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jeudi 22 décembre 2022

Auto-pastiches


Il y a peu, je citais Michaux : 

"Style : signe (mauvais) de la distance inchangée (mais qui eût pu, eût dû changer), la distance où à tort il demeure et se maintient vis-à-vis de son être et des choses et des personnes. Bloqué ! Il s’était précipité dans son style (ou l’avait cherché laborieusement). Pour une vie d’emprunt, il a lâché sa totalité, sa possibilité de changement, de mutation. Pas de quoi être fier. Style qui deviendra manque de courage, manque d’ouverture, de réouverture : en somme une infirmité."

http://lecalmeblog.blogspot.com/2022/10/sur-quelques-apophtegmes-de-michaux.html


Je l'appliquais particulièrement à Caillois, et disais : "C'est somptueux. Et, en même temps, c'est verrouillé dans sa perfection. C'est du métal du plus haut prix - et c'est toujours le même métal. Toujours noble de la même noblesse (et, quant au contenu, toujours juste de la même justesse)." 

J'aurais pu aussi, en partie, l'appliquer à Yourcenar (qui a d'ailleurs repris le fauteuil  académique de Caillois). La Yourcenar des Mémoires d'Hadrien surtout. 

Mais je voudrais ajouter un cas particulier : celui de Saint-John Perse. 

Perse n'est pas un classique au sens où il ne se situe pas dans une tradition d'écriture qu'il cultiverait à la perfection. Mais il s'invente un ton, un style, une beauté singuliers, parfaitement reconnaissables (trop reconnaissables) à travers chacune de ses pages – chacune de ses lignes. Puissante originalité, mais aussi, curieusement, puissante mono-tonie. C'est toujours la même grandeur, hauteur, la même ambiance minérale, désertique, aristocratique, dans un lointain et un passé mythiques. 

Au lieu d'être le classique qui frôle toujours le pastiche des grands auteurs, Perse est à lui-même son grand auteur, qu'il pastiche sans cesse. Ayant créé son ton, il est incontestablement original. Le reprenant ne varietur, il est son propre épigone, et, de ce point de vue chaque production nouvelle est paradoxalement redondante. D'ailleurs, nul auteur n'est plus aisé à pasticher que lui. 

C'est pourquoi j'aime autant (et même plus) La Ville que tout le reste, car c'est une musique originale, et moins complaisante, moins narcissique, et surtout moins reprise (ressassée ? radotée ?) que celle qui suivra. 

https://lelectionnaire.blogspot.com/2020/06/saint-john-perse-la-ville.html


L'académique est celui qui copie les grands modèles ; mais on peut être l'académique de soi-même, ce qui ne va pas sans une haute estime de soi qui est bien une dominante de la personnalité d'Alexis Leger. 


Dans la foulée, je songe à un cas qui comporte des aspects similaires, bien que l'artiste soit réputé pour son incessante inventivité : Picasso. 

Une anecdote : Picasso peint un tableau devant un amateur d'art, et le lui donne (ou vend) non-signé. L'amateur revient plus tard et lui demande de le signer. Picasso refuse, disant que c'est un faux ! -–Mais je vous ai vu le peindre ! – Oui, mais je fais souvent des faux… 

Je me demande si on peut comprendre ainsi la boutade : Picasso invente une forme ; là est la vraie nouveauté. Puis il produit à la chaîne quelques (?) tableaux selon cette trouvaille : pour lui, ce sont des pastiches, voire des faux, mais lui seul le sait vraiment. Puis il fait une nouvelle trouvaille, qu'il varie un peu en quelques exemplaires, etc. Il est donc à la fois créateur et pasticheur de lui-même. Mais il a eu le mérite d'inventer un nombre étonnant de nouvelles voies (nombre à multiplier par le nombre des faux-vrais Picasso). 



