samedi 27 juillet 2019

Nabokov / Ilf & Petrov



Dans les deux livres majeurs d’Ilf et Petrov, quelques passages font penser à Nabokov - du point de vue formel, mais parfois aussi du point de vue thématique. On ne s’étonne pas que Nabokov les ait lus et appréciés, voire qu’il s’en soit inspiré.

Quelques exemples : 

Les douze Chaises
(trad. Préchac, Ed. des Autres, 1979)

  p. 53 : « Le gérant s'appelait Alexandre Yakovliévitch et sa femme Alexandra Yakovlievna. Il l'appelait Sachen, elle l'appelait Alchen. » 
  [cf. dans Le Don, les époux qui se nomment Alexander Yakovlevich et Alexandra Yakovlevna]
  p. 63 : « Une eau claire et printanière ruisselait dans les rues. L'air était empli du craquement et du tintement de gouttes adamantines tombant des toits. Les moineaux faisaient la chasse au crottin. Le soleil resplendissait sur les toits. Des chevaux de trait à la robe dorée faisaient retentir le pavé dénudé de leurs sabots et, les oreilles baissées, semblaient se délecter de leur propre fracas. Sur les poteaux télégraphiques humides étaient recroquevillées des petites annonces aux lettres délavées : « Leçons de guitare suivant le système chiffré, Cours de culture générale pour les candidats au conservatoire ».
  [évidemment, entre autres, Le Don : « … sur le tronc d'un arbre, […] une affiche écrite à la main (encre dégoulinante, chien bleu échappé) […] ». 

  p. 70 « Au dessus du piano était accrochée une reproduction de ‘L’Île des Morts’ de Böcklin » 
  [cf. Despair : « it was but an ordinary print found in every Berlin home : ‘The Isle of the Dead’. »
  p. 108 « On fit à cette occasion valser Tréoukhov à la pleine lueur des réverbères. Gavriline aussi y eut droit, mais comme il pesait dans les cent kilos et ne montait pas bien haut, on le reposa rapidement à terre. Puis ce fut le tour du camarade Mossine, des techniciens, des ouvriers. Poliessov y passa pour la deuxième fois de la journée, mais cette fois-ci il ne gigotait plus et volait dans le noir avec sérieux et sévérité, tout en regardant le firmament étoilé ». 
  [c’est une tradition russe, mais il y a des parallèles étonnants avec Autres Rivages, fin de la 1° partie, le père du narrateur ‘fêté’ par les paysans : « From my place at table I would suddenly see through one of the west windows a marvelous case of levitation .. etc » ; cf. infra, Le Veau d’or.
  p. 196 : « Le camarade Arnault, vêtu d'un pantalon de cycliste en velours, contemplait avec curiosité, avec les autres membres de la délégation étrangère, le stylo rouge à plume n° 86, qui était dressé dans un coin de la pièce. La plume touchait presque le plafond et le corps du stylo était de l'épaisseur du torse d'un homme moyen. On aurait pu écrire avec cet instrument, car c'était une vraie plume quoiqu'elle dépassât la taille d'un gros brochet. » 
  [cf. Autres Rivages : « the object proved to be a giant polygonal Faber pencil, four feet long and correspondingly thick. It had been hanging as a showpiece in the shop’s window »
  p. 226 [la femme a aperçu son bien-aimé vêtu de bleu et de framboise ; un moment après, elle est derrière une vitre] « Elle soufflait amoureusement sur la vitre. Le carreau s’embua, formant des taches arc-en-ciel. À travers la buée et l’arc-en-ciel luisaient des fantômes bleus et framboise. »
  p. 246 « À quelque distance, dans les ruelles tortueuses, un carrosse armorié passait au galop de ses chevaux le long des petits squares de la capitale. Le vernis noir de ses flancs reflétait successivement les divers passants courbés en deux : cavalier de la garde à casque de cuivre, dames du beau monde, petits nuages blancs potelés.  […] L’écusson armorié était celui des services municipaux de Moscou et la guimbarde transportait des ordures. Ses flancs de planches clouées se révélaient incapables de refléter quoi que ce fût. »
  p. 267 « Tournant et essayant de garder l’équilibre, la ville vira de bord et se retrouva soudain du côté gauche »
  p. 272 : « Une seconde, la grande glace au bout du couloir le refléta tout entier […] L’image dans la glace disparut, puis réapparut, tenant une chaise aux pieds galbés. »
  p. 274 : « La sirène mugit alors une nouvelle fois et le soleil, pris de peur, s’enfuit »
  p. 296  : « On voyait éclore à l’est des boutons de ciel rose et le pince-nez du maréchal prenait d’un moment à l’autre une teinte plus claire. Ses verres opales se mirent à scintiller, reflétant successivement les deux rives. Un sémaphore, à bâbord, s’incurva dans le verre biconcave de gauche […] L’arceau doré du pince-nez s’enflamma soudain et aveugla le Grand-Maître : le soleil venait de se lever. »
  p. 308 : « Ah ! Ne me chante pas, ma belle, des chants de la triste Géorgie. Ils me rappellent une autre vie et de lointains rivages. » 
  [cit. de Pouchkine très importante chez Nabokov, mais ausi pour beaucoup de Russes]


