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mardi 15 octobre 2019

Valéry et Baudelaire : les ‘tombeaux’



Le décasyllabe n’est pas un mètre confortable. Deux syllabes de moins que l’alexandrin, ce n’est même pas une différence de degré, c’est une différence de nature - un fou et une tour de handicap. Le décasyllabe, serré, économe, est propice aux formulations brèves et denses (les Sonnets de Shakespeare, horlogerie miniature), quand l’alexandrin profus se prête aux narrations copieuses. 
Avec le Cimetière marin, Valéry nous en donne un parfait exemple. Mais on peut se demander si c’est pour faire un poème quasi-gnomique qu’il a choisi ce mètre étroit, ou si c’est (selon ses dires) la venue en lui d’un rythme décasyllabique qui l’a mené à une poésie relativement ‘claire’ et ‘didactique’, comparée à ses autres poèmes (ses amis les plus stricts lui ont reproché une certaine « facilité »). En tout cas, il avait l’intention d’élever le décasyllabe à la puissance de l’alexandrin, ce qui n’est pas une mince ambition. 
Conformément à l’usage, la plupart des vers sont découpés en 4+6 (cadence majeure) ou 6+4 (cadence mineure), 
[cf. le poème complet avec ses coupes en appendice 2]
comme les deux premiers : 
Ce toit tranquille / où marchent des colombes 4/6
Entre les pins palpite / entre les tombes.  6/4
Hormis quelques rares cas hésitants, la cadence majeure (4/6) a une majorité écrasante : sur 144 vers, 132 fois. 
La cadence mineure se singularise (et donc se remarque) par sa parcimonie : 8 fois. 
Quant à l’hémistiche (5/5), un seul cas. 
La cadence majeure donne de la stabilité, de la fermeté, car c’est la fin du vers, sa chute (= cadence) qui soutient le début, Le bloc initial va se poser sur un bloc plus large. 

Certains vers montrent de façon éclatante le décasyllabe ‘boosté’ en alexandrin :
Un long regard sur le calme des dieux […]
Où tant de marbre est tremblant sur tant d'ombres […]
La mer fidèle y dort sur mes tombeaux […]
Et vous, grande âme, espérez-vous un songe […]
Mais dans leur nuit toute lourde de marbres […]
Il y a une part de subjectivité dans ces évaluations, mais il me semble que le plus puissant de ces décasyllabes est :
La mer fidèle y dort sur mes tombeaux 
qui contient au moins 5 syllabes longues, et rallongeables : 
La mEr fidÈle y dOrt sur mes tOMbEAUX
qui donnent même envie de faire un rallentando sur le péon IV de la cadence, donc d’allonger (sans trop) « sur » et « mes »
ce qui donnerait 7 syllabes longues sur 10, avec une ultime on ne peut plus profonde, par le son et par le sens (et même par la graphie, qui n’est pas sans jouer un rôle), dernière syllabe qu’on peut laisser résonner indéfiniment, comme la note grave d’un grand piano de concert.

Ces tombeaux qui grondent, qui résonnent, me font irrésistiblement penser à d’autres, en décasyllabes aussi, qu’on trouve chez Baudelaire, et dont je me demande s’ils ne seraient pas à l’origine de la gageure valéryenne de porter le décasyllabe à la puissance de l’alexandrin. Il s’agit du (prodigieux) sonnet La Mort des amants, qui commence par un double miracle - mais tout est double chez Baudelaire, et dans ce poème plus encore qu’ailleurs. 
Nous aurons des lits pleins d’odeurs légères,
Des divans profonds comme des tombeaux
Décasyllabes symétriques 5/5, magnifiquement opposés. Le premier, tout en légéreté, en ascension : deux syllabes amples seulement (‘on’ + ‘è’), un ‘i’ très bref qui est comme le centre de gravité (ou de non-gravité) sonore et sémantique du vers. Le deuxième, le plus intéressant ici, tout en profondeurs, en ampleur, en ralentissement - cors, trombones et tubas. Le « lit » monosyllabique et pincé (petite flûte, ou pizz de violon) devient un opulent « divan », et les sons amples se multiplient en une sorte de pâte orchestrale :
Des divANs profONds comme des tOMbEAUx
Parallèle très tentant, compétition très possible avec : 
La mer fidèle y dort sur mes tombeaux. 

