mais va-t-en maintenant saluer
la belle Garonne
et les jardins de Bourdeaux
là-bas
où le sentier se rend
à la rive effilée
et où le ruisseau tombe englouti dans le courant mais d'en haut
regarde loin un couple noble
chêne et peuplier d'argent ;
cela encore à moi se pense bien et puis comment
les ormeaux en bosquets baissent large leur cime
au-dessus du moulin
dans la cour toutefois un figuier qui s'accroît.
Les jours de fête vont
sur le sol soyeux
les femmes brunes
au temps de mars
quand la nuit et le jour sont semblables
et sur les sentiers lents
lourdes de rêves d'or
passent berçantes les brises.

Mais que me soit tendue
pleine de sombre lumière
par quelqu'un la coupe odorante
que j'en puisse faire mon repos car il serait doux
de sommeiller à l'ombre.
Il n'est pas bon
d'être sans âme
tout en pensées mortelles.
Ce qui est bon au contraire c'est
une conversation et de dire
le fond du cœur, et d'écouter beaucoup
sur les temps de l'amour
et les grandes choses ayant eu lieu.

Mais où sont les amis ? Bellarmin
et son compagnon ?
Plus d'un saisi de peur ne va jusqu'à la source ;
c'est que l'opulence commence
dans la mer. Eux
comme des peintres mettent ensemble
le beau de la terre et la guerre des ailes
ils ne la dédaignent pas
ni d'habiter des années durant solitaires
sous le mât défeuillé où la nuit ne se traverse pas
des lueurs des villes les jours de fête
ni des cordes qui jouent ni des anciennes danses de l'endroit non plus.

Mais maintenant c'est chez les Indiens
que les hommes sont allés
de cette pointe là parmi les souffles
de ces monts couverts de grappes
où la Dordogne vient
se composer avec la Garonne puissante
large comme une mer
évanouir son flot. Mais c'est elle qui prend
et qui donne mémoire la mer
et l'amour aussi s'applique à river les yeux.
Mais ce qui reste advient des poètes.

Mais où sont les amis ? Bellarmin
et son compagnon ?
Plus d'un saisi de peur ne va jusqu'à la source ;
c'est que l'opulence commence
dans la mer. Eux
comme des peintres mettent ensemble
le beau de la terre et la guerre des ailes
ils ne la dédaignent pas
ni d'habiter des années durant solitaires
sous le mât défeuillé où la nuit ne se traverse pas
des lueurs des villes les jours de fête
ni des cordes qui jouent ni des anciennes danses de l'endroit non plus.

Mais maintenant c'est chez les Indiens
que les hommes sont allés
de cette pointe là parmi les souffles
de ces monts couverts de grappes
où la Dordogne vient
se composer avec la Garonne puissante
large comme une mer
évanouir son flot. Mais c'est elle qui prend
et qui donne mémoire la mer
et l'amour aussi s'applique à river les yeux.
Mais ce qui reste advient des poètes.
  
   

vendredi 2 septembre 2011

L'oreille(r) de Stravinski


  
Stravinski affectionnait (ou affectait) parfois un certain rabaissement prosaïque de l'activité artistique (les excès du romantisme réclamaient compensation). 
On lui demandait pourquoi il changeait souvent de style. Il répondit, paraît-il, en substance, qu'en été, au lit, quand l'oreiller est trop chaud, on déplace sa tête pour trouver de la fraîcheur...
La comparaison a le double mérite d'être brève et parlante. On se lasse d'un style. Une façon de composer peut donner la sensation d'un chewing-gum délavé.... Mais cette image du chewing-gum est moins opportune que celle de l'oreiller. Car (au risque de surinterpréter) on pourrait dire que, sur l'oreiller, la place trop chaude abandonnée, au bout d'un moment, se retrouve fraîche, et peut donc de nouveau servir ; ce qui expliquerait que, parmi les innovations incessantes de Stravinski, on trouve aussi le néoclassicisme. 
  

dimanche 14 août 2011

Mallarmé et les chapeaux


enquête du Figaro sur le chapeau haut de forme (1897)
Opinion de M. Stéphane Mallarmé :

