lundi 30 septembre 2019

La Fontaine : beaucoup de bruit pour presque rien


Dans une conférence audible sur la Toile... 

https://www.canal-u.tv/video/eduscol/recit_et_valeurs_partie_1_theme_4.33837 (à 19 min. 38 sec.)

... Patrick Dandrey fait une remarque aussi simple que judicieuse : 

La cigale, ayant chanté 
Tout l’été. 
3 syllabes ; quand il fait beau et qu’on s’amuse, le temps passe très vite. 
Mais…  
Se trouva fort dépourvue 
Quand la bise fut venue
7 syllabes : plus du double. 

Cela peut inciter à observer, en amateur, la merveilleuse liberté et souplesse du vers de La Fontaine, et en particulier le jeu sur le nombre des syllabes. 
Un exemple très connu :

La montagne qui accouche

Une Montagne en mal d'enfant
Jetait une clameur si haute, 
Que chacun, au bruit accourant,
Crut qu'elle accoucherait, sans faute,
D'une cité plus grosse que Paris ;
Elle accoucha d'une souris.
Quand je songe à cette fable,
Dont le récit est menteur
Et le sens est véritable,
Je me figure un auteur
Qui dit : « Je chanterai la guerre
Que firent les Titans au Maître du tonnerre.» 
C'est promettre beaucoup : mais qu'en sort-il souvent ?
Du vent. 

Les six premiers vers, narratifs, sont loin d’être uniformes. 
Le premier est bien carré, symétrique, 4 + 4
Une Montagne / en mal d'enfant  
Le deuxième est plus faiblement segmenté (2 + 4 + 2)
Jetait / une clameur / si haute, 
Le troisième est asymétrique, donc plus dynamique, mouvementé comme ce qu’il décrit : 3 + 5 (voire 3 + 2 + 3, découpage excessif, mais prodigieusement rythmique)
Que chacun, / au bruit accourant,
Le quatrième inverse la balance mais en la modifiant (6 + 2) : 
Crut qu'elle accoucherait, / sans faute
… ce « sans faute » de deux syllabes s’avérera rétrospectivement cruel, quand on verra le résultat identiquement mesuré… 
Le cinquième illustre l’importance de l’attente en passant à un décasyllable qui semble relativement très ample (dont la cadence semble indécise (4 + 6 ou 6 + 4 ?) 
D'une cité plus grosse que Paris
On n’est plus dans le réel, on se pavane dans l’imaginaire.
Le sixième revient certes à l’octosyllable initial, mais ce mètre semble ici piteusement dégonflé par contraste avec l’opulent décasyllable. Après un grand espoir, le retour au statu quo ante semble amer. Cet octosyllabe est parfaitement symétrique, ce qui a deux vertus 
a) bien marquer qu’on en est revenu à l’état antérieur 
b) clore les six vers narratifs par un rythme identique à celui du premier. 
Elle accoucha d'une souris.
.. avec, en prime, le claquement de verrou de la rime masculine brève (Flaubert verrouillait ainsi certaines phrases). Le même son ‘ri’, qui, terminant ‘Paris’, avait quelque chose d’augmentatif, se trouve ici très diminutif. On a bien la sensation que « c’est fini ».

On en vient à la transposition, qui importe plus, car l’histoire de la montagne était à l’évidence un prétexte. Il est naturel que le rythme change, adopte, contre la carrure doublement carrée de l’octosyllabe, une pulsation plus nonchalante. D’où quatre heptasyllabes, eux aussi très inégalisés, et fortement intriqués par des effets de miroir. 
Quand je songe / à cette fable, 3 + 4 
Dont le récit / est menteur 4 + 3
Et le sens / est véritable, 3 + 4
Avec beaucoup d’art, le 2° heptasyllabe est « bifonctionnel » (aux échecs, une ‘fourchette’) : sa forme fait miroir au premier et l’y rattache fortement. Mais son sens est en miroir du suivant. Ces 3 vers forment une unité magnifique, et insèrent, au point de jonction entre les deux parties de la fable, un art poétique express, qui nous rappelle (on ne saurait être trop prudent) le mode d’emploi du texte même qu’on est en train de lire, au moment crucial où l’on passe de la narration à la leçon. 
La poésie a la poésie elle-même pour objet :
Je me figure un auteur  7 (4 + 3)
Qui dit : « Je chanterai la guerre 8 (2 + 6)
L’inflation commence
Que firent les Titans au Maître du tonnerre.» 12 (6 + 6)
L’inflation continue, aidée par une allitération en T (une des plus puissantes qui soient)
C'est promettre beaucoup : mais qu'en sort-il souvent ? 12 (6 + 6) 
La réflexion sceptique singe les prétentions de l’auteur. Quant au contenu, on songe, comme Monsieur Jourdain : « Il y a trop de tintamarre là-dedans, trop de brouillamini ». Quant à la forme, le noble alexandrin a tendance à voir son second hémistiche se scinder en 4 + 2, préparant une chute encore plus cruelle par deux syllabes qui esquissent, préfigurent en silhouette la pointe assassine. C’est le propre de la rime que de préparer le lit du vers suivant, qui viendra s’y loger tout naturellement, en nous mettant le fin mot sur le bout de la langue. Ici, son et sens conspirent avec grande efficacité.
Du vent. 
C’est encore plus bref que l’été de la cigale. C’est un presque rien. Un pire que rien puisque c’est de la dépense de temps et de mots, sans résultat. La massivité de l'élément terrestre se ridiculise dans l'inconsistance de l'élément aérien. Flatus vocis. Beaucoup de bruit pour rien. C’est pur déficit. Les prétentions se dégonflent piteusement. À l’époque de La Fontaine, disait-on « du vent ! » au sens de « du balai ! », « ouste ! » ? Même si ce n’est pas le cas, la signification semble bien être là. Grossesse venteuse, vaniteuse, orgueil de l’homme qui se croit toujours capable de devenir aussi gros qu’un bœuf, et dont finalement la nullité éclate. Tous les spirituels du siècle ont dénoncé par la métaphore du vent le néant de la créature, surtout de celle qui se voudrait créatrice, et donc qui tendrait à usurper la prérogative du Créateur. Vent, vanité : dans cette mince historiette, L’Ecclésiaste n’est pas loin.

