vendredi 11 juin 2010

Finir en douceur, finir en fanfare 1 (Rimbaud, Valéry)


Le jeune Valéry était passionné de Rimbaud. On le sait peu. Il hésitait à choisir entre le modèle Mallarmé et le modèle Rimbaud. Il fit bien de choisir le premier, car son système nerveux n'aurait certainement pas résisté au second. Parmi les notes de jeunesse, une copie intégrale du Bateau ivre, soulignée, annotée etc. Et la dernière strophe, rayée. Probablement parce que le Valéry de 19 ans, comme quelques autres, préférait la fin "en douceur", magiquement délicate et murmurée, de la pénultième, à la dernière, trop orchestrée, cuivrée, politisée (à la Vallès), trop ostensiblement mâle, conclue par le double coup de canon des "pONtONs", homologue des deux "trOUs rOUges" du Dormeur du val. 

Si je désire une eau d'Europe, c'est la flache !   
Noire et froide où vers le crépuscule embaumé
Un enfant accroupi plein de tristesses, lâche
Un bateau frêle comme un papillon de mai.  

Je ne puis plus, baigné de vos langueurs, ô lames, 
Enlever leur sillage aux porteurs de cotons,  
Ni traverser l'orgueil des drapeaux et des flammes, 
Ni nager sous les yeux horribles des pontons. 

Le Cimetière marin saura, après l'ivresse finale, retrouver le calme du début en un merveilleux pianissimo :

Ce toit tranquille, où marchent des colombes,
Entre les pins palpite, entre les tombes [...]

Le vent se lève !... il faut tenter de vivre !
L'air immense ouvre et referme mon livre,
La vague en poudre ose jaillir des rocs !
Envolez-vous, pages tout éblouies !
Rompez, vagues ! Rompez d'eaux réjouies
Ce toit tranquille où picoraient des focs !

Mais un autre poème, et non le moindre, suscite quelques perplexités. La  rédaction de La Jeune Parque se déroula (longuement) en relation amicale avec Pierre Louÿs. Valéry, ennemi de la Muse, voulait que tout y fût pensé, construit, fabriqué, et que rien n'y fût trouvé, donné. Lucidité d'abord. Le poème était en principe terminé, sur un retour au calme après la tempête : 

Alors, malgré moi-même, il le faut, ô Soleil,
Que j'adore mon cœur où tu te viens connaître,
Doux et puissant retour du délice de naître.

Merveille de discrétion, de Dämpfung, dont il y aurait beaucoup à dire. Mais passons.
On le sait par les lettres à Louÿs, un étrange phénomène se produisit. Valéry, dans la rue, obsédé depuis des années par le chant de sa Parque, reçoit d'un coup trois vers tout faits, donnés :

Je te chéris, éclat qui semblais me connaître,
Et vers qui se soulève une vierge de sang
Sous les espèces d'or d'un sein reconnaissant.

Et il décide de les adjoindre à son grand poème :

J’ajoute (pour Poétique) que ces trois vers : Je te chéris, éclat... reconnaissant,  me sont venus il y a 15 jours, tout rôtis, de la Muse, sans attente ni provocation, et dans la rue. Je leur ai fait une place. Et il m'apparut de suite après, que leur admission immédiate, presque irréfléchie dans mon texte était le résultat de cette récente proclamation des Droits de la Muse. Une espèce de suggestion m'a imposé de ne pas avoir même l'idée de discuter.

Deux problèmes : l'un historique, l'autre esthétique. 
Problème historique : la citation ci-dessus est celle donnée en note par la Pléiade de J. Hytier. Elle semble évoquer, comme raison de cet accueil, la "Poétique" que Valéry enseignera plus tard au Collège de France. Or il n'en est rien. L'édition de la Correspondance à trois (Valéry, Gide, Louÿs), très précise, écrit

pour Poëtique

Le tréma n'est pas un détail insignifiant : il renvoie non à la science valéryenne de la production lucide, mais à l'opuscule récent de Louÿs, archaïquement orthographiée "Poëtique" (il aimait les trémas superflus), dans lequel il défendait une conception inspirée de la poésie, de la visitation par la Muse, de la passivité du poète, aux antipodes des thèses de son ami. 
On dispose en effet d'un brouillon-variante de Valéry ainsi libellé :

