jeudi 31 mars 2022

Haydn : un mouvement de quatuor


Souvent, quand on aime une œuvre musicale, c'est, de façon plus ou moins consciente, en fonction d'un aspect, d'un caractère dans lequel on place le critère qui est pour nous essentiel, la qualité déterminante. Les autres aspects (et le goût pour telle ou telle interprétation) sont alors largement induits par cet aspect-là – de façon déséquilibrée, il faut l'admettre. Il y a donc une dimension-reine qui estompe les autres ; un soleil qui fait pâlir les étoiles. Ce qui ne doit pas empêcher d'admettre que d'autres amateurs aiment la même œuvre selon un angle différent. Souvent, cela ne s'exprime que de façon très vague, en termes très généraux. On mettra l'accent sur la noblesse, ou sur la ferveur, sur la finesse des timbres ou sur la construction. Mais aussi, surtout, de façon très exagérée et subjective, sur un trait, voire sur une note qui sera comme un shibboleth. 


La part de subjectivité étant assumée, un exemple : 

Haydn, Quatuor op. 33 n° 5, en Sol, 3° mvt, Scherzo-allegro. 

Pour moi, ce bref mouvement se singularise par : fluidité, allant, allégement, jeunesse. L'envol des elfes. Si je se sens pas cela, inutile d'insister. 

J'en ai rassemblé 18 versions. (ordre alphabétique)

L'écoute à la suite accentue les contrastes. J'ai donc laissé des intervalles, et varié l'ordre des écoutes, pour amoindrir ces effets (parfois trop injustes) du voisinage direct. Idéalement, il faudrait une écoute à l'aveugle, en variant le matériel audio, ainsi que les moments de journée (l'humeur de l'instant, mais aussi les humeurs, le métabolisme, jouent parfois beaucoup – surtout quand on n'est pas un "pro"). J'ai procédé, en partie, à ces variations, dans les cas qui me semblaient poser problème. 

Il va sans dire que mon appréciation subjective d'un mouvement ne rend pas compte de la valeur de l'interprétation du quatuor en entier, ni de l'album, a fortiori de la formation. 


Aeolian

Un peu lent. Un peu sombre. Pas assez de "facilité".  Ils n'ont pas l'air de jouir de leur musique. On dirait qu'ils travaillent (fort bien, d'ailleurs). Le trio non plus n'est pas très convaincant. Ils jouent "un scherzo", et semblent ne pas sentir cette page comme aussi unique et subtilement singulière que peut l'être une personne. 


Angeles

Très rapide. Plus marqué que dynamique.


Buchberger

Rapide, mais c'est tout. Pas très convaincant. Un peu rugueux. Le trio n'est pas convaincant non plus. 


Casals

Très rapide. Pas "elfique" du tout, mais intéressant. De l'énergie, de la vivacité. Un peu rauque par rapport à mes attentes, mais j'aime quand même beaucoup. Le trio très posé, transparent. Il y a une "lecture" assez singulière, qui a le mérite d'exister, d'avoir sa cohérence (polarités viril / féminin). 


Chartres

Assez sombre Plus marche qu'envol. Marche élégante, mais marche. Les musiciens semblent peu concernés. 


Coull

Vit peu. Peu animé. Le casque semble vite lourd : c'est un signe... 


Dekany

Vif, léger, pas mal du tout ; fin, agréable. Assez aérien. Le trio est bien, fin. Ce n'est pas la grâce au sens fort, mais c'est au moins la grâce au sens faible. 


Doric

très rapide ; mais un peu appuyé, un peu rugueux quand même ; ambiance qui évoque un peu le modernisme, plus que la fluidité de la grâce classique. Le trio, mincissime, très joli. 


Eybler

diapason bas ; marche ; lent ; pas de courant électrique. ennui. Le contraire de ce que je cherche dans ce scherzo. Passons


Festetics

j'ai du mal à me faire une opinion ; bien des analogies avec ce que je cherche, et pourtant, pas tout à fait... Lié aux instruments d'époque ?


Goldmund

diapason un peu bas ; mais c'est bien (= cela me satisfait) ; le phrasé est aérien ; ça s'envole (tend à s'envoler) ; le trio fort bien aussi (simple et pur). 


Hanson

rapide ; audaces de phrasé, d'accélération ; mais c'est ça ! Le trio est très bien. C'est travaillé avec finesse, souci des détails, des petites différences. Il se passe des choses. 


Kodaly

bas ; lent ; ennuyeux ; ça marche (et donc, ici, ça semble piétiner). Trio sans grâce. Pourtant le métier a l'air très solide. 


Lindsays

tempo, impulsion, fort bien ; c'est solide quant au métier et léger quant au phrasé. Irréprochable. 


Maggini

un peu lent ; beau son (grave) ; mais peu animé ; dommage. 


