samedi 5 février 2022

Céline : hermine / vermine

 

Huysmans, À Rebours, chap. IV : 

"Il entrouvrit la fenêtre.

Ainsi qu'une haute tenture de contre-hermine, le ciel se levait devant lui, noir et moucheté de blanc.

Un vent glacial courut, accéléra le vol éperdu de la neige, intervertit l'ordre des couleurs.

La tenture héraldique du ciel se retourna, devint une véritable hermine, blanche, mouchetée de noir, à son tour, par les points de nuit dispersés entre les flocons."


Quel rapport avec Céline ? Matériellement, aucun. Mais formellement, un rapport intéressant je crois. En un geste (qui n'a rien d'anodin pour ce casanier pathologique), Des Esseintes inverse les rapports entre fond et forme : le blanc tacheté de noir devient du noir tacheté de blanc. Grund et Gestalt s'échangent. 

Chez Céline, ce renversement a lieu, de façon homologique, dans les deux domaines du style et du contenu (évitons de dire "de la forme et du fond", car cela parasiterait le thème de l'inversion de Gestalt). 


Quant au style : 

Avant Céline, on utilisait une langue correcte, académique, que l'on épiçait parfois d'un mot argotique, d'une tournure populaire, pour faire contraste sur ce fond correct, convenable, en situant ce mot dans la bouche d'un locuteur peu éduqué (mot mis à distance par les prudents guillemets). 

Chez Céline, on a remarqué que le lexique, même s'il n'est que partiellement argotique, est très largement, populaire, familier, oral, non-académique. C'est ce niveau de langue qui crée le fond ; et, de temps à autre, Céline utilise une tournure, un mot, une allusion de type savant, cultivé, académique, qui ressortent comme une étrangeté, un exotisme dans le milieu langagier qu'il a constitué. Ce qui était fond est devenu forme qui surgit, Gestalt qui se remarque, en relief. L'épice exotique, l'infraction n'est plus le mot canaille, mais le mot "littéraire", qui choque l'oreille maintenant accoutumée à ce nouveau diapason. Une tournure classique, une allusion à l'Antique deviennent un paradoxal piment dans l'érotique de la lecture. 


Quant au contenu : 

Avant Céline — Nietzsche l'avait fermement noté — on était contraint de s'appuyer sur un socle moral, à partir duquel on pouvait, avec tact et mesure, évoquer le mal, la perversion, le péché, à condition de revenir au fond moral, de résoudre sereinement cette périlleuse modulation. Baudelaire a eu à souffrir de ne pas procéder ainsi. Le Bien doit être le fond, et le Mal, une Gestalt provisoire, minoritaire ; une épice, un léger frisson. 

Chez Céline, le ton général, le fond axiologique, c'est le mal, la lâcheté, l'égoïsme, etc. Et ce fond est mis en valeur, par effet de contraste, lors des rares apparitions du bien, de l'innocence, de la générosité. Les exemples ponctuels de bonté (Alcide) ont donc un statut utilitaire, voire stratégique. La laideur généralisée est à la fois niée et soulignée (c'est tout un), par la grâce de la danseuse ou du bateau. Un peu de bien pour faire valoir le mal. 


On ne peut alors que penser à Leibniz expliquant la présence du mal dans le monde comme une ombre destinée à faire ressortir la lumière du tableau, comme une dissonance destinée à faire retrouver avec plus de joie la consonance, comme le sel qui fait apprécier le sucre. Ce principe universel de la perception aiguisée par le contraste, Céline ose l'appliquer à l'envers : dans son monde, le Beau et le Bien ne sont que des assaisonnements, des "faire-valoir". L'idée (platonicienne) qu'ils puissent contituer le fond de l'Être n'est qu'une vaine et ridicule rêverie.