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vendredi 4 octobre 2019

Esthétique et érotique (exemples)


Renoir disait, selon le témoignage de son fils : « tout se peint. Bien sûr il vaut mieux peindre une jolie fille ou un paysage agréable. Mais tout se peint. »

Esthétique et érotique sont deux domaines, engageant deux plaisirs en principe très différents, mais qui présentent néanmoins de nombreux points de tangence. Ils sont donc toujours soupçonnables de quelque collusion sournoise. 
On pourrait en traiter sérieusement, théoriquement. Un jour peut-être… Mais c’est un sujet plaisant à considérer à travers des exemples, non exempts de sarcasme. 

Entrée en scène, par ordre chronologique : 
- le scandale du bal des QuatZarts (1893) à travers une présentation de Marc Lemonier (historien du sein) et un compte-rendu journalistique du procès.
- l’écho de faits divers de ce genre chez Feydeau (1908)
- deux passages de Marcel Aymé (auteur souvent sarcastique) en 1938 et 1939 (le second, plus mineur, juste pour le plaisir…)

Lemonier (Marc) : Histoire de seins : Cinéma, mythologie, histoire, littérature
« … un célèbre incident s'éta[i]t déroulé sur la place Blanche le 9 février 1893. Cette nuit-là, à la fin du Bal des QuatZarts, deux des filles accompagnant les étudiants, deux modèles nus, passablement éméchés, commencent à se disputer sur la beauté de leurs jambes, se proposant de demander l'avis du public en montant sur des chaises. Elles exhibent leurs mollets, ce qui ne suffit pas à les départager, puis leurs genoux, leurs cuisses. C'est alors qu'une troisième luronne reçoit les acclamations du public : elle grimpe nue sur une table... L'affaire était entendue.
Le sénateur Béranger, président de la Ligue contre la licence des rues, s'empara de l'affaire, ce qui lui valut le pseudonyme de ‘Père la pudeur’. L'impudente fut jugée et condamnée bien légèrement. »

Le Matin 24 juin 1893 Tribunal correctionnel de la Seine : 
« … Chaque atelier de l'Ecole des beaux-arts s'était fait représenter par un cortège spécial.
Mlle Sarah Brown représentait Cléopâtre, copie vivante du tableau du peintre Rochegrosse.
Mlle Roger, montée sur un âne blanc et tenant en mains l'équerre et le T symboliques, figurait l'Architecture.
Venait ensuite Mlle Denne dans le costume de Diane.
Mlle Manon, enfin, était dans un déshabillé des plus suggestifs.
Toutes ces dames qui, journellement, remplissent les fonctions de modèles dans les ateliers de nos artistes les plus célèbres, étaient loin de se douter qu'en se présentant sous de tels costumes dans un milieu artistique, elles offusquaient la morale et tombaient sous le coup de la loi pénale.
Les trois modèles sont ensuite interrogées, les filles déclarent que leurs costumes n'avaient rien d'indécent, il est possible qu'on ait vu leurs seins, mais elles étaient uniquement guidées par le sentiment du beau et de l'art.
Il y eut, disent les témoins, un véritable cri d'admiration au passage du cortège : c'étaient des tableaux vivants.
Mlle Denne, déclare un témoin à décharge, était dans un costume très convenable.
Elle avait des bas... (Rires dans l'auditoire) et une chemise.
M. Caran d'Ache, lui aussi, affirme que le cortège était magnifique et pas indécent du tout.
— Il est regrettable, dit M. Lagasse, que je ne puisse user du célèbre argument de l'avocat de Phryné, car ce serait certainement un acquittement.
Pour clôturer l'audience, le tribunal examine le cas de Mlle Manach.
C'est elle qui lors du banquet Lemardelay, fit le tour de la salle toute nue, montée sur les épaules d'un de ces messieurs.
C’était après avoir bu force champagne qu'elle accepta le pari de quinze louis qu'on lui faisait. Elle fut déshabillée par dix des convives appartenant au sexe fort.
II y avait là 273 femmes et 20 hommes. La note, y compris la casse, s'était élevée à 3.505 francs.