mercredi 21 août 2019

Saint-John Perse, pseudonyme



"Saint-John Perse", ce pseudonyme étrange et majestueux a suscité une foule d’interprétations. May Chehab, qui a consacré un article aux divers pseudonymes du poète (2012), avait aussi publié une étude sur Saint-John Perse et Nietzsche (2009), dans laquelle elle signalait opportunément une corrélation remarquable entre, d’une part deux formules de Nietzsche :
l’exergue du Gai Savoir :
« Jamais je n’ai imité personne »
+ la fin de Humain, trop humain : 
« Si un Dieu a créé le monde, il a créé l’homme pour être le singe de Dieu »

et d’autre part  les derniers mots poétiques de Saint-John Perse 
« Singe de dieu, trêve à tes ruses ! »

Saint-John Perse n’était guère un plaisantin - bien que Céleste pût considérer ses écrits moins comme des poèmes que comme des devinettes. Aussi est-il certainement illégitime, voire insolent, de le créditer, dans son nom même, d’une impeccable contrepèterie : 

Saint-John Perse
Singe de personne


... rappel : 
Dante, Enfer, fin du chant XXIX : "je fus de la nature bon singe" [trad. Portier] [di natura buona scimia]


mercredi 27 octobre 2010

Alexis Leger perce sous Saint-John Perse

  
On peut apprécier la poésie de Saint-John Perse sans trop aimer Alexis Leger. On peut ne pas trop aimer Alexis Leger et souhaiter lire une bonne biographie à lui consacrée, ainsi qu'une étude sur son action politique au Quai. Quand paraît le livre de Renaud Meltz (Flammarion 2008), on se réjouit donc. On se jette sur le pavé pour le dévorer (si l'on ose dire).
Hélas ! Plusieurs fois hélas !

1/ La prétendue "biographie de Saint-John Perse" est en réalité une étude historique très fouillée de la carrière de Leger. Travail d'histoire des relations internationales, tellement fouillé qu'il en devient trop copieux pour l'histoire littéraire. Marginalement, quelques remarques brèves sur le fait que ledit Leger écrivait. On est au courant de la moindre intrigue de couloir au Quai, mais on ne sait quasi rien de la vie du Secrétaire Général. On a seulement droit, pour commencer, à une longue étude psycho-historique sur les prétentions aristocratiques de Leger dans le cadre de ses origines créoles.  

2/ Il n'est pas de bonne méthode que le biographe se prosterne devant son biographé. Une certaine distance critique est souhaitable. Mais est-il pour autant souhaitable que l'étude soit animée par le parti-pris contre son objet ? Leger est un arriviste, qui est parvenu par brigue à des fonctions importantes, où il n'a eu d'action, même positive, que guidée par l'orgueil. En outre, à ses moments perdus, le diplomate aggrave son cas en écrivant des choses obscures qui n'intéressent que lui, et que, par acrobaties , il a réussi à faire nobéliser. Le parti-pris éclate si fort que le lecteur se surprend à vouloir prendre fait et cause pour Leger (entre autres, dans le cahier photographique, certaines légendes méritent d'être savourées pour leur merveilleuse objectivité...). 

3/ Le biographe n'est pas seul responsable. L'éditeur l'est aussi, de s'être prêté à cette entreprise en deux sens gauchie. Mais ne pas oublier la responsabilité des journalistes. Pour ce livre comme pour bien d'autres, ils font semblant de faire leur travail, mais ne le font pas. La plupart se contentent, n'ayant pas lu, de rappeler à propos de l'écrivain les anecdotes les plus éculées et les poncifs les plus polis par l'usage : il ne faut dire aux gens que ce qu'ils savent déjà, il n'y a que ça qui fait vendre. Ne pas les inquiéter avec de l'inédit ; renchérir sur les poncifs. On décore la biographie de quelques louanges bien générales, et le tour est joué. Bien heureux encore quand l'article semble succéder à une lecture, même rapide, du livre : deux "journalistes", à ma connaissance, font mention de l'attitude critique du biographe, et font plutôt l'éloge de cette "liberté d'esprit" la plupart ne signalent  pas le déséquilibre de l'entrepris. Ce déséquilibre est pourtant très voyant, du fait que, dans le titre, "Alexis Leger" en petits caractères et "Saint-John Perse" en gros caractères (cela constitue une arnaque destinée à faire vendre) ; au dos du livre, en caractères énormes "Saint-John Perse" tout court... Mais qui se soucie de vétilles typographiques à part quelques universitaires grincheux ?
Et, tant qu'on en est aux vétilles, le nom "Leger" est systématiquement orthographié "Léger". Est-ce légèreté ? volonté de banaliser le patronyme ? volonté de contrarier le biographé ? Au point où on en est, peu importe. 

