dimanche 29 septembre 2019

Nabokov : Lolita endormie et la Marquise d’O…


Quand on évoque Kleist à propos de Nabokov, c’est le plus souvent à propos de « Mademoiselle O », nouvelle écrite en français. On y voit sans peine un écho de la nouvelle de Kleist « Die Marquise von O… » (Nabokov ne reprend pas les points de suspension ; le nom de la préceptrice se résume à cet O vide en exil parmi les sites glacés). 
Mais le thème de la nouvelle de Kleist se retrouve (sans allusion au nom du personnage), assez nettement, dans une rêverie de Humbert Humbert. 

Histoire (résumée) de la marquise : sur le point d’être malmenée par des soudards, elle est sauvée par un noble jeune officier et perd connaissance. C’est là que le fameux tiret marque l’absence à soi de la jeune femme. Par la suite, elle se trouve enceinte, certaine pourtant de n’avoir pas connu d’homme - situation inédite depuis 18 siècles. Elle publie une petite annonce demandant au père éventuel de se désigner. C’est (O surprise !) le généreux officier salvateur. Le tiret a dû s’insinuer dans la perfection circulaire.

Humbert, pensionnaire énamouré, se forge des scénarios qui évacueraient l’obstacle constitué par Charlotte. La tuer, c’est risqué. Qu’elle disparaisse comme par enchantement, c’est le fantasme infantile par excellence, mais c’est hélas peu crédible. Un moyen terme, pas impossible, serait de prodiguer discrètement des narcotiques à la mère honnie et à la fille chérie, pour pouvoir profiter paisiblement de la seconde. Le narcotique jouerait le rôle du tiret. Mais jusqu’où aller avec la nymphette ? Il serait grossier de l’engrosser. Elle pourrait être soupçonnée d’avoir consenti, par exemple, aux avances du jeune livreur de journaux ; elle aurait beau s’en défendre, sa mère ne la croirait pas, et ironiserait sur une conception surnaturelle. Non, décidément, Humbert est un gentleman ; il laissera la demoiselle intacte. 
La reprise de Kleist est très probable. Mais le plus beau, littérairement, est la plongée dans les sinuosités de la méditation humbertienne. La rêverie qui caresse ce projet (criminel, mais pas trop) est rendue avec une fluidité paradoxalement accentuée par les juxtapositions, les discontinuités, les ellipses (dans le rêve, la discontinuité n’a rien d’une cassure, au contraire, elle souligne que les inflexions sont normales pour le rêveur). Mais on ne décrit pas l’essentiel, à savoir ce qu’on ferait avec (à) Lolita. Ce suspens permet d’évoquer ensuite divers possibles. 
Si, cavalièrement, on allait trop loin, ce serait calamiteux pour tout le monde, comme on l’a vu ; il faudrait faire une recherche en paternité et autres déplaisirs. Donc on se limitera ; on sera chevaleresque. N’empêche, consommation ou non, il est bien agréable de se rêver incube. Au début, on sait qu’on s’imagine (I saw myself…), mais bien vite on l’oublie et on se laisse prendre au jeu (The house was full…).
L’érotisation, comme il se doit, retentit sur les délicieux préparatifs : on savoure la possibilité, la probabilité, l’imminence. Les conditions de l’action sont détaillées avec la minutie de la gourmandise ; l’action elle-même n’est pas précisée. Comme souvent chez Nabokov, on a le son sans l’image : Charlotte est réduite à un lourd ronflement, disgracieux certes, mais qui garantit sans cesse la liberté d’action auprès du souffle léger qu’est devenue Lolita (Hugo : « Je suis l'enfant de l'air, un Sylphe, moins qu'un rêve… » ; Valéry : « prendre pour visage un souffle »). Devenue sage comme une image, elle est déjà « solipsisée ». On passe sous un même silence l’action et le temps nécessaire pour que s’en manifestent les éventuelles suites qui sont évoquées, soudain, par le déni de Lolita, en style direct, et par la réponse incrédule de Charlotte. Mais ce serait trop cruel pour la sweetheart… et une complète consommation interdirait toute réédition. Donc  on décide une généreuse limitation du projet, un bémol bienveillant ; on restera courtoisement en surface.

traduction Couturier, I, XVII, Pléiade 2-879 : 
« D'autres visions de débauche s'offrirent à moi avec des bercements et des sourires charmeurs. Je m'imaginai en train d'administrer un puissant soporifique à la mère et à la fille en vue de pouvoir caresser cette dernière toute la nuit en toute impunité. La maison bourdonnait du ronflement de Charlotte, tandis que Lolita respirait à peine dans son sommeil, aussi paisible qu'une enfant sur un tableau. « Maman, je te jure que Kenny ne m'a même pas touchée. — Tu mens, Dolores Haze, ou bien c'était un incube. » Non, je n'irais pas jusque-là.Ainsi complotait et rêvait Humbert le Cube »

« Other visions of venery presented themselves to me swaying and smiling. I saw myself administering a powerful sleeping potion to both mother and daughter so as to fondle the latter through the night with perfect impunity. The house was full of Charlotte’s snore, while Lolita hardly breathed in her sleep, as still as a painted girl-child. “Mother, I swear Kenny never even touched me.” “You either lie, Dolores Haze, or it was an incubus.” No, I would not go that far.So Humbert the Cubus schemed and dreamed »

sur la traduction : 