P.-S. : cf. une autre fin en vanité, la fameuse rose de l'infante hugolienne : 
"Tout sur terre appartient aux princes, hors le vent."

dimanche 29 septembre 2019

Nabokov : Lolita endormie et la Marquise d’O…


Quand on évoque Kleist à propos de Nabokov, c’est le plus souvent à propos de « Mademoiselle O », nouvelle écrite en français. On y voit sans peine un écho de la nouvelle de Kleist « Die Marquise von O… » (Nabokov ne reprend pas les points de suspension ; le nom de la préceptrice se résume à cet O vide en exil parmi les sites glacés). 
Mais le thème de la nouvelle de Kleist se retrouve (sans allusion au nom du personnage), assez nettement, dans une rêverie de Humbert Humbert. 

Histoire (résumée) de la marquise : sur le point d’être malmenée par des soudards, elle est sauvée par un noble jeune officier et perd connaissance. C’est là que le fameux tiret marque l’absence à soi de la jeune femme. Par la suite, elle se trouve enceinte, certaine pourtant de n’avoir pas connu d’homme - situation inédite depuis 18 siècles. Elle publie une petite annonce demandant au père éventuel de se désigner. C’est (O surprise !) le généreux officier salvateur. Le tiret a dû s’insinuer dans la perfection circulaire.

Humbert, pensionnaire énamouré, se forge des scénarios qui évacueraient l’obstacle constitué par Charlotte. La tuer, c’est risqué. Qu’elle disparaisse comme par enchantement, c’est le fantasme infantile par excellence, mais c’est hélas peu crédible. Un moyen terme, pas impossible, serait de prodiguer discrètement des narcotiques à la mère honnie et à la fille chérie, pour pouvoir profiter paisiblement de la seconde. Le narcotique jouerait le rôle du tiret. Mais jusqu’où aller avec la nymphette ? Il serait grossier de l’engrosser. Elle pourrait être soupçonnée d’avoir consenti, par exemple, aux avances du jeune livreur de journaux ; elle aurait beau s’en défendre, sa mère ne la croirait pas, et ironiserait sur une conception surnaturelle. Non, décidément, Humbert est un gentleman ; il laissera la demoiselle intacte. 
La reprise de Kleist est très probable. Mais le plus beau, littérairement, est la plongée dans les sinuosités de la méditation humbertienne. La rêverie qui caresse ce projet (criminel, mais pas trop) est rendue avec une fluidité paradoxalement accentuée par les juxtapositions, les discontinuités, les ellipses (dans le rêve, la discontinuité n’a rien d’une cassure, au contraire, elle souligne que les inflexions sont normales pour le rêveur). Mais on ne décrit pas l’essentiel, à savoir ce qu’on ferait avec (à) Lolita. Ce suspens permet d’évoquer ensuite divers possibles. 
Si, cavalièrement, on allait trop loin, ce serait calamiteux pour tout le monde, comme on l’a vu ; il faudrait faire une recherche en paternité et autres déplaisirs. Donc on se limitera ; on sera chevaleresque. N’empêche, consommation ou non, il est bien agréable de se rêver incube. Au début, on sait qu’on s’imagine (I saw myself…), mais bien vite on l’oublie et on se laisse prendre au jeu (The house was full…).
L’érotisation, comme il se doit, retentit sur les délicieux préparatifs : on savoure la possibilité, la probabilité, l’imminence. Les conditions de l’action sont détaillées avec la minutie de la gourmandise ; l’action elle-même n’est pas précisée. Comme souvent chez Nabokov, on a le son sans l’image : Charlotte est réduite à un lourd ronflement, disgracieux certes, mais qui garantit sans cesse la liberté d’action auprès du souffle léger qu’est devenue Lolita (Hugo : « Je suis l'enfant de l'air, un Sylphe, moins qu'un rêve… » ; Valéry : « prendre pour visage un souffle »). Devenue sage comme une image, elle est déjà « solipsisée ». On passe sous un même silence l’action et le temps nécessaire pour que s’en manifestent les éventuelles suites qui sont évoquées, soudain, par le déni de Lolita, en style direct, et par la réponse incrédule de Charlotte. Mais ce serait trop cruel pour la sweetheart… et une complète consommation interdirait toute réédition. Donc  on décide une généreuse limitation du projet, un bémol bienveillant ; on restera courtoisement en surface.

traduction Couturier, I, XVII, Pléiade 2-879 : 
« D'autres visions de débauche s'offrirent à moi avec des bercements et des sourires charmeurs. Je m'imaginai en train d'administrer un puissant soporifique à la mère et à la fille en vue de pouvoir caresser cette dernière toute la nuit en toute impunité. La maison bourdonnait du ronflement de Charlotte, tandis que Lolita respirait à peine dans son sommeil, aussi paisible qu'une enfant sur un tableau. « Maman, je te jure que Kenny ne m'a même pas touchée. — Tu mens, Dolores Haze, ou bien c'était un incube. » Non, je n'irais pas jusque-là.Ainsi complotait et rêvait Humbert le Cube »

« Other visions of venery presented themselves to me swaying and smiling. I saw myself administering a powerful sleeping potion to both mother and daughter so as to fondle the latter through the night with perfect impunity. The house was full of Charlotte’s snore, while Lolita hardly breathed in her sleep, as still as a painted girl-child. “Mother, I swear Kenny never even touched me.” “You either lie, Dolores Haze, or it was an incubus.” No, I would not go that far.So Humbert the Cubus schemed and dreamed »

sur la traduction : 