On pourrait imaginer aussi une compétition avec Hugo, dont la voix caractéristique semble résonner dans le vers le plus riche en nombre de lettres : 
Où tant de marbre est tremblant sur tant d'ombres
Alors, on pourrait voir les deux vers 
Où tant de marbre est tremblant sur tant d'ombres ; 
La mer fidèle y dort sur mes tombeaux !
comme une concurrence avec l'ampleur hugolienne (ce qui n'évincerait pas forcément la rivalité avec Baudelaire). Quand Valéry dit son admiration pour Hugo, c'est en effet pour des vers très abondants : 
Le dur faucheur avec sa large lame avance
Mais il s'agit alors d'alexandrins.


Appendice 1 : 
On a souvent dit que Baudelaire n’avait pas fait de poème absolument et entièrement impeccable. À mon avis, ici, il n’en est pas loin. 
Pinaillons (en poésie, l’excellence est exigible) : hormis la deuxième moitié du vers 12, où les associations de T et de R me semblent un peu malcommodes, et hormis le fait que les vers 6 et 8 sont peut-être un peu trop nettement en miroir, il n’y a que des délices. Dans cette forme qui exige une perfection qu’elle interdit toujours, forme rendue encore plus périlleuse par le décasyllabe symétrique, Baudelaire a réussi au moins 7 merveilles (les vers 1, 2, 4, 5, 9, 11, 14). Cela suffit pour que Valéry y ait vu un grand maître à qui se confronter. 

Nous aurons des lits pleins d’odeurs légères,
Des divans profonds comme des tombeaux,
Et d’étranges fleurs sur des étagères,
Écloses pour nous sous des cieux plus beaux.

Usant à l’envi leurs chaleurs dernières,
Nos deux coeurs seront deux vastes flambeaux,
Qui réfléchiront leurs doubles lumières
Dans nos deux esprits, ces miroirs jumeaux.

Un soir fait de rose et de bleu mystique,
Nous échangerons un éclair unique,
Comme un long sanglot, tout chargé d’adieux ;

Et plus tard un Ange, entr’ouvrant les portes,
Viendra ranimer, fidèle et joyeux,
Les miroirs ternis et les flammes mortes.



Appendice 2 : (humblement utilitaire) : Le Cimetière marin, avec l’indication des coupes de chaque vers : 

Ce toit tranquille, où marchent des colombes, 4/6
Entre les pins palpite, entre les tombes ; 6/4
Midi le juste y compose de feux 4/6
La mer, la mer, toujours recommencée 4/6
O récompense après une pensée 4/6
Qu'un long regard sur le calme des dieux ! 4/6

Quel pur travail de fins éclairs consume 4/6
Maint diamant d'imperceptible écume, 4/6
Et quelle paix semble se concevoir ! 4/6
Quand sur l'abîme un soleil se repose, 4/6
Ouvrages purs d'une éternelle cause, 4/6
Le temps scintille et le songe est savoir. 4/6

Stable trésor, temple simple à Minerve, 4/6
Masse de calme, et visible réserve, 4/6
Eau sourcilleuse, Oeil qui gardes en toi 4/6
Tant de sommeil sous une voile de flamme, 4/6
O mon silence !... Édifice dans l'âme, 4/6
Mais comble d'or aux mille tuiles, Toit ! 4/6 (4/5+1)

Temple du Temps, qu'un seul soupir résume, 4/6
À ce point pur je monte et m'accoutume, 4/6
Tout entouré de mon regard marin; 4/6
Et comme aux dieux mon offrande suprême, 4/6
La scinti / llation sereine sème         6/4 (6/2+2)
Sur l'altitude un dédain souverain. 4/6

Comme le fruit se fond en jouissance, 4/6
Comme en délice il change son absence 4/6
Dans une bouche où sa forme se meurt, 4/6
Je hume ici ma future fumée,         4/6
Et le ciel chante à l'âme consumée 4/6
Le changement des rives en rumeur. 4/6

Beau ciel, vrai ciel, regarde-moi qui change ! 4/6
Après tant d'orgueil, après tant d'étrange 5/5
Oisiveté, mais pleine de pouvoir, 4/6
Je m'abandonne à ce brillant espace, 4/6
Sur les maisons des morts mon ombre passe 6/4
Qui m'apprivoise à son frêle mouvoir. 4/6