Le Veau d’or
(trad. Préchac, Scarabée et C°, 1984)

  p. 32 « Les employés traînèrent le fils stupide du lieutenant Schmidt devant le bâtiment et se mirent à le balancer pour lui imprimer un certain élan. Docile, Panikovski regardait sans mot dire le ciel bleu. » 
  [cf. Autres Rivages, le père lancé dans le ciel]
  p. 34 : « Dans la rue principale, des essieux d'attelage écartelés transportaient un long rail bleu. Cela faisait un tel bruit, un tel chant dans la grand-rue, qu'on eût dit que le voiturier vêtu d'un suroît de pêcheur ne transportait pas un rail, mais une note de musique unique et assourdissante. Le soleil s'introduisait dans le magasin de fournitures scolaires. On pouvait y voir des globes terrestres, des crânes, un carton représentant le foie joyeusement colorié d'un alcoolique. Surmontant le tout, deux squelettes s'étreignaient affectueusement. »
  p. 35 : « Venaient ensuite, à la file, trois magasins d'instruments à vent, de mandolines et de balalaïkas. Trônant sur des gradins garnis de calicot rouge, les cuivres jetaient sur tout l'étalage des lueurs perverses. Le plus beau de tous était l'hélicon-basse. Il était si puissant, se chauffait au soleil avec tant de langueur, lové en forme d'anneau, que sa place aurait dû être au jardin zoologique de la capitale, quelque part entre l'éléphant et le boa, Les parents, les jours de fête, l'auraient montré aux enfants en leur disant : « Et voici, mon petit, le pavillon de l'hélicon. Maintenant il dort. Mais dès qu'il se réveillera, il se mettra à trompeter. » Et les enfants auraient regardé l'étonnant instrument avec de grands yeux émerveillés. »
  p. 50 : « Rio de Janeiro, c’est le rêve cristallin de ma lointaine enfance. »
  p. 79 « Un liquide passait [d’un tonneau] à l’autre  avec un gazouillis affairé »
  p. 102 « Le croissant de lune est aujourd’hui revêtu de nouvelles fonctions. Il peut tout aussi bien se refléter sur des routes goudronnées. »
  p. 105 : « Une Cadillac fermée, de couleur grise, stationnait sur le bord de la route. La Russie centrale qui se reflétait dans ses épaisses vitres polies paraissait plus propre et plus belle qu’elle ne l’était en réalité. »
  p. 158 : « de stupides divans dorés »
  p. 178 : [dans la nuit] « de noirs couples basaltiques, enlacés à jamais » [se disent des] « broutilles démodées ».
  p. 203 : « après s’être reflété un nombre incalculable de fois dans les glaces du hall, de l’escalier et des couloirs (ces glaces dont aiment à se parer les établissements de ce type) […] »
  p. 219 : [dans une vitrine] « un énorme crayon jaune suspendu à deux ficelles » [cf. supra, Autres Rivages]
  p. 221 « un samovar jaune qui crachait sa vapeur en se plaignant tout doucement de son sort de samovar »
  p. 223 « Un lourd encrier de bronze fait de plusieurs petites isbas correspondant à divers types d’encres. Nommé ‘Face au village’, ce dernier coûtait 150 roubles. Le chef-d’œuvre était constitué par un vieux composteur en fonte d’une gare de voyageurs. » 
  [cf. dans Printemps à Fialta, l’encrier ‘pochlost’ : « un malheureux objet exposé dans une boutique de souvenirs : une horrible réplique en marbre du mont Saint-Georges percée à la base d’un tunnel noir qui n’était en fait que la gueule d’un encrier, avec un compartiment pour les porte-plume en forme de voie ferrée. »]
  p. 288 : « des chats déguenillés »
  p. 297 : « La bouilloire électrique concentrait sur sa surface courbe tout le bien-être du nid petibourdoukovien : elle reflétait le lit, les rideaux blancs, la table de nuit. On y voyait aussi Petibourdoukov lui-même, assis face à sa femme en pyjama bleu fermé par des cordonnets. »
  p. 465 [dans le train] : « les porte-verres glissaient docilement d’un bord de la table à l’autre » 
  p. 479 « Au sol, les ombres se déplaçaient ; la pluie coupait en biais les faisceaux lumineux des phares d’automobiles. »



Nabokov / Olécha


J’ai signalé que bien des procédés d’écriture de Nabokov se trouvent chez des auteurs russes qu’il appréciait. Par exemple chez Olecha. 