Couturier a traduit « visions of venery » par « visions de débauche » ; c’est bien dommage, pour plusieurs raisons : 
1/ il y a un parallélisme des consonnes entre visions et venery (nonobstant l’allitération swaying and smiling).
2/ les consonnes en question sont loin d’être indifférentes : V N sont les initiales de l’auteur, sa griffe si fréquente dans ses ouvrages. 
3/ le parallélisme se retrouve en symétrie à la fin de la rêverie : « schemed and dreamed »
4/ Kahane a gardé vénerie, qui est en effet un peu étrange en français, mais c’est ce qu’il fallait faire, car le terme anglais venery superpose exactement deux sens que Nabokov a associés avec génie : thème de la chasse, thème de la sexualité. 
Ceci pour souligner que, lorsqu’on a un réseau si riche de sonorités, de significations, et d’allusions, on a bien affaire à un texte de poésie.

moins important : 
« as still as a painted girl-child. » Couturier a choisi « aussi paisible qu'une enfant sur un tableau », ce qui est passablement artificiel. Kahane a choisi : « aussi quiète qu’une poupée peinte », ce qui est à la fois long, raté et cacophonique. J’aurais préféré « sage comme une image », plus naturel en français. 
Mais, c’est bien connu, en matière de traduction, on est toujours le meilleur à ses propres yeux.



Image littéraire, (compléments) 5


Suite à

En parallèle de la version ‘autobiographique’ des extases colorées de
Nabokov, Autres Rivages, 2, 1
« Ma mère fit tout pour encourager ma sensibilité naturelle à toute stimulation visuelle. Que d'aquarelles n'a-t-elle pas peintes pour moi ! Quelle révélation ce fut pour moi lorsqu'elle me montra le lilas en fleur qui naissait du mélange du bleu et du rouge ! Parfois, dans notre maison de Saint-Pétersbourg, d'une cache secrète dans le mur de son dressing (pièce où je suis né), elle sortait un tas de bijoux pour que je m'amuse avant de m'endormir. J'étais tout petit alors, et ces tiares et ces colliers et ces bagues qui étincelaient me semblaient le céder à peine en mystère et en enchantement à l'illumination de la ville durant les fêtes impériales, lorsque, dans le silence feutré d'une nuit glaciale, des monogrammes géants, des couronnes et autres dessins armoriaux faits d'ampoules électriques de couleur — saphir, émeraude, rubis — rayonnaient avec une sorte de retenue extasiée au-dessus des corniches bordées de neige, sur les façades tout le long des rues résidentielles. »

leur version romanesque : 
Nabokov : Le Don ch. 1, Pléiade 2-82 : 
« Si j'avais des couleurs à la portée de la main, je vous mélangerais de la terre de Sienne brûlée et de la sépia pour les assortir à la couleur gutta-percha du son tch ; et vous apprécieriez mon s radieux si je pouvais verser dans vos mains tendues en cornet quelques-uns de ces saphirs lumineux que je touchais enfant, tremblant sans comprendre quand ma mère, vêtue pour un bal, sanglotant éperdument, laissait ses trésors parfaitement célestes couler de leur abîme dans la paume de sa main, de leur écrin sur le velours noir, et puis remettait subitement le tout sous clé et n'allait nulle part en fin de compte, en dépit des persuasions chaleureuses de son frère, qui marchait de long en large dans les pièces en donnant des chiquenaudes aux meubles et haussant ses épaulettes ; et, si l’on tirait légèrement le rideau de la fenêtre latérale en saillie, on pouvait voir, tout le long du quai, les façades dans le bleu-noir de la nuit, la magie immobile d'une illumination impériale, le flamboiement lugubre des monogrammes de diamants, des ampoules colorées formant des dessins de couronnes… »
«  If I had some paints handy I would mix burnt-sienna and sepia for you so as to match the color of a gutta-percha ‘ch’ sound; and you would appreciate my radiant ‘s’ if I could pour into your cupped hands some of those luminous « sapphires that I touched as a child, trembling and not understanding when my mother, dressed for a ball, uncontrollably sobbing, allowed her perfectly celestial treasures to flow out of their abyss into her palm, out of their cases onto black velvet, and then suddenly locked everything up and did not go anywhere after all, in spite of the impassioned persuasions of her brother, who kept pacing up and down the rooms giving fillips to the furniture and shrugging his epaulets, and if one turned the curtain slightly on the side window of the oriel, one could see, along the receding riverfront, façades in the blue-blackness of the night, the motionless magic of an imperial illumination, the ominous blaze of diamond monograms, colored bulbs in coronal designs … »

En parallèle des extases colorées de l’enfant Nabokov, celles de
Kandinsky : Regards sur le passé et autres textes, 1912-1922 [éd. Hermann] :  
«... Je n’oublierai jamais les grandes maisons de bois couvertes de sculptures.… Elles m’apprirent à me mouvoir au sein même du tableau, à vivre dans le tableau. Je me souviens encore qu’entrant pour la première fois dans la salle, je restais figé sur place devant un tableau aussi inattendu. La table, les coffres, le grand poêle, qui tiennent une place importante dans la maison du paysan russe, les armoires, chaque objet, étaient peints d’ornements bariolés étalés à grands traits. Sur les murs, des images populaires, les représentations symboliques d’un héros, une bataille, l’illustration d’un chant populaire  […]
Le soleil fait fondre tout Moscou en une tache unique qui fait vibrer l’âme et l’être intérieur. […] Des maisons et des églises roses, mauves, jaunes, blanches, vert-pistache, rouge-feu, le gazon follement vert, les arbres au bourdonnement plus profond, ou la neige chantant de ses mille voix, l’allegretto des branches nues, l’anneau rouge, rigide et silencieux des murs du Kremlin, enfin, se dressant au-dessus de tout cela comme un cri de triomphe et s’oubliant comme l’Alléluia, le long trait blanc et les graves ornements de clocher d’Ivan Veliky. Peindre cet instant m’apparaissait comme le bonheur le plus impossible et le plus sublime qu’un peintre puisse connaître. »    



samedi 28 septembre 2019

Céline chez Benni


Dans une étude sur Céline, j’avais noté chez lui l’évidente phobie des lieux fermés, étroits, confinés, étouffants. Le passage Choiseul, la cachette stercoraire des soldats dans Casse-Pipe, et mille autres. 
Précisions à cette adresse : 