Feydeau, Feu la Mère de Madame :
Lucien […] Enfin, c’était convenu que je rentrerais tard, puisque j’allais au bal des Quat’ Z’arts ! Je ne pouvais pourtant pas le quitter avant qu’il fût commencé…
Yvonne, […] Qu’est-ce qu’ils ont dû penser de toi aux Quat’Z'arts !… en te voyant, toi, un homme marié ! […]
Lucien Si tu ne comprends pas qu’un homme a besoin, pour ne pas s’encroûter, de tout voir, de tout connaître… pour former son esprit… ! […]   je suis plus artiste que tu ne crois ! Aussi, comme artiste, est-il tout naturel que j’aille chercher des sensations d’art.
Yvonne. — Allons ! allons ! dis que tu vas chercher des sensations, un point, c’est tout ! Mais ne parle pas d’art ! […] ; cite-m’en donc une, de tes sensations d’art ! […]
Lucien — Je n’ai que le choix… Tiens, par exemple, quand on a fait l’entrée d’Amphitrite. […] Oui, eh bien ! quand le cortège a fait son entrée, ça, ç’a été une sensation d’art ! Un modèle admirable, complètement nu, dans une coquille nacrée, portée par des tritons et des sirènes !
Yvonne, pincée. — Une femme toute nue !
Lucien. — Toute nue.
Yvonne. — C’est du propre !
Lucien, très posément. — Eh bien ! justement, c’est ce qui te trompe ! Il n’y avait rien d’inconvenant. […]
Yvonne Enfin, quoi, une chose est inconvenante ou elle ne l’est pas.
Lucien. — Elle ne l’est pas quand c’est des modèles !… Et celui-là : une ligne !… et des seins, ah !… comme je n’en ai jamais vu ! […]
Yvonne. — Ah ! non, ce serait trop raide que tu ailles t’exciter sur une autre et que ce soit moi après ça… ! Ah ! non !… Je ne joue pas les doublures, moi !


Aymé, Le bœuf clandestin [1939] chap. III Pléiade t.2 p. 809-810 :  
« Tout en remuant son café, il regardait un tableau suspendu au mur dans un grand cadre doré. C'était une femme nue de Bouguereau, ayant servi d'étude pour une vaste composition traitant la mort de ce pauvre Orphée déchiré par les bacchantes. Il trouvait toujours un plaisir très vif dans la contemplation de cette peinture. Plaisir esthétique d'abord. C'était joli, cette bacchante au corps souple, qui brandissait une baguette, et émouvant aussi quand on pensait à la menace contenue dans ce geste gracieux. Mais ce qui aiguisait encore le plaisir, c'était de réfléchir à l'art et à l'initiation artistique qui confère à un honnête homme l'étrange privilège de pouvoir regarder en présence de sa famille l'image d'une femme nue sans être soupçonné d'une arrière-pensée obscène ou simplement égrillarde. Pourtant, lorsqu'il parvenait à abstraire ses pensées en reléguant sa sensibilité artistique, il lui fallait bien s'avouer que cette nudité était quelque chose d'assez inconvenant et, en somme, d'un peu malpropre. Alors, il éprouvait un vif sentiment de fierté à se dire qu'il était capable de n'en apercevoir que la beauté. »

Aymé, Gustalin [1938] chap. V : 
« Et puis, cette façon de parler des anges… je vous assure, tout le monde s’est regardé. Petits culs roses ! Non, c’est insensé. Petits culs roses !… Oh ! je sais bien, vous avez mis dans cette réflexion une intention artistique. En réalité, ils y auront vu une obscénité. Moi-même qui ne crois pas aux anges, je vous avoue que ces culs m’ont choqué.  »





lundi 12 avril 2010

Poésie païenne, foi chrétienne : Guérin / Mauriac


Mauriac éprouvait pour Maurice de Guérin une amitié fondée sur une réelle parenté d'âme. Une même sensibilité exacerbée, certes, mais surtout un commun déchirement entre foi catholique et sentiment païen, panique, de la nature. Mauriac, comme Guérin, se fond dans la Nature, laissant s'estomper les frontières entre intérieur et extérieur, entre moi et monde. Tous deux embrassent avec ferveur des arbres qui leur sont sacrés. Mais le disparate est grand, et le choix serait écartèlement. On voit dans "Le Sang d'Atys" de Mauriac d'étranges contorsions entre mythologie et christianisme, et l'auteur finit par choisir le catholicisme qu'on sait, sans renoncer tout à fait à ces effusions passablement superstitieuses. Dieu dans la Nature, Dieu à travers la Nature, Dieu après la Nature, La Nature sans Dieu... les équivoques menacent toujours.