L'âme exposée aux torches du solstice, 4/6
Je te soutiens, admirable justice 4/6
De la lumière aux armes sans pitié ! 4/6
Je te tends pure à ta place première, 4/6
Regarde-toi !... Mais rendre la lumière 4/6
Suppose d'ombre une morne moitié. 4/6

O pour moi seul, à moi seul, en moi-même, 4/6 (4/3+3)
Auprès d'un coeur, aux sources du poème, 4/6
Entre le vide et l'événement pur, 4/6
J'attends l'écho de ma grandeur interne, 4/6
Amère, sombre, et sonore citerne, 4/6
Sonnant dans l'âme un creux toujours futur ! 4/6

Sais-tu, fausse captive des feuillages, 2/8
Golfe mangeur de ces maigres grillages, 4/6
Sur mes yeux clos, secrets éblouissants, 4/6
Quel corps me traîne à sa fin paresseuse, 4/6
Quel front l'attire à cette terre osseuse ? 4/6
Une étincelle y pense à mes absents. 4/6

Fermé, sacré, plein d'un feu sans matière, 4/6
Fragment terrestre offert à la lumière, 4/6
Ce lieu me plaît, dominé de flambeaux, 4/6
Composé d'or, de pierre et d'arbres sombres, 4/6
Où tant de marbre est tremblant sur tant d'ombres ; 4/6
La mer fidèle y dort sur mes tombeaux ! 4/6

Chienne splendide, écarte l'idolâtre ! 4/6
Quand solitaire au sourire de pâtre, 4/6
Je pais longtemps, moutons mystérieux, 4/6
Le blanc troupeau de mes tranquilles tombes, 4/6
Éloignes-en les prudentes colombes, 4/6
Les songes vains, les anges curieux ! 4/6

Ici venu, l'avenir est paresse.         4/6
L'insecte net gratte la sécheresse ; 4/6 
Tout est brûlé, défait, reçu dans l'air 4/6 (4/2+4)
À je ne sais quelle sévère essence... 4/6
La vie est vaste, étant ivre d'absence, 4/6
Et l'amertume est douce, et l'esprit clair. 6/4

Les morts cachés sont bien dans cette terre 6/4 ou 4/6
Qui les réchauffe et sèche leur mystère. 4/6
Midi là-haut, Midi sans mouvement 4/6
En soi se pense et convient à soi-même 4/6
Tête complète et parfait diadème, 4/6
Je suis en toi le secret changement. 4/6

Tu n'as que moi pour contenir tes craintes ! 4/6
Mes repentirs, mes doutes, mes contraintes 4/2/4
Sont le défaut de ton grand diamant !... 4/6
Mais dans leur nuit toute lourde de marbres, 4/6
Un peuple vague aux racines des arbres 4/6
A pris déjà ton parti lentement. 4/6 (4/3+3)

Ils ont fondu dans une absence épaisse, 4/6
L'argile rouge a bu la blanche espèce, 4/6
Le don de vivre a passé dans les fleurs ! 4/6
Où sont des morts les phrases familières, 4/6
L'art personnel, les âmes singulières ? 4/6
La larve file où se formaient les pleurs. 4/6

Les cris aigus des filles chatouillées, 4/6
Les yeux, les dents, les paupières mouillées, 4/6
Le sein charmant qui joue avec le feu, 4/6
Le sang qui brille aux lèvres qui se rendent, 4/6
Les derniers dons, les doigts qui les défendent, 4/6
Tout va sous terre et rentre dans le jeu ! 4/6

Et vous, grande âme, espérez-vous un songe 4/6
Qui n'aura plus ces couleurs de mensonge 4/6
Qu'aux yeux de chair l'onde et l'or font ici ? 4/6
Chanterez-vous quand serez vaporeuse ? 4/6
Allez ! Tout fuit ! Ma présence est poreuse, 4/6
La sainte impati / ence meurt aussi ! 6/4

Maigre immortalité noire et dorée, 6/4
Consolatrice affreusement laurée, 4/6
Qui de la mort fais un sein maternel, 4/6
Le beau mensonge et la pieuse ruse ! 4/6
Qui ne connaît, et qui ne les refuse, 4/6
Ce crâne vide et ce rire éternel ! 4/6