On se hait pour maintes raisons, mais surtout parce qu’il n’y a pas la place ; il n’y a jamais la place. Sauf sur la mer. Non pas dans le bateau, qui est un lieu d’enfermement (L’Amiral Bragueton), mais sur le pont, dans l’air salé, purifié, dans l’espace enfin sans hommes, sans choses, sans rien. 
Le principal slogan célinien de la haine, sera donc « Y a pas la place ! », et il sera très opérant dans son racisme ; il correspond, avec d’étranges distorsions (sur un mode claustrophobe et respiratoire) au fameux Lebensraum de l’époque.

Or… coïncidence ou propos délibéré ? (la coïncidence serait étonnante). On trouve, dans le roman de Stefano Benni Achille au pied léger, une sorte de portrait de Céline (ce dernier dirait « un portrait express au caca fumant ») : 
Benni, Achille au pied léger (ch. IX) p. 92 [trad. Marguerite Pozzoli]  : 
« Odysseus s’aventura dans la lecture d’Il n’y a pas de place, essai sur les ennemis de l’Occident écrit par un certain Maragnani, colonel à la retraite. Un ramassis délirant de lieux communs stupides, racistes et haineux, qui mettait dans le même sac islamistes et pédés, pacifistes et méridionaux, pour conclure sur la nécessité absolue d’exterminer les Chinois d’ici quelques années, avant qu’ils aient bu toute notre eau. »

Tout y est : le manque de place, l’ancien militaire, les flots de haine des pamphlets, et même les Chinois, obsession ultime de Céline - à ceci près qu’ils finiront selon lui par se dissoudre dans notre cognac et notre champagne. 

Derniers mots tracés par Céline écrivain quelques heures avant sa mort (la fin de Rigodon) : 
« … qu'ils viennent qu'ils osent les Chinois, ils iront pas plus loin que Cognac ! il finira tout saoul heureux dans les caves, le fameux péril jaune ! encore Cognac est bien loin… milliards par milliards ils auront déjà eu leur compte en passant par où vous savez… Reims… Épernay… de ces profondeurs pétillantes que plus rien existe… »



vendredi 13 septembre 2019

Nabokov et la comparaison



Une des composantes principales de la lecture de fiction se nomme, depuis Coleridge, « suspension consentie de l'incrédulité » (willing suspension of disbelief). Autrement dit, on veut bien se laisser aller à ‘y croire’, à accommoder le cristallin mental sur l’histoire - et non sur le papier, l’encre, la phrase, ou l’auteur. 
Les interventions d’auteur sont donc à double tranchant dans la fiction classique. Quand l’auteur intervient en son nom propre, il peut confirmer de son autorité la véracité de son propos. Ces interventions manifestes peuvent soustraire le lecteur à l’hallucination à laquelle il s’est prêté. 
Mais on peut aussi sentir la présence de l’auteur dans la façon dont il s’exprime, les tournures, éventuellement les tics d’écriture. En cela, il ne parle pas, mais il s’exprime, il manifeste quelque chose de lui-même. Ici aussi, on peut prendre du recul et se dire : « tiens, il a choisi de le dire ainsi… », ou « c’est bien de lui ! ». L’impression de ‘nécessité’ ou, du moins, de ‘naturel’, d’’ allant de soi’ s’estompe au profit de la sensation d’un choix qui peut aller jusqu’à l’arbitraire À cet instant, c’est à l’auteur qu’on pense. Certains considèrent que l’élégance de l’écriture consiste à ne pas être remarquée ; l’auteur, présent partout, n’est visible nulle part. D’autres s’imposent, jusqu’à la caricature. La moindre phrase de Huysmans fait apparaître sa silhouette (jadis, on eût dit : sa main).
Nabokov est présent et visible partout. Sa façon d’écrire, si singulière, souvent bizarre, inattendue, empêche le lecteur de se laisser fasciner naïvement par l’intrigue en le ramenant toujours dans l’atelier et le cerveau de l’auteur. Ceci se voit, entre autres, dans ses comparaisons. Si un auteur utilise une comparaison habituelle, prévisible, il ne laisse presque rien paraître de lui-même. Au contraire, les comparaisons nabokoviennes éclatent par leur inattendu, leur subjectivité, voire leur arbitraire (apparent). On sent qu’elles ont été choisies, élues par quelqu’un qui ne ressemble pas à tout le monde, qui veut ne ressembler à personne. Ceci est encore plus net si la comparaison est prise hors-contexte (hors-diégèse, comme on dirait dans un traité de narratologie). Dire qu’un paysan est planté sur le sol, « comme un chêne », cela va de soi : c’est le contexte, la situation qui inclinent d’eux-mêmes ; on ne sent pas le choix, le délibéré, donc la personnalité de l’auteur. Avec Nabokov au contraire, chaque comparaison est une estampille, une signature - une marque de propriété. 
Par exemple, à la fin de la nouvelle Retrouvailles, le personnage qui a cherché en vain dans sa mémoire le nom d’un chien sent que ce nom est en train de lui revenir : 
« Soudain, il s'arrêta net. Quelque part au fond de sa mémoire, il y eut une sorte de léger remous, comme si quelque chose de très petit s'était éveillé et commençait à bouger. Le mot était encore invisible, mais son ombre, comme sortie de derrière un coin, commençait à apparaître et il eut envie de poser le pied sur cette ombre pour l'empêcher de se retirer et de disparaître à nouveau. Hélas, c'était trop tard. Tout s'évanouit, mais, à l'instant même où son cerveau relâchait ses efforts, la chose frémit à nouveau, de manière plus perceptible cette fois, et, telle une souris sortant de son trou quand la pièce est tranquille, il vit apparaître, silencieusement, mystérieusement, à pas légers, le corpuscule vivant d'un mot… »
On admire la façon dont la comparaison, à mesure que le mot affleure à la conscience du personnage, se construit peu à peu, prend consistance, passe d’une généralité abstraite sournoisement teintée de l’image à venir, depuis « une sorte de léger remous » qui est à peine une comparaison, puis, par gradations, jusqu’à la détermination finale : « telle une souris sortant de son trou quand la pièce est tranquille. » L’image est à la fois complète, amenée, parfaite, et pourtant surprenante. Elle décrit avec une délicieuse vivacité le mécanisme mental de la remémoration (qui se produit quand on ne cherche plus). 
Nabokov s’amuse parfois en revanche à des comparaisons incongrues, cocasses. Après des funérailles, le personnage entame de graves méditations, qui tournent court au profit d’un monde visible immédiatement soumis à une transposition burlesque :
Le Don, chap. 5, p. 329-330 : « Il essaya de penser à la mort, mais, au lieu de cela, il se fit la réflexion que le ciel tendre, bordé d'un côté par un long nuage comme un liseré de gras pâle et tendre, aurait ressemblé à une tranche de jambon si le bleu avait été rose. » 
[« He tried to think about death, but reflected instead that the soft sky, edged on one side with a long cloud like a pale and tender border of fat, would have resembled a slice of ham had the blue been pink.  »]
La comparaison est pour le moins externe (« hors-diégèse »). Boris Vian se fera une spécialité de ces rapprochements incongrus qui enrichissent moins la vision du réel qu’elles ne marquent  l’arbitraire de la fantaisie. 
L’autorité de l’auteur peut s’exprimer selon des modalités diverses. Autorité classique, ou rationaliste : l’auteur a raison, et invite à le suivre. Autorité romantique : l’auteur a des passions, des imaginations, et invite à les partager. Autorité moderne : l’auteur a des fantaisies, des lubies, une idiosyncrasie, et invite à entrer en connivence ludique avec elles. Avec Nabokov, l’omniprésence de l’auteur est moins romantique (affective) que moderne (thématique et/ou formelle). On lit certes une histoire, mais, avant tout, on lit « du Nabokov. »