Monsieur,
Vous m'effrayez de toucher à un sujet tel. Ainsi vous avez remarqué - il ne vous a pas fui - que le contemporain portât, sur le chef, quelque chose de sombre et surnaturel. Ce mystère, vous prenez la belle audace de l'épuiser, peut-être, dans la colonne d'un quotidien : moi, il fournit, presque seul, voici des temps, ma méditation, et je n'estime à moins que plusieurs tomes d'un ouvrage compact, nombreux, abstrus, la science pour le résoudre et passer outre. On pourrait, croyez, omettre ici toute philosophie, inquiétante, de l'engin ou de la parure ou de quoi que ce soit que présente le ténébreux météore et se restreindre à un propos de chapellerie, comme l'indique excellemment le questionnaire ; par exemple, suggérez-vous, si ce complément moderne, dit haut de forme, hantera l'aurore du vingtième siècle. Quoi - il commence, seulement, dans sa diffusion furieuse, à faucher les diadèmes, les plumes et jusqu'aux chevelures : il continuera !
Monsieur (j'ajoute bas), du fait que c'est, à une date humaine, sur les têtes, cela y sera toujours. Qui a mis rien de pareil ne peut l'ôter. Le monde finirait, pas le chapeau : probablement même il exista de tous temps, à l'état invisible. Aujourd'hui, chacun ne passe-t-il pas à côté sans l'apercevoir ? 
 Néanmoins je dois dire que je le considère, chez autrui, avec qui il me semble faire un - et, me salue-t-on, je ne le sépare, en esprit, de l'individu ; je l'y vois, encore, pendant cette politesse. Immuablement. 
Apparu, l'objet convient à l'homme, évident autant qu'inexpliqué, ni laid ni beau, échappant aux jugements : Signe, qui sait ? solennel d'une supériorité et, pour ce motif, institution stable. 

[j'ai tendance à imaginer ce texte lu par M. Lonsdale]

A sa façon, Mallarmé a écrit le chapitre sur les chapeaux que, selon le personnage de Molière, Aristote aurait dû écrire. Cette page, merveille de finesse, d'humour, de profondeur, mériterait de longs commentaires (qui peut-être l'alourdiraient). 
Je me contente de quelques brèves remarques, à un seul niveau.

Mallarmé engage, avec un humour qui n'est certainement pas gratuit, des notions philosophiques, voire eschatologiques. Il mélange en effet de façon habile et paradoxale les divers concepts qui peuvent s’opposer à la “nature” (en quoi il est bien baudelairien). Son propos est de dire : l’homme n’est pas un être naturel. Aussi est-ce un technicien, un producteur d’artefacts comme le vêtement, le chapeau, qu'il porte sur lui-même comme emblème de cette condition et de cette faculté. 
L’homme y exprime donc aussi sa qualité d’être “culturel” : le chapeau est toujours présent, mais essentiellement variable selon les modes (voir “La Dernière mode”). 
Ces deux aspects se combinent pour dire que l’homme est un être qui dépasse la nature (“surnaturel”). 
Autrement dit : 
- Ah, vous aussi, vous avez remarqué cette étrange mode de ces derniers temps qui consite à poser un long tube noir sur la tête ? Eh bien cela veut dire que l'homme invente, qu'il invente des choses biscornues, et qu’il l’a toujours fait et le fera toujours. Le haut de forme est la figure actuelle de cette dimension de l’homme. On ne dévissera jamais de l’homme cette faculté de se déguiser, de se changer, de n’être pas comme un animal voué indéfiniment au même pelage, qui ne change éventuellement que malgré lui, au rythme des âges ou des saisons. L’homme est un être sans nature : il s’auto-invente, fût-ce sous les espèces apparemment frivoles de la mode. Et il en sera toujours ainsi, sous la forme d'un tube sombre ou sous quelque autre forme que ce soit.


lundi 1 août 2011

Jules Romains : le vanadium

  
Jules Romains... ?? Personne n'en parle. Qui le lit ? On ricane un peu de son unanimisme qui a le grand tort, pour le rêve, de n'avoir pas fait couler de grandioses torrents de sang. Il a de belles qualités d'écrivain qui ont le grand tort, pour la pensée, de ne pas donner lieu à des théorisations à perte de vue. 

Il a par exemple écrit cela, qui n'est pas si mal  :

« Autos Ford à 6900. Aciers au vanadium. Qu'est-ce que le vanadium ? Peu importe. L'âme de maintenant est de plain-pied avec ces mystères-là. Le vanadium, c'est l'angustura dans l'apéritif ; c'est la morsure dans la volupté. L'acier au vanadium, c'est de l'acier qu'on surexcite. Il faut que tout se surmonte, se dépasse. Il faut faire prendre à toute chose la gorgée d'alcool qui la soûlera. »
(Amours enfantines HBV fin 484 ; 1932)

Je signalerai d'autres petites choses, par ci par là... 
  

dimanche 31 juillet 2011

Onomastique littéraire : Queneau et la veuve Mouaque

   
L'onomastique littéraire n'est pas vraiment une drogue dure, mais tout de même, quand on y a touché, elle accroche pas mal son homme... 
Queneau, Zazie : "la veuve Mouaque". Bizarre patronyme. Dans son édition Pléiade, H. Godard dit avec raison :
- elle meurt en disant "moi qu'avais des rentes"
- elle se présente : "Je m'appelle Mouaque, comme tout le monde" ; c'est manifestement une allusion à Satie : "Je m'appelle Erik Satie, comme tout le monde"

Mézencor, mézoci... 