Pères profonds, têtes inhabitées, 4/6
Qui sous le poids de tant de pelletées, 4/6
Êtes la terre et confondez nos pas, 4/6
Le vrai rongeur, le ver irréfutable 4/6
N'est point pour vous qui dormez sous la table, 4/6
Il vit de vie, il ne me quitte pas ! 4/6

Amour, peut-être, ou de moi-même haine ? 4/6
Sa dent secrète est de moi si prochaine 4/6
Que tous les noms lui peuvent convenir ! 4/6
Qu'importe! Il voit, il veut, il songe, il touche ! 4/6 ? (2/2/2/2)
Ma chair lui plaît, et jusque sur ma couche, 4/6
À ce vivant je vis d'appartenir ! 4/6

Zénon ! Cruel Zénon ! Zénon d'Êlée ! 6/4 (2+4/4)
M'as-tu percé de cette flèche ailée 4/6
Qui vibre, vole, et qui ne vole pas ! 4/6
Le son m'enfante et la flèche me tue ! 4/6
Ah ! le soleil... Quelle ombre de tortue 4/6
Pour l'âme, Achille immobile à grands pas! 4/6 (2+2/3+3)

Non, non !... Debout ! Dans l'ère successive ! 4/6
Brisez, mon corps, cette forme pensive ! 4/6
Buvez, mon sein, la naissance du vent ! 4/6
Une fraîcheur, de la mer exhalée, 4/6
Me rend mon âme... O puissance salée ! 4/6
Courons à l'onde en rejaillir vivant. 4/6

Oui ! grande mer de délires douée, 4/6
Peau de panthère et chlamyde trouée, 4/6
De mille et mille idoles du soleil, 4/6
Hydre absolue, ivre de ta chair bleue, 4/6
Qui te remords l'étincelante queue 4/6
Dans un tumulte au silence pareil 4/6

Le vent se lève !... il faut tenter de vivre ! 4/6
L'air immense ouvre et referme mon livre, 4/6
La vague en poudre ose jaillir des rocs ! 4/6
Envolez-vous, pages tout éblouies ! 4/6
Rompez, vagues ! Rompez d'eaux réjouies 4/7
Ce toit tranquille où picoraient des focs ! 4/6


samedi 12 juin 2010

Mettre en vedette (Ronsard, Du Bellay)







Très célèbre (trop ?) est le vers de Ronsard : 

Comme on voit, sur la branche, au mois de mai, la rose [...]

Il mérite attention quant aux intentions et aux effets de son rythme : 
- deux anapestes (comme on voit / sur la branche),
- un péon IV (au mois de mai)
- un iambe (la rose)
Soit, en indiquant atones et toniques respectivement par a et T (la reprise de la notation quantitative antique, pour fréquente qu'elle soit, induit des confusions) : 

aaT aaT aaaT aT

Le premier hémistiche nous installe dans l'anapeste, le rythme français le plus classique et le plus doux, et nous fait dnc attendre un alexandrin tout anapestique (aaT aaT aaT aaT). 
Attente déçue : le deuxième hémistiche ne reprend pas le premier, mais fait succéder un pied long, puis un pied court. Après l'égal, l'inégal. L'alexandrin contient donc les 3 pieds classiques de la métrique française. 
Ceci pour la description. Mais, plus important : les intentions de cette répartition, les effets visés par le poète sur l'esprit du lecteur. 
Il s'agit de la rose ; cette star va être mise en valeur en se faisant attendre. On commence, sans dire de quoi il s'agit, par une indication toute vide de comparaison : "comme on voit". Puis une indication de lieu ("sur la branche") ; puis une indication de temps ("au mois de mai"). On ne sait toujours pas de quoi il s'agit ; la disposition agace notre attente. Pour le moment, on est (si on ne connaît pas ou feint de ne pas connaître le poème) dans un état d'indécision, suspensif, hésitant, comparable (en partie) à la poétique symboliste de la potentialité (La Jeune Parque) ; comparable aussi (en partie) à la structure phrase allemande, où, le verbe venant à la fin, ce n'est qu'au dernier mot que le sens apparaît vraiment et se synthétise (Hegel n'était pas allemand pour rien). Mais ici, c'est une attente sémantique, de contenu (de quoi s'agit-il ?) et cette attente sera résolue sous la forme d'une réponse enfin donnée quand le lecteur sera "mûr" : "la rose". 
Avec grande douceur, Ronsard l'artiste "ingénieur de cervelle" joue sur les nerfs du lecteur, l'impatiente. En classique, dirait Valéry "il spécule sur l'attente qu'il crée" (contrairement aux Romantiques et aux Modernes qui spéculent sur la surprise). Il sait "faire attendre le mot le plus tendre" (Valéry). Il sait nous faire tendre, nous faire désirer, aiguiser notre appétit. La rose est mise en vedette, c'est-à-dire apparaît en dernier, après les seconds couteaux, après les déterminations vides de temps et de lieu. Le poète lui prépare la place, creuse notre désir. Par la position finale, mais aussi par la gradation, discrète et efficace, qui va de l'anapeste (3 syllabes) au péon IV (4 syllabes ; le IV indique non le nombre de syllabes, qui est toujours de 4 dans le péon, mais la place de l'accent, qui se trouve ici sur la 4°). 
Subtile cuisine pourvoyeuse de délices. 