dimanche 8 septembre 2019

Flaubert imitateur (et en caméo chez Nabokov)



- Eh bien ! pour la peine, dit Hivert, tu vas nous montrer la comédie. 
L'aveugle s'affaissa sur ses jarrets, et, la tête renversée, tout en roulant ses yeux verdâtres et tirant la langue, il se frottait l'estomac à deux mains, tandis qu'il poussait une sorte de hurlement sourd, comme un chien affamé. 
Flaubert, Madame Bovary, III, VII

Platon a une théorie fort simple de l’éducation morale. Le spectacle d’actions mauvaises déteint sur le spectateur (ce qu’Aristote renversera de façon sophistiquée avec la notion de catharsis) ; simuler, imiter le mal est donc chose dangereuse car le masque peut devenir visage. Le livre III de la République abonde en exemples attestant que le spectacle et l’imitation de bonnes actions favorisent la vertu, tandis que le spectacle et l’imitation d’actions vicieuses inclinent au vice. Imiter, c’est, d’une certaine façon, devenir ; c’est exposer son âme à la disparité, à l’incohérence, donc à la corruption. L’homme ne doit pas imiter la femme ni la femme l’homme. L’homme sage ne doit pas imiter le fou, ni simuler l’ivresse. Quand on imite, il en reste toujours quelque chose, pour le meilleur et pour le pire. Imiter, c’est s’exposer à devenir. Il n’y a pas d’identification innocente ; ce que l’on croit temporaire risque ne l’être pas ; ce que l’on croit tout extérieur tend à devenir intérieur. C'est la sagesse simple des parents disant à l’enfant qui s’amuse à faire des grimaces : ‘tu vas rester comme ça !’ Il ne s’agit pas d’être ludique, mais de préserver son essence, de veiller à l’intégrité de son âme. 

Ce thème se retrouve dans la biographie de Flaubert. Gustave (jeune homme ou homme jeune) adorait faire des imitations, en général grotesques. Il avait inventé, avec des amis, le personnage du ‘Garçon’, qui cumulait toutes les bêtises et hideurs. Flaubert portait un grand intérêt à un « journaliste de Nevers », particulièrement ridicule et calamiteux, mais aussi au « démon à face humaine » Lugarto (hérité d’Eugène Sue), ainsi qu’à un mendiant épileptique jadis rencontré - une belle galerie de monstres. Gustave se passionnait à tel point pour ses imitations que son père (médecin) lui ordonna de cesser ce jeu qu'il trouvait dangereux. Achille-Cléophas (homérique et évangélique prénoms paternels) était en cela disciple de Platon ou de Montaigne pour qui "l'habitude n'est pas chose de peu".
Il avait quelque motif de se méfier. Certes, Flaubert fait à sa sœur Caroline des remarques assez anodines : « Quand tu étais couchée et malade, tu n'avais personne pour te lire, pour te faire des Lugarto, des Antony et des journalistes de Nevers. Dans trois semaines, tu me verras revenir plus disposé que jamais à continuer tous mes rôles, car l'absence de mon public m'ennuie » (Corr. 1 p. 128, 16 novembre 1842).
Mais il écrit aussi : « Nom d'un nom ! j'aime bien mieux faire le journaliste de Nevers ou le père Couyère [le maire de Trouville], parole d'honneur ! [...] Si bien que seul, parfois dans ma chambre, je fais des grimaces dans la glace ou pousse le cri du Garçon, comme si tu étais là pour me voir et m'admirer. Car je m'ennuie bien de mon public. » (id. p. 169-170, 2 juin 1843). 
Jean Pommier, qui a bien étudié la question, cite et commente une autre lettre (à Louise Colet, 8 octobre 1846), à propos d’un de ses ‘modèles’ : « Il m'avait conté son histoire ; il avait d'abord été journaliste, etc., c'était superbe. Il est certain que quand je rendais ce drôle j'étais dans sa peau. On ne pouvait rien voir de plus hideux que moi à ce moment-là. » (J. Pommier, « Flaubert et la naissance de l'acteur » Journal de psychologie normale et pathologique, avril-juin 1947, repris dans Dialogues avec le passé, Nizet 1967).