1/ ... La blague absurde de Satie se trouve selon moi très très enrichie, et acquiert une valeur linguistique, par un simple effet de prononciation, un très léger bégaiement : 
"Je m'appelle Mouaque, comme tout le monde"
"Je m'appelle moi c-comme tout le monde", car tout le monde s'appelle "moi". 
2/ Mouaque : moique : moi que : moi Queneau (moi que je m'appelle Que neau)

... Et, dans la foulée : la clausule zazique "... mon cul !" : 
Je n'ai pas vu (mais je n'ai pas tout lu) que cela peut s'écrire, triomphalement : 
"Mon Q !", mon initiale de Queneau, ma chère initiale, narcissiquement et ironiquement investie d'affects divers... Il avait anagrammisé son nom en un pessimiste "Ma queue dyra non" ; on peut songer aussi à "Raie mon Q (ueneau)"
Il avait prévu de faire apparaître l'auteur, sous le nom de Raymond Queneau, parmi les personnages, et de le faire discuter ferme avec Zazie. Ne le fait-il pas via la clausule ? Et ce, de façon probablement consciente : quand on a une telle initiale, on ne l'oublie pas quand on écrit le mot "cul".
 

Le clown et le Christ (Starobinski ; Grimm ; Rabelais)


Qui admire beaucoup châtie tout de même un peu. 
Dans l'excellent livre de Starobinski (excellent et Starobinski, cela fait pléonasme) Portrait de l'artiste en saltimbanque, je suis surpris par deux absences. L'exhaustivité n'est pas le but de l'auteur, et la richesse du livre dispense de se plaindre. 
.. Je trouve donc que manquent un peu : 

1/ un poème très connu (peut-être trop connu) de Michaux : Clown
(...) Avec la sorte de courage qu'il faut pour être rien et rien que rien.
(...) Vide de l'abcès d'être quelqu'un (...) A coups de ridicule, de déchéances 
(...) CLOWN, abattant dans la risée, dans l'esclaffement, dans le grotesque, le sens que toute lumière je m'étais fait de mon importance.
Je plongerai.
(...) A force d'être nul
Et ras
Et risible...

2/ un commentaire inséré par Grimm dans le Salon de 1767 de Diderot ( OC CFL t. 7 p. 49).  
A la page précédente, Diderot parle des portraits qui ont été faits de lui, qui ne le satisfont guère, et dit en revanche : 
« Celui qui voit mon portrait par Garand me voit. Ecco il vero Polichinello. » 
A quoi Grimm ajoute : 
« Le mot Ecco il vero Pulcinella me rappelle un conte de l'abbé Galiani. Un missionnaire ayant établi ses tréteaux sur la place de Saint-Marc à Venise à côté d'un joueur de marionnettes, celui-ci s'attira si fort la foule par le moyen de son Polichinelle que l'autre ne put jamais avoir un auditoire. La pauvre missionnaire épuisa toutes les ressources de sa rhétorique pour débaucher quelques spectateurs à son heureux voisin. Enfin, voyant qu'il n'y pouvait réussir, il tira un crucifix de dessous sa casaque et s'écria d'une voix pathétique et forte : Ecco il vero Pulcinella qui tollit peccata mundi. Venite et audite verbum domini ! »
Ces lignes, me semblent-il, mériteraient d'être plus connues, car elles font se relier deux mondes. 
L'un qui va du moyen-âge à la prédication classique : Dieu est très haut, il faut le mettre à portée du vulgaire par le moyen de Jésus, homme-Dieu, qui lui donne une apparence sensible ; il faut montrer Jésus pitoyable, rabaissé ; ce monde continue jusqu'à la spiritualité du XVII° et du XVIII° siècles (Malebranche). 
Mais, ici, avec l'anecdote de Grimm-Galiani, le rabaissement pathétique de Jésus humilié prend une nouvelle dimension. Ce qu'il y a de plus grand se manifeste par ce qu'il y a de plus bas. Il s'agit en même temps 
     - du topos, hérité d'Esope, de la foule qui néglige les choses sérieuses au profit de bouffonneries ... (est-il besoin de rappeler Rabelais, dans Gargantua : 
"Le peuple de Paris est tant sot, tant badaud et tant inepte de nature, qu'un bateleur, qu'un porteur de rogatons, un mulet avec ses cymbales, un vielleux au milieu d'un carrefour, assemblera plus de gens que ne ferait un bon prêcheur évangélique.")
     - et de ce nouveau topos (romantique) du visible inverse de l'invisible. Dieu non seulement s'est fait homme, mais s'est fait le dernier des hommes : Dieu s'est fait clown. On voit ici préfiguré le Christ romantique, non seulement faible et méprisé, mais ridicule, égaré. Et, symétriquement, on voit se profiler le clown comme Christ... 
Les Christs et les clowns de Rouault, Starobinski le montre bien, s'équivalent - et même, les clowns sont au fond plus christiques que les Christs... 