L'autre géant de l'époque, Du Bellay, use exactement du même procédé à une fin exactement symétrique. Ce grand malade qui chante son mal commence ainsi son célèbre sonnet à Magny : 



Vu le soin ménager dont travaillé je suis

On retrouve le schéma : aaT aaT aaaT aT
Mais ici, il s'agit de faire attendre un moi souffrant, dévasté, mélancolique, qui n'existe presque plus. En français contemporain : "vu les douleurs intérieures qui me torturent...".
Les poètes du temps ne craignaient pas de s'exprimer comme des notaires ou des juristes : Vu le décret n° X, etc... Le poète explique, s'explique, et se montre lui-même relégué tout au fond du vers, en bout de course, en cinquième roue de la charrette. Le procédé rythmique est le même que ci-dessus chez Ronsard, inutile de détailler. Sauf que l'opposition maximale de quanttié est entre "dont travaillé" (4 syllabes) et le maigre, l'étique, le cachectique "je suis" (2 syllabes). Ce "je suis" est bien loin de sonner triomphalement comme un "sum" cartésien, syllabe par laquelle (début de la 2° Méditation) je me sors instantanément de la perdition, je la convertis en repérage intégral, en me définissant comme point de référence de toutes choses, un repère que je ne saurais perdre puisque je le suis. Ici, au contraire, le moi du poète est écrasé, résiduel, presque anéanti par la douleur. 
Et, grammaticalement, ce moi n'est pas sujet, mais objet ; victime même. C'est le "soin" qui est sujet (un "soin" qui est l'antithèse du "care" dont on parle ces temps-ci) : la douleur est sujet grammatical, mais aussi sujet réel dont je suis le jouet. Ce n'est pas du tout le positif "je suis" ; c'est au contraire "je suis travaillé", forme éminemment passive, accentuée par une inversion qui n'est pas seulement facilité poétique, mais qui renforce grandement la perception sensible de cette indication (c'est à cela que se reconnaissent les vrais poètes classiques : le son renforce le sens, lui adjoint les effets puissants parce que souvent inaperçus d'une mimétique rythmique ou colorée). 
Le merveilleux de ce vers, c'est donc la traduction, par des moyens très classiques, d'une vision très moderne d'un moi souffrant, déficient, lacunaire. 

Ronsard et Du Bellay usent du même procédé pour exposer un mot, tantôt en gloire, tantôt en misère. La fin du vers n'est pas seulement le bout du décompte des syllabes réglementaires, ni le lieu d'une rime obligée : il n'y a pas eu lieu de faire intervenir la rime pour montrer combien cette dernière syllabe est poussée par celles qui précèdent jusqu'à acquérir, avec une grand économie de moyens, le statut d'une position extrême. Un Capitole, une Roche Tarpéienne.


ooooo





Incidemment, on peut rapprocher ce premier vers de Du Bellay du premier vers du fameux poème de Wordsworth sur la "mort" de sa sœur Lucy (poème qui a connu une étrange fortune psychédélique) : 