Manifestement, Gustave se prend au jeu, et pour longtemps : 

 Thibaudet : Gustave Flaubert p. 21-22 : 
« Le Garçon était né probablement sur le Théâtre du Billard, être d’abord informe qui avait acquis peu à peu une personnalité immense, était devenu une sorte de guignol rouennais, « fabrication, disent les Goncourt à la suite d’une causerie avec Flaubert, d’une plaisanterie lourde, entêtée, patiente, continue, ainsi qu’une plaisanterie de petite ville ou une plaisanterie d’Allemand. Le Garçon avait des gestes particuliers qui étaient des gestes d’automate, un rire saccadé et strident à la façon d’un rire de personnage fantastique, une force corporelle. Rien ne donnera mieux l’idée de cette vocation étrange qui possédait véritablement les amis de Flaubert, les affolait même, que la charge consacrée chaque fois qu’on passait devant la cathédrale de Rouen. L’un disait : c’est beau, cette architecture gothique, ça élève l’âme ! Et aussitôt celui qui faisait le Garçon s’écriait tout haut au milieu des passants : « Oui, c’est beau, et la Saint-Barthélemy aussi, et les Dragonnades, et l’Édit de Nantes, c’est beau aussi ! » L’éloquence du Garçon éclatait surtout dans une parodie des Causes célèbres qui avait lieu dans le grand billard du père Flaubert, à l’Hôtel-Dieu. On y prononçait les plus cocasses défenses d’accusés, des oraisons funèbres de personnes vivantes, des plaisanteries grasses qui duraient trois heures. » Sur ce théâtre, l’incarnation finale du Garçon consistait à tenir un hôtel de la Farce où il y avait une fête de la Vidange, sorte d’apothéose finale où se donnait cours la verve scatologique de Flaubert. »

Goncourt, Journal 18 janvier 1864 : « Flaubert, la face enflammée, la voix beuglante, remuant ses gros yeux (…) »
Goncourt, Journal 21 juin 1891 ; « Flaubert : il me parle de son profond ennui, de son découragement de tout, de son aspiration à être mort, et mort sans métempsycose, sans survie, sans résurrection, à être à tout jamais dépouillé de son moi. / En l’entendant, il me semblait écouter mes pensées de tous les jours. Ah ! la belle désorganisation physique, que fait, même chez les plus forts, les plus solidement bâtis, la vie cérébrale. C’est positif, nous sommes tous malades, quasi fous, et tout préparés à le devenir complètement. »
Goncourt, Journal 29 mars 1862 : « On se lève de table, on passe dans le salon, et l’on demande à Flaubert de danser l’Idiot des Salons. Il emprunte un habit à Gautier, il relève son faux-col ; de ses cheveux, de sa figure, de sa physionomie, je ne sais pas ce qu’il fait, mais le voici soudain transformé en une formidable caricature de l’hébétement. Gautier, pris d’émulation, ôte sa redingote, et tout perlant de sueur, son gros derrière écrasant ses jarrets, danse à son tour le Pas du Créancier, et la soirée se termine par des chants bohèmes, des mélodies farouches dont le prince Radziwill jette merveilleusement la note stridente. »

Flaubert épileptique, c’est assez probable ; Flaubert hystérique, c’est certain. C’est peut-être même la condition pour devenir un narrateur d’un type nouveau qui, par le discours indirect libre, s’insinue dans ses personnages, en ressort, y retourne, se faufile, les devient, les quitte. Non sans risque pour l’écrivain, à la fois auteur et victime de ce jeu. 
Passons sur le trop connu et fallacieux (c’est presque pléonastique) « Madame Bovary, c’est moi ! ». 
Mais : « J’écris de la Bovary, je suis à leur promenade à cheval, en plein, au milieu ; on sue et on a la gorge serrée. Tantôt, à 6 heures, au moment où j’écrivais le mot attaque de nerfs, j’étais si emporté, je gueulais si fort, et sentais si profondément ce que ma petite femme éprouvait, que j’ai eu peur moi-même d’en avoir une, je me suis levé de ma table et j’ai ouvert la fenêtre pour me calmer… […], c’est une délicieuse chose que d’écrire, que de n’être plus soi, mais de circuler dans toute la création dont on parle. Aujourd’hui, par exemple, homme et femme tout ensemble, amant et maîtresse à la fois, je me suis promené à cheval dans une forêt par un après-midi d’automne sous des feuilles jaunes, et j’étais les chevaux, les feuilles, le vent, les paroles qu’on se disait et le soleil rouge qui faisait s’entre-fermer leurs paupières noyées d’amour. » (à Louise Colet, 23 décembre 1853, Corr., t. II, p. 483-484).
Et : « Quand j’écrivais l’empoisonnement de Madame Bovary, j’avais si bien le goût de l’arsenic dans la bouche, j’étais si bien empoisonné moi-même que je me suis donné deux indigestions coup sur coup — deux indigestions réelles car j’ai vomi tout mon dîner » (à Taine, lettre du 20 novembre 1866 t. III , p. 562).

