lundi 23 mars 2020

Le lecteur de Giono, de Nabokov et de Queneau.



Un universitaire décrit la position inconfortable et délicieuse du lecteur de Giono plongé par exemple dans l'énigmatique Un Roi sans divertissement ; cela vaudrait aussi bien pour le lecteur de Nabokov ou de Queneau :

« On peut avoir le sentiment de faire partie des happy few, de ceux qui auront les clefs pour comprendre, parce qu’on a réussi à en deviner quelques-unes ou qu’on a les moyens d’accéder à des lectures dites « savantes » qui permettent de comprendre celles à côté desquelles on était passé. Mais le lecteur modeste ne peut pas manquer d’être pris dans le vertige des clefs, des clins d’œil : si d’autres n’ont pas su voir les clefs que je vois, si moi-même n’en avais pas repéré sans l’aide du paratexte, combien d’autres clefs sont données dans le texte, qui seraient indispensables à la construction du sens, et que mes déficits culturels m’interdisent de voir ? On ne peut que se demander sans cesse à côté de quoi on passe, se dire que d’autres indices sont déposés qui seraient éclairants mais qu’on ne sait pas déchiffrer. En clair, le lecteur ne peut pas ne pas se dire qu’il est toujours en train de passer à côté du sens. »

Jacques Dumotier, Une chronique incertaine [« Poétique » 2005/1 n° 141]


dimanche 22 mars 2020

Rilke : Der Panther (traduction M.P.)



Rilke, La Panthère, Nouveaux Poèmes, I (1902) [traduction M.P.] : 

Au Jardin des Plantes, Paris

Le long des barreaux elle a tant passé
que son œil si las sur rien ne se pose -
barreaux par milliers qui ont effacé
le monde derrière eux, et toute chose.

La force de son pas, douce cadence,
dans ce réduit se tourne et s'étourdit,
dessine un cercle où cette énergie danse :
un grand vouloir y reste abasourdi.

Si la paupière s'élève sans bruit,
alors une image va parcourir
du corps tendu les silencieux circuits,
de la pupille au cœur, pour y mourir. 



Rilke, Der Panther, Neue Gedichte, I (1902) : 

Im Jardin des Plantes, Paris

Sein Blick ist vom Vorübergehn der Stäbe
so müd geworden, daß er nichts mehr hält.
Ihm ist, als ob es tausend Stäbe gäbe
und hinter tausend Stäben keine Welt.

Der weiche Gang geschmeidig starker Schritte, 
der sich im allerkleinsten Kreise dreht,
ist wie ein Tanz von Kraft um eine Mitte,
in der betäubt ein großer Wille steht.

Nur manchmal schiebt der Vorhang der Pupille
sich lautlos auf -. Dann geht ein Bild hinein,
geht durch der Glieder angespannte Stille -
und hört im Herzen auf zu sein.


jeudi 19 mars 2020

Beethoven, Baudelaire : effacement de l'artiste


Beethoven trouve un monde musical valorisant l’unité, la continuité, la souplesse des transitions (sauf le Sturm und Drang). Il commence par reprendre, à travers Haydn et Mozart, cette esthétique ‘classique’. Puis il passe à des discontinuités inspirées du Sturm und Drang, fondées sur les passions et leurs changements abrupts : volonté, combat, héroïsme, etc. Puis il libère la discontinuité, les ruptures, de cette motivation psychologique, les épure et les élève au statut d’innovations formelles, qui n’ont plus de signification affective. Il a pris appui sur une innovation suggérée par le non-esthétique des passions qui auront été le fourrier, la gangue provisoire, le prétexte de la musique nouvelle, intrinsèquement hardie, qui n’est donc plus romantique, mais moderne, anonyme, pure. 
Il semble bien qu’il y ait un schéma commun aux grandes évolutions : on a eu tendance à porter l’attention sur l’aspect héroïque de Beethoven, qui n’est esthétiquement que transitoire, de même que n’est au fond que transitoire, dans l’histoire comtienne de l’esprit, l’étape intermédiaire ‘métaphysique’ entre le point de départ ‘théologique’ et le point d’arrivée ‘positif’. 
Cette tripartition beethovénienne, qui est en elle-même un parcours (héroïque et sacrificiel) du classicisme à la modernité, cette double révolution, trouverait un analogue littéraire chez Baudelaire, qui est profondément classique (‘racinien’ selon Proust), mais aussi romantique (L’Albatros), et surtout moderne, impersonnel, émacié (Pluviôse) : le moi s’efface devant le langage et rend possible l’entreprise mallarméenne : « L’œuvre pure implique la disparition élocutoire du poëte, qui cède l’initiative aux mots ». 

mardi 3 mars 2020

Hölderlin : Moitié de vie (traduction M.P.)


Chargée de poires d'or
Et couverte de roses,
La terre dans la mer,
Vous cygnes soyeux,
Ivres de baisers
Vous plongez la tête
dans l'eau saintement sobre.

Pauvre de moi, où trouver, quand c’est
L’hiver, les fleurs, et où
Le clair soleil,
Et l’ombre de la terre ?
Glacés, les murs se taisent,
Dans le vent
Claquent les drapeaux.


Hälfte des Lebens (1804)

Mit gelben Birnen hänget
Und voll mit wilden Rosen
Das Land in den See,
Ihr holden Schwäne,
Und trunken von Küssen
Tunkt ihr das Haupt
Ins heilignüchterne Wasser.

Weh mir, wo nehm ich, wenn
Es Winter ist, die Blumen, und wo
Den Sonnenschein,
Und Schatten der Erde ?
Die Mauern stehn
Sprachlos und kalt, im Winde
Klirren die Fahnen.