A slumber did my spirit seal

Ici, le rythme est tout iambique  : aT aT aT aT (l'anglais y tend puissamment), donc proche d'une marche funèbre, ou du choc rythmique du marteau qui cloue un cercueil, celui de Lucy, mais aussi celui de l'âme du poète. Mais c'est l'hébétude ("slumber") qui est sujet, très habilement renforcée par l'article indéfini ("a") et par le "did" explétif, de pure insistance, jusqu'au choc final du sceau ("seal"), sans préjudice d'une association, par le S initial commun à l'esprit et ce qui l'annule : Spirit / Slumber / Seal - le S, en outre, étant en position de tonique.
(un jour, je publierai ma traduction de ce poème très spécial ; pas commode...)






lundi 19 avril 2010

Apollinaire : "Alcools" : micro- et macro-cosme


On a reproché à Alcools de n'être pas un recueil, mais un fourre-tout. Il est vrai que tous les genres y sont représentés, du plus moderne au plus traditionnel. De Villon au cubisme, via Verlaine et Charles d'Orléans. Un recueil de poèmes doit-il être structuré ? La question n'est pas close. On pourrait la poser aussi pour le(s) Charmes de Valéry, passablement disparate, malgré quelques vraisemblables éléments de charpente. Mais ces recueils portent après tout des titres au pluriel, ce qui, au moins, annonce la couleur, ou les couleurs. Les Alcools sont un bar où l'on a le choix.
Mais, à propos de cette diversité, une petite chose me semble significative. Dans le recueil, on trouve de l'ancien et du moderne. Or, dans le grand (dans les deux sens du mot) poème inaugural, Zone, on trouve, dans un désordre tout moderne, au moyen de discontinuités cubistes, des morceaux de moderne, et des morceaux de classique. La rime, le mètre, sont plus que malmenés. Le vers dépasse souvent allègrement les 15 syllabes, et revient parfois à 4 (le dernier : Soleil cou coupé). Le poème d'ouverture peut donc être vu comme une sorte de microcosme du recueil.
Mieux : le premier vers du premier poème propose une très suggestive équivocité.
         À la fin tu es las de ce monde ancien
Il commence par trois anapestes, et on semble donc s'acheminer vers un alexandrin anapestique, le plus traditionnel des mètres français. Dont on trouvera de magnifiques échantillons en cours de poème : 
       La cétoine qui dort dans le cœur de la rose
(a-t-on fait vers français plus beau, plus fluide, parfait, berceur ?)
Mais la fin notre premier vers pose un sérieux problème : si on prononce « cien » en diérèse (classique) ou en synérèse (moderne), tout change : ce n'est plus le même monde. En synérèse moderne on obtient un vers de 11, qui annule rétrospectivement la progression classique de l'anapeste qui s'installait : on a donc non seulement une forme moderne, mais encore une forme agressivement anti-classique, qui n'a fait que simuler le classicisme pour mieux le subvertir. Si on prononce en diérèse, on a un très bel alexandrin anapestique nostalgique (Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps). Les deux interprétations se défendent (mais j'ai un faible pour la première, qui me paraît bien plus riche et porteuse de signification). Le monde ancien peut être évoqué par l'ancienne musique de la diérèse. Ou sa disparition peut être donnée à entendre dans la modernité expéditive de la synérèse.
En tout cas, à supposer un lecteur ingénu, dès le premier vers, il y a problème, il y a à interpréter, et d'une façon qui tire à grande conséquence. Opera aperta. Libre à vous. Débrouillez-vous. Il n'y a pas de vraie version. Mais la synérèse moderne, donc, me semble s'imposer, non pour la beauté intrinsèque, sonore, du vers, mais pour le message très clair qu'elle lance : on bascule du classique au moderne, du symétrique au bancal. On trompe les attentes. On bouscule des normes auxquelles on serait éminemment capable de satisfaire (la suite le prouve). Le bancal du 11, le vers anapestique proposé et inaccompli, qui frustre l'oreille classique, est bien à son tour un microcosme de Zone, qui est un microcosme d'Alcools. Ce brusque déhanchement rythmique, soigneusement et sournoisement préparé par la régularité où nous installent les 9 premières syllabes, nous fait passer soudain, en 1913, à Bartok, voire à Thelonious Monk.