Le romancier n’est pas, par rapport à ses personnages, voire par rapport à ses paysages, en position de surplomb impassible. Quand il les crée, il les devient ; éventuellement, il devient simultanément les contraires, les incompatibles. Rude gymnastique de l'âme. Il se contraint à une permanente et épuisante métamorphose qui correspond à cette pente naturelle de son psychisme dont il a fait la preuve tout au long de sa vie. 
Cela peut aboutir à l’extraordinaire péroraison du Saint Antoine : 
« O bonheur ! bonheur ! J’ai vu naître la vie, j’ai vu le mouvement commencer. j’ai envie de voler, de nager, d’aboyer, de beugler, de hurler. Je voudrais avoir des ailes, une carapace, une écorce, souffler de la fumée, porter une trompe, tordre mon corps, me diviser partout, m’émaner avec les odeurs, me développer comme les plantes, couler comme l’eau, vibrer comme le son, briller comme la lumière, me blottir sur toutes les formes, pénétrer chaque atome, descendre jusqu’au fond de la matière, — être la matière ! »
Mais la création semble inséparable d’une intime et inquiétante « désorganisation ». L'artiste doit, en rançon de son œuvre, payer de sa propre personne, par ce déséquilibre qui sera, selon d'autres modalités, la condition mystérieuse du génie singulier de Charlus pianiste :
Proust : Sodome et Gomorrhe 2° partie, chap. 2 : "Le style rapide, anxieux, charmant avec lequel M. de Charlus jouait le morceau schumanesque de la Sonate de Fauré, qui aurait pu discerner que ce style avait son correspondant — on n’ose dire sa cause — dans des parties toutes physiques, dans les défectuosités de M. de Charlus ? "

***

trois pistes 

piste 1 : 
L'identification hyperesthésique, quasi-pathologique, de Keats ; par exemple « if a sparrow come before my Window I take part in its existence and pick about the gravel » (« si un moineau vient devant ma fenêtre je prends part à son existence et je picore dans le gravier »)

piste 2 : 
Jarry devenant le Père Ubu ; le créateur, créé et décréé par sa créature, au point de faire rimer sa mort avec le nom de son personnage.
Cf. le "testament" de Jarry à Rachilde : « Le Père Ubu, cette fois, n'écrit pas dans la fièvre [...]. Il va s’arrêter tout doucement, comme un moteur fourbu »

piste 3 : 
un narrateur fictif : le feuilletoniste Pedro Camacho dans le roman de Vargas Llosa La Tante Julia et le scribouillard (devient ses personnages, se déguise, finit fou)



un texte : 
C'est à l'évidence le fantôme de Flaubert que l’on croise chez Nabokov :

Nabokov, Le Don, ch. 3, Pléiade 2-207 : « Parmi les invités, il trouva […] un monsieur de stature imposante, aux joues rasées de très près, taciturne, avec un gros visage démodé, du nom de Goriaïnov, qui était bien connu pour le fait que, pouvant imiter à la perfection (en fendant sa bouche jusqu'aux oreilles, en émettant des sons humides de ruminant et en prenant une voix de fausset) un malheureux journaliste d'humeur difficile qui avait une piètre réputation, il s'était tellement habitué à cette image (qui prenait ainsi sa revanche sur lui) qu'il ne se contentait pas seulement d'abaisser les coins de la bouche lorsqu'il imitait d'autres connaissances, mais se mettait même à ressembler à sa propre caricature dans la conversation courante. »   
« Among the guests there he found the engineer Kern and a capacious, very smooth-cheeked and taciturn gentleman with a fat, old-fashioned face, by the name of Goryainov, who was well known for the fact that being able to imitate beautifully (by stretching his mouth wide, making moist ruminant sounds, and speaking in falsetto) a certain unfortunate, cranky journalist with a poor reputation, he had grown so accustomed to this image (which thus had its revenge on him) that not only did he also pull down the corners of his mouth when imitating other of his acquaintances, but even began to look like it himself in normal conversation.  »


On retrouve dans Pnine le thème de l’imitateur 'pris' par son personnage : 

NabokovPnine VII, VI (trad. Chrestien) : 
« [Jack Cockerell], de qui je gardais le souvenir d’un Anglais plutôt mou, au visage lunaire et à la blondeur neutre, avait acquis une ressemblance frappante avec l’homme qu’il n’avait cessé d’imiter depuis dix ans bientôt. […] je suis forcé d’admettre que Jack Cockerell imitait Pnine à la perfection. »
"[Jack Cockerell], whom I [...] remembered as a rather limp, moon-faced, neutrally blond Englishman, had acquired an unmistakable resemblance to the man he had now been mimicking for almost ten years. […] I must admit that Jack Cockerell impersonated Pnin to perfection."

« Je me demandai si, par une sorte de vengeance poétique, toute cette affaire de Pnine n’était pas devenue pour les Cockerell la sorte d’obsesion fatale qui substitue sa propre victime à celle du ridicule initial. »
 « I fell wondering if by some poetical vengeance this Pnin business had not become with Cockerell the kind of fatal obsession which substitutes its own victim for that of the initial ridicule. » 