PS : il y a quelque chose de clownesque dans le visage de Rouault :

(source : Wikilivres)

mardi 5 juillet 2011

Rilke : Panther (traduction M.P.)



Der Panther
                    Im Jardin des Plantes, Paris
Sein Blick ist vom Vorübergehn der Stäbe
so müd geworden, daß er nichts mehr hält.
Ihm ist, als ob es tausend Stäbe gäbe
und hinter tausend Stäben keine Welt.
Der weiche Gang geschmeidig starker Schritte,
der sich im allerkleinsten Kreise dreht,
ist wie ein Tanz von Kraft um eine Mitte,
in der betäubt ein großer Wille steht.
Nur manchmal schiebt der Vorhang der Pupille
sich lautlos auf -. Dann geht ein Bild hinein,
geht durch der Glieder angespannte Stille -
und hört im Herzen auf zu sein.



La Panthère


                    Au Jardin des Plantes, Paris

Le long des barreaux elle a tant passé
que son œil si las sur rien ne se pose -
barreaux par milliers qui ont effacé
le monde derrière eux, et toute chose.

La force de son pas, douce cadence,
dans ce réduit se tourne et s'étourdit,
dessine un cercle où cette énergie danse :
un grand vouloir y reste abasourdi.

Si la paupière s'élève sans bruit,
alors une image va parcourir
du corps tendu les silencieux circuits,
de la pupille au cœur, pour y mourir. 


Poèmes de Rilke sur les animaux : 
voir Sonnets à Orphée  I-XVI ; I-XX ; II-IV       
à l'adresse :
https://sites.google.com/site/lesitedemichelphilippon/rilke-sonnets-%C3%A0-orph%C3%A9e-dossier




mercredi 29 juin 2011

Valéry / Melville : un parallèle


Pour Valéry, ce qu'on montre, du fait même qu'on le montre, est sans importance. L'important, on le cache prudemment. Valéry illustre cette idée par une image d'origine maritime (il aimait les bateaux, bien qu'il ne fût lui-même nullement marin) : ce qui se voit est "œuvres mortes", ce qui est caché est "œuvres vives" :

Valéry Mélange, Instants 1-393 :  
« La personne peut se comparer à un vaisseau dont la partie vulnérable et essentielle se trouve sous la flottaison. Ce que l'on voit est œuvres mortes, décoration possible. Les agitations de la mer découvrent en partie les œuvres vives, qui sont ici : la sensibilité des organes vitaux (sympathique et pneumogastrique) et les sources d'énergie profonde, le tout plus ou moins lié à quelques secrets. C'est là ce que guette et vise son ennemi intelligent. » 

L'idée est déjà chez Melville, avec une intéressante potentialité de généralisation : 

Melville La Vareuse blanche, chap "conclusion", Pléiade t. 2 p. 739, cité t. IV p. 1304 (notes s. Billy Budd) : 
« Vu de l'extérieur, notre bâtiment est un mensonge, car, du dehors, on n'en perçoit que le pont bien astiqué, ainsi que les planches de bordage, peintes et repeintes, situées au-dessus du niveau de l'eau ; tandis que la masse énorme de notre architecture, avec l'ensemble de ses magasins secrets, vogue à jamais au-dessous de la surface. »
« Outwardly regarded, our craft is a lie ; for all that is outwardly seen of it is the clean-swept deck, and oft-painted planks comprised above the waterline ; whereas, the vast mass of our fabric, with all its storerooms of secrets, for ever slides along far under the surface. »


lundi 16 mai 2011

Jünger, romantique froid



Jünger n'a rien d'un rationaliste, d'un homme des Lumières. C'est peut-être la raison pour laquelle il a si bien perçu, discerné, caractérisé le monde technique qui est l'extension universelle de la rationalité des Lumières : cela lui était suffisamment étranger, ou, plutôt, il en était assez éloigné pour que les grandes lignes lui en apparussent avec la netteté que donne la distance. Là aussi, les "bien que" sont des "parce que" inaperçus. 