Couturier a traduit « visions of venery » par « visions de débauche » ; c’est bien dommage, pour plusieurs raisons : 
1/ il y a un parallélisme des consonnes entre visions et venery (nonobstant l’allitération swaying and smiling).
2/ les consonnes en question sont loin d’être indifférentes : V N sont les initiales de l’auteur, sa griffe si fréquente dans ses ouvrages. 
3/ le parallélisme se retrouve en symétrie à la fin de la rêverie : « schemed and dreamed »
4/ Kahane a gardé vénerie, qui est en effet un peu étrange en français, mais c’est ce qu’il fallait faire, car le terme anglais venery superpose exactement deux sens que Nabokov a associés avec génie : thème de la chasse, thème de la sexualité. 
Ceci pour souligner que, lorsqu’on a un réseau si riche de sonorités, de significations, et d’allusions, on a bien affaire à un texte de poésie.

moins important : 
« as still as a painted girl-child. » Couturier a choisi « aussi paisible qu'une enfant sur un tableau », ce qui est passablement artificiel. Kahane a choisi : « aussi quiète qu’une poupée peinte », ce qui est à la fois long, raté et cacophonique. J’aurais préféré « sage comme une image », plus naturel en français. 
Mais, c’est bien connu, en matière de traduction, on est toujours le meilleur à ses propres yeux.



Image littéraire, (compléments) 5


Suite à

En parallèle de la version ‘autobiographique’ des extases colorées de
Nabokov, Autres Rivages, 2, 1
« Ma mère fit tout pour encourager ma sensibilité naturelle à toute stimulation visuelle. Que d'aquarelles n'a-t-elle pas peintes pour moi ! Quelle révélation ce fut pour moi lorsqu'elle me montra le lilas en fleur qui naissait du mélange du bleu et du rouge ! Parfois, dans notre maison de Saint-Pétersbourg, d'une cache secrète dans le mur de son dressing (pièce où je suis né), elle sortait un tas de bijoux pour que je m'amuse avant de m'endormir. J'étais tout petit alors, et ces tiares et ces colliers et ces bagues qui étincelaient me semblaient le céder à peine en mystère et en enchantement à l'illumination de la ville durant les fêtes impériales, lorsque, dans le silence feutré d'une nuit glaciale, des monogrammes géants, des couronnes et autres dessins armoriaux faits d'ampoules électriques de couleur — saphir, émeraude, rubis — rayonnaient avec une sorte de retenue extasiée au-dessus des corniches bordées de neige, sur les façades tout le long des rues résidentielles. »

leur version romanesque : 
Nabokov : Le Don ch. 1, Pléiade 2-82 : 
« Si j'avais des couleurs à la portée de la main, je vous mélangerais de la terre de Sienne brûlée et de la sépia pour les assortir à la couleur gutta-percha du son tch ; et vous apprécieriez mon s radieux si je pouvais verser dans vos mains tendues en cornet quelques-uns de ces saphirs lumineux que je touchais enfant, tremblant sans comprendre quand ma mère, vêtue pour un bal, sanglotant éperdument, laissait ses trésors parfaitement célestes couler de leur abîme dans la paume de sa main, de leur écrin sur le velours noir, et puis remettait subitement le tout sous clé et n'allait nulle part en fin de compte, en dépit des persuasions chaleureuses de son frère, qui marchait de long en large dans les pièces en donnant des chiquenaudes aux meubles et haussant ses épaulettes ; et, si l’on tirait légèrement le rideau de la fenêtre latérale en saillie, on pouvait voir, tout le long du quai, les façades dans le bleu-noir de la nuit, la magie immobile d'une illumination impériale, le flamboiement lugubre des monogrammes de diamants, des ampoules colorées formant des dessins de couronnes… »
«  If I had some paints handy I would mix burnt-sienna and sepia for you so as to match the color of a gutta-percha ‘ch’ sound; and you would appreciate my radiant ‘s’ if I could pour into your cupped hands some of those luminous « sapphires that I touched as a child, trembling and not understanding when my mother, dressed for a ball, uncontrollably sobbing, allowed her perfectly celestial treasures to flow out of their abyss into her palm, out of their cases onto black velvet, and then suddenly locked everything up and did not go anywhere after all, in spite of the impassioned persuasions of her brother, who kept pacing up and down the rooms giving fillips to the furniture and shrugging his epaulets, and if one turned the curtain slightly on the side window of the oriel, one could see, along the receding riverfront, façades in the blue-blackness of the night, the motionless magic of an imperial illumination, the ominous blaze of diamond monograms, colored bulbs in coronal designs … »

En parallèle des extases colorées de l’enfant Nabokov, celles de
Kandinsky : Regards sur le passé et autres textes, 1912-1922 [éd. Hermann] :  
«... Je n’oublierai jamais les grandes maisons de bois couvertes de sculptures.… Elles m’apprirent à me mouvoir au sein même du tableau, à vivre dans le tableau. Je me souviens encore qu’entrant pour la première fois dans la salle, je restais figé sur place devant un tableau aussi inattendu. La table, les coffres, le grand poêle, qui tiennent une place importante dans la maison du paysan russe, les armoires, chaque objet, étaient peints d’ornements bariolés étalés à grands traits. Sur les murs, des images populaires, les représentations symboliques d’un héros, une bataille, l’illustration d’un chant populaire  […]
Le soleil fait fondre tout Moscou en une tache unique qui fait vibrer l’âme et l’être intérieur. […] Des maisons et des églises roses, mauves, jaunes, blanches, vert-pistache, rouge-feu, le gazon follement vert, les arbres au bourdonnement plus profond, ou la neige chantant de ses mille voix, l’allegretto des branches nues, l’anneau rouge, rigide et silencieux des murs du Kremlin, enfin, se dressant au-dessus de tout cela comme un cri de triomphe et s’oubliant comme l’Alléluia, le long trait blanc et les graves ornements de clocher d’Ivan Veliky. Peindre cet instant m’apparaissait comme le bonheur le plus impossible et le plus sublime qu’un peintre puisse connaître. »