Mosaïques

très beau son ; un peu lent et orienté grave ; mais c'est fort bien ; pro ; serait excellent je pense pour qui n'aurait pas mes demandes. Pas "essor".


Tatraï

C'est la version problématique à de nombreux points de vue. Présentée sur Qobuz en 2 fichiers, l'un de 5 secondes (!?), mal raccroché puis enchaîné sur le 4° mouvement... Bizarre, bizarre. L'interprétation, quand même, après toutes ces aventures. Peu satisfaisante ; lourde, un peu les talons au sol. Terrestre.


Terpsycordes

grave ; le son, pas très beau,un peu rauque, ne me plaît pas. ; tempo rapide ; de l'envol ; trio équilibré de façon originale (le violoncelle sonne étrange, why not ?) ; j'aimerais beaucoup si le son (l'acoustique ?) était autre. 



En définitive, si aucune version ne me comble, il y en a cinq pour me charmer, parfois par l'efficacité pro (Lindsays), parfois par l'audace (Casals) :

Casals

Dekany

Goldmund

Hanson

Lindsays


2 versions écoutables sur le net : 


Goldmund :

https://www.youtube.com/watch?v=XnlgJBcnowk


Mosaïques :

https://www.youtube.com/watch?v=7I6tRpvapvg



Céline (notules)


Céline voisinant avec Alain, c'est rare. Par exemple, Entretiens avec le Professeur Y p. 503 : "Y a guère que deux espèces d'hommes, où que ce soit, dans quoi que ce soit, les travailleurs et les maquereaux..." On est tout près d'une des idées fondamentales d'Alain, la distinction entre le "prolétaire", qui a affaire à la matière, qui fait un vrai travail, et le "bourgeois", qui ne fait que manipuler des signes, principalement pour faire travailler les autres. 

Céline voisinant avec Proust, c'est moins rare. Un parfum du Contre Sainte-Beuve, toujours dans les Entretiens avec le Professeur Y (p.506-507) : "l’inventeur lui, crouni depuis belle ! est-ce qu'il a même existé ?... on se demande ?... on en doute... fût-il ce gros blond joufflu, de certaines photos ? ou ce petit maigre boiteux, qu'on a prétendu ?... Certains croient savoir qu'il était fouetteur des dames, tortureur de chats le gros blond joufflu des photos !... mais que le petit maigre boiteux raffolait, lui, des croûtons de pain trempés en certains endroits... et qu'il était plutót mormon de convictions !... tandis que le gros blond... (était-ce lui ?) passait ses dimanches à sauver des coccinelles... et les libellules qui se noyaient... que c'était sa seule distraction... on dit !... on dit !... qu'est-ce que ça vient foutre ?... je vous demande ? la petite invention seule, qui compte !..."


Voyage, New York, la caverne fécale : on y descend par un escalier ”tout en marbre rose” ; très joli, très Musset, avec une couleur rose qui induit quelque évocation organique. 


Exemple d'équivoque sémantique parfaitement utilisée. Dans Guignol's band, le narrateur est coincé dans un ascenseur, et connaît une poussée de claustrophobie : "Enfermé comme ça dans cette boîte ! je palpite ! je palpite ! un emballage abominable !" L'emballement du rythme cadiaque, effet de l'emballage dans l'espace confiné. 


Jean-Pierre Richard a fait une "microlecture" du thème du métro chez Céline. Comme souvent chez lui, c'est très fin, puis c'est trop fin, les découpages (lacanoïdes) de mots sont poussés trop loin car ils demandent une adhésion complète à une méthode. Dommage, car il y a bien des choses suggestives dans son article. 

Jean-Pierre Richard note l'analogie entre le métro et l'ascenseur : foule, écrasement, espace confiné, claustrophobie. On pourrait aussi noter bien des ressemblances entre l'acte sexuel tel que décrit par Céline, et ces expériences de mélange des êtres qui sont "les uns dans les autres", qui s'étouffent mutuellement, où l'on ne reconnaît plus qui est qui, quoi est à qui, où on s'écrabouille mutuellement – on ne sait plus où on en est, on ne sait plus qui on est. Expériences de "con-fusion". En outre, le métro, l'ascenseur, la copulation, entassant les êtres de façon désordonnée, l'enfouissement sous les vivants, correspondent à l'enfouissement sous les morts – un classique de l'imaginaire célinien. Mort et naissance resssentis comme une furieuse, confuse et aveugle compétition ("foutrant pancrace"). Un mélange des êtres, une dilution des individualités qui n'a rien de l'ivresse dionysiaque... 


Jean-Pierre Richard dit dans une autre des Microlectures qu' "il y a chez Céline toute une modalité orale de l’anal". Peut-être. Mais c'est plutôt l'inverse (modalité anale de l'oral) qui me semblerait évident.