Jünger est aux antipodes du rationalisme, et pourtant il n'est pas romantique, au sens où on l'entend souvent. Il voit partout des signes, des symboles ; il se délecte d'augures, il savoure des présages ; mais sa vision de la nature n'a pas le sentimentalisme naïvement empathique qui caractérise souvent les Romantiques. Il a de ces signes une vision moins finaliste, animiste, que symbolique. Le monde n'est pas pour lui une extension du moi, il n'est pas animé d'affects semblables à ceux de l'homme, mais il est le lieu d'apparition de Figures finalement très abstraites, très peu incarnées, très peu chaleureuses - rien qui s'émeuve ou qui larmoie. Ce que Jünger voit transparaître, c'est un Ordre, et non la palpitation d'une vitalité, d'une émotion. 
En quoi il ne fait peut-être que projeter sur le mode son propre style mental : assez froid, distancié, classique, sans pathos. Le caractère oraculaire ou augural qu'il aime à discerner dans les choses, les personnes et les événements, relève d'une structure, d'un dispositif, d'une harmonie cachée qui s'adresse au jugement. Il perçoit, il pressent des relations, des symétries, des parallèles ; non des chuchotements ni des confidences. Le monde a un langage, il est un langage ; mais le monde ne lui parle pas à l'oreille ; le monde dit, laisse entendre, parfois obscurément, parfois clairement  ; à bon entendeur, salut ; son langage n'est pas adressé. Jünger sait qu'il y a à interpréter, mais il sait aussi que cette interprétation ne saurait être le fait d'une subjectivité qui prend le mors aux dents. Il admire l'attitude apocalyptique de Bloy, il y voit dans une certaine mesure un modèle, mais il est loin pour sa part de se laisser entraîner par l'ardeur d'un tel feu. 


Source de l'image : Wikipedia

C'est par cette étrangeté à la fusion-effusion de lui-même et de la nature qu'il est si loin du tempérament romantique au sens usuel du terme. Son admiration de la nature n'a pas grand chose d'une empathie, d'une Einfühlung
Il s'agit donc d'une pensée très romantique en sa nature, mais dans un style mental foncièrement classique, rigoureux, médiatisé. Il voit tout à distance, y compris lui-même et les événements de sa vie. On peut le lui reprocher : son style ne vibre pas, sa pulsation ne s'emballe pas ; il est toujours posé. La vie est occasion d'apprendre, de déchiffrer, fût-ce très partiellement, des symboles. Jünger est singulier, pour un regard français en tout cas, car il est froid sur des thèmes que l'on associe souvent à la chaleur des passions. Rien d'échevelé chez lui. Pour déceler les symboles où le monde se laisse parfois deviner, il reste serein. Méfiance ! le cliché de la "sérénité gœthéenne" se profile dangereusement à l'horizon.
  

Rousseau : pureté, perfectibilité, pervertibilité


Pas de penseur plus compliqué, voire inextricable, que Rousseau : rapports entre la vie et l'œuvre, contradicitons et inachèvements de l'œuvre, falsification de la biographie, volonté de système et production disparate, équilibre mental précaire, position au foyer des contradictions du siècle, interprétations tendancieuses, récupérations politiques, interprétations psychologiques - tout complique tout. 
Si on le prend par le biais de l'érudition, il faut bien quinze ans pour s'en faire une idée précise. D'où l'utilité, pour le simple amateur, d'y repérer des lignes de force générales. 
Deux axes possibles, qui ne dispensent pas de la lecture et de l'approfondissement, mais qui permettent peut-être de ne pas demeurer enfoui dans les contradictions, dans les arbres qui cachent la forêt en même temps qu'ils la constituent. 
1. 
Selon l'image traditionnelle, Rousseau est l'homme de la Nature. Mais il est aussi l'homme de la Société - pas la société actuelle, qui est mêlée d'instincts naturels égoïstes et de pensées altruistes, mais la société du Contrat, toute altruiste. L'homme y retrouve une unité, une pureté qui était aussi, à l'autre extrême, celle de la Nature, occupée quant à elle des seuls instincts égoïstes. Dans les deux cas extrêmes, l'homme n'est pas divisé contre lui-même, n'est pas "contrarié" ; il peut donc y être heureux. Heureux dans la nature selon la bonté ; heureux dans la société selon la vertu. Si Rousseau déteste la société mêlée qui est la nôtre, et s'il vante tantôt la pure nature, tantôt la pure société, c'est qu'il n'est pas "penseur de la nature", mais d'une pureté qui se trouve à un niveau dans la nature, et à un autre niveau dans le Contrat. Le dénominateur commun, la basse continue de Rousseau, ce n'est pas la Nature, c'est l'Unité, la Pureté. Mais on a gardé le cliché de la Nature, plus commode pour l'imagerie. 

