dimanche 19 décembre 2021

L'expert flou


Presque tous les 'spécialistes', les 'experts' etc. qu'on entend dans les média tiennent par-dessus tout à n'avoir pas l'air professoral (horresco referens !), et pour cela emploient à tout propos et hors de propos des expressions imagées, populaires, argotiques, fun, trendy etc. Un propos, ostensiblement flou dans sa forme, peut se permettre de l'être dans son contenu - et passez muscade ! Un propos sérieux, univoque, dosé, serait bien peu sexy, bien peu glamour pour un public camé au fun depuis des décennies. 

Il serait facile de démontrer comment, aidées par la rapidité de l'oral, ces tournures approximatives, ces métaphores douteuses, ces locutions au sens vacillant, ces formules de comptoir permettent d'entrelarder un discours de jugements de valeur, de morale, d'idéologie, de parti-pris politiques etc. 

Mais ne considérons pour l'instant que le flou du propos, sur un exemple très neutre et très anodin en apparence. 

Que signifie la formule "Z est  un pion dans le jeu de X" ? 

- Z joue (volontairement, ou non ?) un rôle en faveur de X

- Z joue un rôle mineur (ce n'est qu'un pion)

- Z est manipulé par X (il est passif, éventuellement idiot utile)

- Z joue un rôle important ; si on connaît les règles du jeu d'échecs, on sait que le pion avancé ne peut plus reculer, qu'il fixe, qu'il cloue.

Entre les interprétations possibles, l'auditeur peut faire son shopping (de préférence selon ses préjugés). Il ne reçoit pas un message univoque et responsable de son sens ; on lui donne (cadeau !) le choix entre des degrés de plausibilité dans l'éventail des sens de ce qui lui est dit par l'expert. 

Très commodes, ces formules à l'emporte-pièce qui permettent de masquer la faiblesse de la pensée et (ce qui n'est pas du tout incompatible) de faire une propagande par le flou.



L'opinion de l'instant


La pensée dite "du soupçon" est déjà présente, discrètement, chez Voltaire. Les bonnes conditions de vie inclinent à avoir une philosophie optimiste ; cf. Candide, chap. XX "quand il songeait à ce qui lui restait dans ses poches, et quand il parlait de Cunégonde, surtout à la fin du repas, il penchait alors pour le système de Pangloss". Ce "surtout à la fin du repas" est délicieux ; une bonne digestion est une sorte de paix avec soi-même et avec le monde ; d'où le sentiment que le monde est bon. Autre soupçon (bien connu) de pensée du soupçon chez Montaigne I, XXVI : " A qui il grêle sur la tête, tout l'hémisphère semble être en tempête et orage." À voir ces deux formules, on pourrait se demander (simple hypothèse) si le soupçon de jadis ne portait pas surtout sur des conditions provisoires de celui qui juge (bonne digestion, grêle), plus que sur ces conditions globales, sociales surtout, qui seront en revanche mises en valeur par les pensées du soupçon proprement dites, au XIX° et au XX° siècles. On insistait jadis sur les biais (come on dit maintenant) apportés par la fugacité. 

 De même Montesquieu, Lettres persanes, 75 : "Je crois à l'immortalité de l'âme par semestre ; mes opinions dépendent absolument de la constitution de mon corps ; selon que j'ai plus ou moins d'esprits animaux, que mon estomac digère bien ou mal, que l'air que je respire est subtil ou grossier, que les viandes que je digère sont légères ou solides, je suis spinoziste, socinien, catholique, impie ou dévot." 

De même pour les choix essentiels de la vie. Les Anciens décidaient si l'homme devait ou non se marier. Mais Fontenelle, à qui l'on demandait s'il n'avait jamais songé se marier, répondait : "Quelquefois, le matin..."