En résumé, on se retrouve en position pire qu'avant : une grosse bio a été publiée ; peu importe qu'elle ne mérite pas son nom, cela rend très improbable la publication d'une autre qui ferait correctement son travail. Une étude sur la politique du poète a été publiée, et peu importe qu'elle soit partiale, cela renvoie aux calendes l'apparition d'une étude mesurée en attitude et en dimension. 


Le Quai d'Orsay (source : Wikipedia)
  

vendredi 26 mars 2010

Céline chez Saint-John Perse (!)


Saint-John Perse : Images à Crusoé (1909) :
 
La Ville

L'ardoise couvre leurs toitures, ou bien la tuile où végètent les mousses.
Leur haleine se déverse par le canal des cheminées.
Graisses !
Odeur des hommes pressés, comme d'un abatttoir fade ! aigres corps des femmes sous les jupes !
O Ville sur le ciel !
Graisses ! haleines reprises, et la fumée d'un peuple très suspect - car toute ville ceint l'ordure.
Sur la lucarne de l'échoppe - sur les poubelles de l'hospice - sur l'odeur de vin bleu du quartier des matelots - sur la fontaine qui sanglote dans les cours de police - sur les statues de pierre plate et sur les chiens errants - sur le petit enfant qui siffle, et le mendiant dont les joues tremblent au creux des mâchoires,
sur la chatte malade qui a trois plis au front,
le soir descend, dans la fumée des hommes...
La Ville par le fleuve coule à la mer comme un abcès...


Faisons comme si nous ne savions pas qui est Saint-John Perse, ce qu'est sa poésie, altière, élevée, aristocratique, grande, immense, royale... et autres ascensions mythiques et lexicales...
Reconnaîtrait-on le poète princier de la maturité dans ce désarroi d'un Crusoé ayant perdu son île fastueusement belle, sensuelle, odorante, se retrouvant dans la poussière noirâtre et la pauvreté triste et sale d'un port (c'est Bordeaux... ville où Hölderlin est devenu fou, et où Schopenhauer semble avoir esquissé sa conception du monde...).
 

Mais l'on apercevrait peut-être aussi, dans ce poème dépressif de 1909 une étonnante anticipation de thèmes céliniens, en formules qui "sonnent" déjà comme du Céline. Inattendu, isn't it ? Le fétide, le gras, le gris, le triste, le non-sens dégoûtant, l'image médicale conclusive de la purulence ontologique : cela sent son Bardamu, les banlieues, la crasse, la misère.
Jusque dans les tournures. Sortons-les du contexte :
...abattoirs fades
...aigres corps des femmes sous les jupes
...peuple très suspect
...la chatte malade
 Il est peu probable que le Docteur Destouches ait lu ces poèmes peu diffusés. Mais il écrit dans le Voyage : « ... c’est toujours la Seine à circuler comme un grand glaire en zigzag d’un pont à l’autre. »
La perte du paradis antillais aboutit, pour le jeune Leger, à un imaginaire parent de celui induit chez le jeune Destouches par le cataclysme de 1914. Mais Saint-John Perse a évolué dans un tout autre sens. On peut se demander s'il ne faut pas le regretter un peu, car cet échantillon ne manquait pas d'une paradoxale vigueur.

[entre nous : on voit aussi par occasion qu'un célébrissime poème bien-pensant, qui se singularise par sa niaiserie, a emprunté le procédé rhétorique (auquel il se réduit) à ce poème bien antérieur - et infiniment supérieur]