[Selon G. Nivat, préfacier traducteur d’Olecha, ses comparaisons sont très nouvelles voire saugrenues, enfantines ; le monde extérieur y est éprouvé comme un appendice du corps du personnage percevant : « l’ombre fronce les sourcils »]

Olécha : L’Envie (éd. L’Âge d’homme) : 
  p. 21 « La porte des toilettes a une petite vitre mate de forme ovale. Il allume, l'ovale s'éclaire de l'intérieur et devient magnifique, couleur d'opale, on dirait un œuf. Je vois par la pensée cet œuf pendu dans l'obscurité du couloir. » 
  p. 22 « Je le vois arriver, nu jusqu'à la ceinture, vêtu seulement d'un caleçon en jersey fermé par un seul bouton au milieu du ventre. Et le monde rose et bleu de la pièce tourne sur lui-même dans l'objectif en nacre du bouton. […] Quand une petite saleté quelconque, une pièce, un bouton de manchette, m'échappe, elle va habituellement rouler sous un meuble difficile à déplacer. Je suis obligé de me mettre à quatre pattes pour la chercher et quand je relève la tête, je vois le buffet qui se moque de moi). »
  p. 36 « Babitchev a fait demi-tour d'un mouvement vif, son ombre dans la rue a eu un brusque bond de côté et c'est tout juste si elle n'a pas provoqué une tempête dans le feuillage du parc d'en face. « 
  p. 58 : « Voilà qu’étaient apparus dans ma vie des boutons de nacre à un drap de dessus et l’arc-en-ciel du spectre s’y jouait. Il suffisait de trouver l’angle voulu. Je les avais tout de suite reconnus comme miens, les boutons. Ils m’étaient revenus d’un petit coin de mon enfance, un petit coin reculé, oublié depuis fort longtemps. »
  p. 76 « Vous avez découvert le secret : ce n’est pas là un mur, c’est un monde mystérieux où tout ce que vous venez de voir se répète, se répète avec le relief et la luminosité que donnent les verres rapetissants des jumelles. »
  p. 109  « Le ciel bleu se reflétait dans les incrustations de glace qui bougeaient et c’était comme des paupières qui s’ouvraient et se refermaient doucement sur des yeux magnifiques. »
  p. 113 « … un fond de culotte luisant et cuivré : deux gros poids de balance, à s'y méprendre. »
  p. 120 : « Chacun s’était déjà habitué à voir s’assembler et se défaire les silhouettes des ombres (carrés, triangles de Pythagore, petites lunes d’Hippocrate. »
  p. 123 : « La lumière, que ne déchiraient pas les voitures, restait entière, comme si le soleil venait juste de se lever, de sorte qu’ils traversaient des plans géométriques d’ombre et de lumière, ou même plus exactement des corps stéréoscopiques, car l’ombre et la lumière se découpaient non seulement sur les surfaces planes, mais aussi dans l’air. »
  p. 125 : « Sur la galerie, quelqu’un venait. Les petits carreaux découpaient le nouvel arrivant en morceaux. Les parties de son corps avançaient indépendamment les unes des autres. Cela produisait une illusion d’optique. »


Outre les procédés stylistiques, on note avec amusement une sorte d’anticipation thématique de la nymphette : 
  p. 126 : « Et voilà ce que vit Kavalérov : Valia se tenait au milieu de la pelouse, les jambes largement et solidement écartées. Elle portait un petit short noir très relevé et ses jambes étaient nues très haut, — toute l'architecture de ces jambes était visible. Elle était pieds nus dans des chaussures de sport blanches, et le fait que ces chaussures soient plates rendait sa façon de se tenir encore plus stable et plus ferme. Elle n'était en rien féminine cette façon de se tenir, mais bien masculine ou enfantine. Ses jambes étaient sales, brunies et luisantes. C'étaient des jambes de petite fille, ces jambes si souvent soumises à l'action de l'air, du soleil, aux chutes sur les petites mottes et sur l'herbe et aux coups qu'elles deviennent grossières, se couvrent de petites cicatrices à cause des petites croûtes arrachées trop tôt, alors que les genoux deviennent rugueux comme de l'écorce d'orange. L'âge et la certitude subconsciente de sa richesse physique donnent à leur maîtresse le droit de prendre si peu soin de ses jambes, de ne pas s'en soucier, de ne pas les soigner. Mais plus haut, sous le short noir, la propreté et la douceur du corps laisse deviner combien merveilleuse sera leur maîtresse quand elle mûrira et deviendra femme, quand elle commencera à faire attention à son corps, quand l'envie lui viendra de l'orner, quand toutes les petites blessures seront guéries, quand les croûtes tomberont d'elles-mêmes, quand le hâle s'égalisera pour devenir teint. »