[ Soit dit en passant : mêmes remarques pour Valéry : on le dit intellectualiste. C'est pire que faux : c'est à moitié vrai. Valéry cherche la pureté de l'Intellect (Teste) ; mais il cherche tout autant la pureté de la sensation, il est un mystique de la sensation pure. Ce qu'il cherche, c'est la pureté, en un extrémisme, un purisme, qui peut trouver à se satisfaire dans la pensée sans la moindre sensation, aussi bien que dans la sensation sans la moindre pensée. Là aussi, Monsieur Teste fait image : c'est lui qui passe à la postérité. ]

2. 
Selon l'image traditionnelle, Rousseau critique la perversion de l'homme par les Lumières, les sciences et les arts. C'est vrai. Mais la position de Rousseau dans son époque s'explique par une raison plus profonde, plus générale. Le siècle a découvert que l'homme peut être amélioré, qu'il y a un progrès de l'humanité auquel il faut concourir. Mais Rousseau avertit : si l'homme peut être amélioré, c'est qu'il peut être changé. S'il peut être changé, c'est que sa nature n'est pas stable, pas définitive. Qu'il n'a pas de véritable "nature", au sens strict. 

Mais si l'homme, comme le dit l'optimisme du temps, peut être amélioré, c'est qu'il peut aussi être perverti. La possibilité de changer l'homme est possibilité de le changer pour le bien comme pour le mal. Là où l'époque s'émerveille de la "perfectibilité" (que Rousseau affirme), il faut voir aussi le danger de "pervertibilité". Si l'homme peut être modifié (ou se modifier), ce peut être pour le meilleur comme pour le pire. Rousseau veut faire contrepoids à un optimisme excessif, à un espoir unilatéral qui tend à enivrer les consciences. Le remède et le mal ne font qu'un. Rousseau reprend à propos de l'homme ce mythe que Platon évoquait à propos de l'écriture : comme toute technique, l'écriture est ambivalente, et peut être néfaste si on en use mal. L'homme lui-même devient un objet technique, comme le couteau qui peut servir à tailler ou à assassiner, comme l'écriture qui peut garder la mémoire ou figer la pensée. L'homme modifiable peut être modifié à moitié, et devenir un monstre, à la fois ancien et nouveau, sans unité, malheureux, entre deux chaises - cf. le point n° 1.


dimanche 17 avril 2011

Bizarres diagnostics

  
Ce dimanche, France-Culture, Diagnostic littéraire à l'aveugle

Ce qui m'a stupéfait, c'est que tous les participants se sont accordés sans discussion pour situer au XX° siècle un texte qui, malgré des discontinuités de style, présente des tournures qui relèvent sans équivoque du plus pur XVIII°. Ils ont probablement été obnubilés par le caractère passablement déchiqueté du moi et de la phrase. Mais il y a des inflexions de langage qui ne trompent pas (passages soulignés). 

« On se débat, c’est vous, c’est lui, c’est moi, c’est toi, non, ce n’est pas nous ; eh ! mais qui donc ? O bizarre suite d’événements! Comment cela m’est-il arrivé ? Pourquoi ces choses et non pas d’autres ? Qui les a fixées sur ma tête ? Forcé de parcourir la route où je suis entré sans le savoir, comme j’en sortirai sans le vouloir, je l’ai jonchée d’autant de fleurs que ma gaieté me l’a permis : encore je dis ma gaieté sans savoir si elle est à moi plus que le reste, ni même quel est ce moi dont je m’occupe : un assemblage informe de parties inconnues ; puis un chétif être imbécile ; un petit animal folâtre ; un jeune homme ardent au plaisir, ayant tous les goûts pour jouir, faisant tous les métiers pour vivre ; maître ici, valet là, selon qu’il plaît à la fortune ; ambitieux par vanité, laborieux par nécessité, mais paresseux… avec délices ! orateur selon le danger ; poète par délassement; musicien par occasion ; amoureux par folles bouffées, j’ai tout vu, tout fait, tout usé. Puis l’illusion s’est détruite et, trop désabusé… Désabusé…!  »

Dès les premiers mots, j'ai songé au ton et à la discontinuité de l'incipit de Jacques le Fataliste. Diderot m'a donc préoccupé l'esprit, sans pouvoir situer le personnage. Mais dans la suite, on ne peut plus "français XVIII°", j'ai songé à Marivaux, pour la fluidité de la langue, parfaite sans me moindre académisme, toute de naturel (élégance, galbe ; des morceaux de mobilier Louis XV...)