J'ajoute (pour Poëtïque) que ces trois vers .... me sont venus comme des champignons, il y a quinze jours, tout faits par la Muse et sans liaison attendue ou demandée avec le reste. Je leur ai fait une place. ET IL EST SUR QUE LES DROITS DE LA MUSE PROCLAMES DANS POËTIQUE ONT ETE ADMIS SANS CONTESTATION DANS CETTE OCCASION A CAUSE DE LA RETENTISSANTE ET RECENTE PROCLAMATION SUSMENTIONNEE

Une fois faite cette rectification historique, le problème esthétique se pose, et il n'est pas mince. Valéry accueille ces vers (en les modifiant un peu) en péroraison de son œuvre essentielle, pour des motifs d'hommage aux thèses d'un ami, thèses absolument antipodiques des siennes. Il conclut en fanfare par un désaveu de toute sa doctrine. L'amitié est une grande chose, mais tout de même... 
Il est probable que Valéry s'expliquait très bien le surgissement de ces vers dans son discours intérieur : au bout de plusieurs années, le cerveau finit par être en état de fonctionnement permanent, obsédé par l'alexandrin, il baigne dans l'acoustique de la Parque, ce qui explique ces venues subites. Mais Valéry se gardait bien de les conserver. 
L'origine de ces vers, qui devait les disqualifier, n'a pas empêcher Valéry de les placer au plus haut point de son œuvre. 
Mais il y a pire que cette incohérence théorique que je ne m'explique pas (comme toujours, il faudrait lire tout ce qui a été écrit sur la Parque, et ce n'est pas peu) et qui, au fond, est assez secondaire par rapport à la beauté de l'œuvre. Il y a une incohérence stylistique qui, elle, est dommageable à la beauté et à la cohérence de l'œuvre. La première fin :

Doux et puissant retour du délice de naître.



était féminine, racinienne, tendre, évanescente et berceuse.
La fin finale, si l'on ose dire :

Feu vers qui se lève une vierge de sang
Sous les espèces d'or d'un sein reconnaissant.

est grandiose, orchestrale, cuivrée. Ce n'est plus Racine ; c'est Leconte de Lisle. C'est à la rigueur néoclassique (mot trop employé à propos de Valéry, car il n'est que rarement justifié). Mais cela fait à l'évidence pièce rapportée. Le pianissimo d'alto fait place aux trombones. La fin de la Parque est un consentement, non un triomphe. Et Valéry a en quelque sorte "gâché" son Grand Œuvre par l'ajout de deux vers, très beaux en eux-mêmes, mais en principe irrecevables pour lui en raison de leur origine "inspirée", et (rançon probable de cette origine autre) d'une acoustique qui fait un disparate (et comment pouvait-il terminer sa Parque autement que par une rime féminine ?).

Volonté délibérée, masochiste, de gâcher ce qui est trop beau ? Hypothèse facile, et qui convient mal à Valéry. Régression à son ancienne conception du "dernier vers sonore et plein". Récidive, en tout cas, de l'erreur remarquée chez Rimbaud dès l'adolescence, et donc commise en toute connaissance de cause. 
Video meliora proboque ; deteriora sequor, comme on dit. Je vois le meilleur, je l'approuve ; je fais le pire. Valéry, comme bien d'autres, n'a pas été exempt de cette tendance. La Parque elle-même est la publication qui se fonde sur un décret de ne pas publier, le poème de celui qui a décidé de ne pas être poète. La parole de celui qui a juré de se taire. De même, dans sa vie affective, Valéry a juré de ne plus jamais tomber amoureux (la fameuse "nuit de Gênes"), et, après une longue obéissance à son serment, il l'enfreint en 1920, puis l'enfreindra à répétition ensuite, avec une constante et terrible componction (voir les extraits des Cahiers regroupés sous la rubrique "Eros"). 
Le serment enfreint annule toue la valeur du temps où il a été tenu ; la Parque le dit (plus raciniennement que Racine) :

Ne fûtes-vous, ferveur, qu'une noble durée ?