Guérin quant à lui penchait plus, semble-t-il, vers le panthéisme que vers le christianisme. Ses rares poèmes publiés sont tout mythologiques (et quelque peu autobiographiques). La fin de son "Cahier vert" (texte - et non pas œuvre - merveilleux, d'une poésie frémissante entre Keats et Amiel), où il s'achemine vers l'écriture, tend bien peu à l'adoration du Crucifié.

(en passant : ... La dernière page de ce cahier ressemble assez à une esquisse du "Bateau ivre" ("Je ne sais quel mouvement de mon destin m'a porté sur les rives d'un fleuve jusqu'à la mer... "). Rimbaud aurait-il eu en main les textes de Guérin procurés par Trébutien en 1861 ? Les érudits (Etiemble ?) le savent peut-être, ayant dû éplucher les bibliothèques d'Izambard ou Demeny.)

Or le Guérin de Mauriac est souvent lié à sa sœur Eugénie, bien plus tournée vers la foi, et s'efforçant d'y maintenir ou d'y faire revenir le frère aimé. Mauriac ne peut aimer sans péché qu'un Guérin catholiquement présentable. Pour Mauriac, Eugénie joue auprès de Maurice un rôle assez analogue à celui que joue, pour Claudel, auprès d'Arthur, Isabelle Rimbaud.

Mauriac trouve en Guérin l'exemple de la difficulté à être un poète chrétien : il faut dépouiller le vieil homme ; mais c'est alors rejeter la sensualité de la nature, la volupté d'être au monde, de baigner (effusion, délicieuse confusion, Einfühlung) dans un réel fait de sensations, de qualités valant par elles-mêmes. Adorant la création, savourant les créatures, on adore le créateur, certes, mais c'est là le dangereux argument de Tartuffe. Guérin, vide, ouvert à tous les vents qui soufflent à travers lui, est l'homme (le mot est trop solide, trop compact) de l'accueil. Mais accueil à quoi ? au vent qui souffle sur la terre ou au souffle de l'Esprit sur les âmes ? Il faut une intercession féminine pour bénir cette porosité, en garantir la sainteté. Car peut-on, en chrétien, croire à la valeur d'un accueil qui ne soit fruit de nulle ascèse, mais disposition innée de l'âme singulière qui, malgré la belle gratuité de sa complexion, n'a qu'à se laisser aller à sa pente ? Une disponibilité qui non seulement n'a pas à se mériter, mais encore qui ne fait que procurer des délices, voilà qui est suspect (tel n'est pas le problème claudélien : pour Claudel, la nature est divine, chrétienne, et sa profusion chante l'Eternel, que chantera à son tour l'écriture torrentielle du poète).

Mauriac abandonnera la poésie en son sens usuel pour se faire, selon la recommandation de Huysmans, "puisatier d'âmes". Façon de vérifier sans cesse le fond de mauvaiseté de l'homme et, peut-être, de compenser par le tableau de l'abjection cette exultation sensuelle-mystique, trop douce pour être honnête.


Compléments : 
1/  Amiel, sur Guérin, 12 janvier 1866 :
"Qu'à sa mort, il ait été chrétien et catholique, et que sa famille ait tenu à le dire et à le redire, son talent a eu une inspiration tout autre, et aucun des bons juges ne s'y est trompé."

2/ Goncourt Journal éd. Cabanès t.3 p. 560 : "Guérin me fait l’effet d’un homme qui récite le credo à l’oreille du grand Pan, dans un bois, le soir. Dans Eugénie, il y a comme un onanisme de piété."