Sans compter (c'est le cas de le dire) cette pente l'octosyllabique qui caractérise notre idiome dans ce qu'il a de plus souple et svelte, oral et distingué, ce qui interdit d'y voir une traduction : 
ayant tous les goûts pour jouir 8
faisant tous les métiers pour vivre 8
maître ici, valet là 6
selon qu’il plaît à la fortune  8
ambitieux par vanité 7 (diérèse presque envisageable ambiti-eux)
laborieux par nécessité 8
mais paresseux… avec délices ! 8
orateur selon le danger 8
poète par délassement 8
musicien par occasion 7  (diérèse presque envisageable musici-en) 
amoureux par folles bouffées 8
Comment peut-on songer à de l'italien, sinon parce que c'est désinvolte dans la construction ? à du Shakespeare (là, je ne vois strictement aucune raison pour, et j'en vois quinze contre...). 
Bref, j'ai très vite songé à Beaumarchais car "Marivaux + Diderot", cela ne pouvait, chimiquement, que donner Beaumarchais. 
Flèche du Parthe : pour situer au XX° un texte où l'on dit "orateur selon le danger", il faut vraiment se laisser aveugler par la dislocation verbale (relative) et le morcellement du moi (qui ne date pas de Nietzsche). 
Mea culpa, je n'avais pas souvenir de cette tirade de Figaro, qui est pourtant très fameuse. Mais eux non plus. Cela console-t-il ? (allusion à Nietzsche : si je me compare...)


samedi 2 avril 2011

Tempe proustienne, tempe célinienne

  
Rien de tel qu'un même sujet pour faire percevoir, sans qu'il soit besoin d'explication, la différence des styles : 
Proust
À chaque nouvelle peine trop forte, nous sentons une veine de plus qui saille et développe sa sinuosité mortelle au long de notre tempe, sous nos yeux. Et c’est ainsi que peu à peu se font ces terribles figures ravagées, du vieux Rembrandt, du vieux Beethoven de qui tout le monde se moquait.
Céline
Ses artères, aux tempes, cela se voyait bien à la lampe, quand on s’en allait, dessinaient des méandres comme la Seine à la sortie de Paris. 
  

Platon typographe

  
Quand il s'agit de la reproduction mécanique des œuvres d'art, on court aussitôt à Benjamin, oubliant presque Malraux qui, dans une optique différente, a bien traité du problème. A fortiori, on oublie Gœthe, qui l'a signalé. 
Mais on ne rappelle que rarement que, bien avant les gravures dont Dürer a tiré un parti "commercial" qui montrait bien la perception fine qu'il avait de cette reproductibilité, il y eut, dès l'antiquité, un mode et un seul de reproduction en grand nombre, et aisément, d'une œuvre d'art : la frappe des monnaies et médailles. 
C'est peut-être anecdotique du point de vue de l'esthétique. Mais si l'on songe à Platon qui, pour ses modèles, dit le plus souvent "paradigme", mais aussi "type", "archétype"... L'Idée, la Forme est comparable au sceau, au caractère typographique, au dessin en relief sur matière dure voire inusable, qui pourra ensuite s'imprimer un nombre indéfini de fois dans une matière idoine (or ou bronze), on note que la reproductibilité de l'œuvre d'art se trouve au fondement de la métaphysique occidentale, à travers l'opposition / corrélation entre modèle unique parfait et copies multiples plus ou moins défectueuses, plus ou moins "belles". 
  

mardi 29 mars 2011

L'imparfait de Flaubert

  
Sur ce sujet, la concurrence, j'en conviens, est rude. Un autre MP en a déjà traité ; mais il reste à en dire, sans prétendre égaler, au moins sur un point limité, qui peut éclairer à sa façon la tonalité de Madame Bovary

L'imparfait, en principe, narre un action qui dure et pendant laquelle intervient une action plus brève, particulière, qui va constituer la narration à proprement parler. L'imparfait établit le cadre, le fond du tableau, sur lequel l'événement énoncé au passé simple constitue la forme. L'imparfait est comme le fond (Grund), le passé simple, comme la forme (Gestalt). 
Le modèle parfait (cf. un billet récent) en est fourni par l'incipit : 
Nous étions à l'étude [il ne se passe rien, banalité, ronron] 
quand le proviseur entra. [événement, histoire, intérêt]. 
(soit dit en passant : le décalage entre les deux tonalités affectives est rendu aussi par la féminine du premier membre de phrase étuuuuud' , qui semble se prolonger, proroger, indéfiniment, et par la masculine brève de l'irruption : entrA). 
Il y a discontinuité, mais ce ne peut être que sur fond de continuité. Inauguration sur fond de banalité. Quelque chose advient : enfin ! on va s'étonner, on va rire ! 

Mais l'imparfait a aussi une fonction fréquentative : il décrit alors ce qui se passe souvent, assez régulièrement, selon l'ordre général des habitudes. Il n'est donc pas en cela très différent de l'imparfait qui rend le fond morne des choses. 
(Binet) avait chez lui un tour, où il s'amusait à tourner des ronds de serviette dont il encombrait sa maison, avec la jalousie d'un artiste et l'égoïsme d'un bourgeois
= de temps en temps, assez régulièrement, assez fréquemment ; 
Cf. le fréquentatif anglais "to use to..." trop "fréquemment" rendu par  "avoir l'habitude de...", alors qu'un imparfait fréquentatif ferait très bien l'affaire. 

Flaubert associe parfois les deux fonctions (fond de tableau, et fréquentatif), tout en en biaisant les effets, et rend l'état d'esprit d'Emma, son ennui spécifique. 
L'imparfait est insistant : il nous présente un fond qui n'est que fond, qui se prolonge, qui dure, éternellement, qui n'est jamais rédimé par un passé simple salvifique. Il installe cruellement un non-temps : l'ennui.
Mais Flaubert parfois décrit des faits sur un mode fréquentatif alors qu'ils ne sont que des exemples de la banalité de la vie à Yonville. Le fait est banal ; il a pu, il a dû se produire ; peut-être plusieurs fois ; mais la vie est si morne qu'il semble que c'est la millième fois que cela se produit. La vie d'Emma est "un jour sans fin", un même jour, toujours recommencé, à quelques variantes insignifiantes près. Chaque fait qui se produit semble se reproduire, tant il est similaire à tous les faits qui composent la pauvre existence provinciale. Tout est marqué du sceau implicite de la répétition. 
Chaque petit fait est destiné à laisser entendre "... ou quelque chose de similaire, car de toute façon tout est similaire à tout." C'est un échantillon.
La banalité du fond est renforcée par les formes mêmes qui sont supposées se détacher sur lui, se faire remarquer, se singulariser, se faire remarquer, et qui ne sont ni singulières ni remarquables. Tout ce qui advient, terriblement répétable, rejoint le Grund. Ce n'est qu'un simulacre narquois de surgissement. 
L'imparfait nous fait attendre, avec Emma, un passé simple qui ne vient jamais ; ce serait, exemplairement, l'amour. La figure aimée surgit toujours au passé simple (on connaît le "Ce fut comme une apparition" de L'Education Sentimentale)

L'exemple le plus net de cette utilisation biaisée du fréquentatif me semble celui-ci : 
Elle dessinait quelquefois ; et c'était pour Charles un grand amusement que de rester là, tout debout, à la regarder penchée sur son carton, clignant des yeux afin de mieux voir son ouvrage, ou arrondissant, sur son pouce, des boulettes de mie de pain. Quant au piano, plus les doigts y couraient vite, plus il s'émerveillait. Elle frappait sur les touches avec aplomb, et parcourait du haut en bas tout le clavier sans s'interrompre. Ainsi secoué par elle, le vieil instrument, dont les cordes frisaient, s'entendait jusqu'au bout du village si la fenêtre était ouverte, et souvent le clerc de l'huissier qui passait sur la grande route, nu-tête et en chaussons, s'arrêtait à l'écouter, sa feuille de papier à la main
On conviendra que cette fin est étrange ; comme si, un très grand nombre de fois, ce clerc d'huissier était passé précisément sur la route, etc.... Ce n'est pas vraisemblable. Et c'est même comique (c'est du mécanique plaqué sur du vivant). Mais cet huissier en chaussons (très incongru), immobilisé, emblématise de façon caricaturale le rayonnement d'Emma.