samedi 7 septembre 2019

Image classique, image moderne



Dans la métaphysique platonicienne, l'image n'est que la copie grossière de l'Idée qui seule détient l’Être et la Valeur. Il est donc naturel de vouloir fuir ce monde vers celui des Modèles parfaits, avec lesquels nous sommes en essentielle familiarité. Le monde des images, de l'ici-bas, ne nous est familier quant à lui que du fait de notre chute ou de notre emprisonnement au fond de la caverne. Si l'image peut présenter de l'intérêt, c'est dans la seule mesure où elle représente, tant bien que mal, l'Idée, et peut ainsi concourir à nous désincarcérer du monde d'ici-bas, en nous refamiliarisant avec notre vraie patrie. L'image n'a donc droit de cité si elle joue contre elle-même. 
Dans la physique cartésienne, la méthode des assimilations analogiques utilise l'image comme un instrument destiné à économiser les expériences. Le monde matériel étant partout de même nature, on peut transposer sans crainte de ce que l'on voit à ce que l'on ne peut voir, car le très grand et le très petit sont faits à l'image du moyen, qui est accessible à notre perception. Les tourbillons célestes sont le décalque en grand de l'image visible de l'eau s'échappant d'un évier, et les valvules cardiaques sont le décalque en petit de l'image à nous fort familière d'une porte ne s'ouvrant que dans un sens. L'image familière sert donc (peut-être au prix d'une méthodologie fort incertaine) à nous rendre par avance familiers à ce que nous n'avons pourtant jamais vu. 
Penser par avance l'inconnu sur le modèle du connu, le rare à l'image du banal, telle est bien l'intention d'une pensée de l'entendement identificateur. Le “désenchantement” du monde est un projet cartésien, clairement exposé au septième livre du Traité du Monde. Voir le jamais-vu comme du déjà-vu : celui qui est maître d'une nature si exsangue ne peut être que cruellement blasé. Il n'y a pas d'ailleurs, il n'y a pas d'exotisme. Tout est partout pareil. L'image indéfiniment transposable est aussi une banalisation généralisée : on se sent chez soi partout. Tout est familier car tout ressasse indéfiniment la même géométrie. Pour conjurer l'étonnement, on instaure un ennui dans lequel l'aube dévoile tout le jour ennemi, et où les tropiques sont déjà tristes. 
Que ce soit dans le monde platonicien ou dans le monde cartésien qui pourtant en est fort lointain, la référence ultime demeure néanmoins l'Intelligence. Si écart on se permet, c'est pour satisfaire le désir de science. Le sensible de l'image ne sert pas la sensibilité : comme tout instrument, il a sa fin hors de lui-même. L'approximation est une approche, une pédagogie, un pas vers cette exactitude qu'on ne possède pas encore. Que l'image plaise à la sensibilité constitue au mieux un moyen. Elle ne saurait être une fin : Descartes est peu artiste, et Platon chasse de sa cité les fournisseurs d'images. 

À cette tradition visant à rendre familier l'étrange s'oppose une attitude tout inverse, qui, bien sûr, ne sera plus intellectualiste, et visera à rendre étrange le familier. Il s'agit de s'apercevoir, par le biais de l'image, que le « bien connu », du fait qu’il va de soi, nous est inconnu. Au lieu de créer des habitudes mentales confortables, l'image défamiliarisante nous fait voir le nouveau dans le banal, dans le quotidien, dans le trop connu. Il ne s'agit plus de progression intellectuelle, de chemin vers la connaissance, mais de révolution mentale, de changement de Gestalt, d'accession à un autre type de lucidité ou de conscience. Il faut déverrouiller le regard. 
L'inconfort est bien sûr ici de règle. Il ne s'agit plus de fournir des repères, mais d'en ôter. Le modernisme sera souvent rude, nous infligeant des énigmes, des alarmes, des perplexités. Le charme mondain des images fleuries, parfumées et pédagogiques d'un Fontenelle laisse place à des images aussi tétanisantes que peuvent l'être les phrases d'un maître zen. L'image classique, si elle maintenait souvent le suspens, ne manquait jamais de donner sa solution : qu'il s'agisse de la fable ou du sonnet, rien ne devait demeurer incongru. L'image moderne au contraire vise au malaise, à la perplexité, à une réflexion qui n'a peut-être pas de fin, car il n'y a pas de solution. L'artiste nous traite rudement, met à mal notre instinct de rationalité, bouscule nos habitudes, rompt la langue de bois des allégories convenues et transparentes, et nous laisse face à l'énigme. 
« Calme bloc ici-bas chu d'un désastre obscur ». 
La question demeure question. L'image n'est plus voie d'accès au sens, mais impasse. Les clés ne sont pas fournies : le but est, malgré les protestations du lecteur rationnel, de demeurer dans l'incompréhension, de ne pouvoir faire son nid douillet dans le confort d'un sens achevé. Penser rationnellement, comme Descartes dans son poële, est un sommeil dogmatique, dans la quiétude tiède d'un chez-soi qui ressemble maintenant à un "ça me suffit." Le but n'est plus de sentir cosy, ou heimlich, mais de susciter un décalage, une équivoque, un malaise. Que le lecteur, désormais victime, ne sache sur quel pied danser. Rendre le connu inconnu : ce qui, dans l'image classique, était écart délicieux car toujours comblé, devient gouffre angoissant. 
L'image moderne vise au non-rationnel. Il n'est donc pas surprenant qu'elle voisine, d'une part avec la folie, d'autre part avec la mystique. 
Voisinage avec la folie : c'est quand il est en état quasi psychopathologique que, dans la dernière année du XVIII° siècle, un Wordsworth fait vaciller le psychisme du lecteur. L'association est faite désormais, entre poésie et maladie mentale. 
Voisinage avec la mystique : c'est après avoir lu Ruysbroeck que Maeterlinck put fournir à la fois la théorie et la pratique de l'image moderniste défamiliarisante. Il trouvait, chez le mystique du XIII° siècle, une écriture visionnaire, défiant toute rationalité, toute continuité, où l'image jaillit, non point d'une analogie dûment constatée entre deux réalités, mais de l'intérieur même de la subjectivité et de la subjectivité seule. De façon bien plus radicale encore que l'imagination dynamique d'un Bachelard, Ruysbroeck pratique une image créatrice, fulgurante, qui, procédant tout entière du dedans, fait l'effet, dans le dehors, d'un bloc erratique et fantastique. Dans les années 1880, la tradition anti-cartésienne retrouve explicitement sa source première qui, de fait, n'avait jamais cessé de l'alimenter secrètement à travers le romantisme. Alors peut se fonder un véritable “symbolisme” qui n'est pas simplement littéraire, mais surtout ontologique. Dans les Serres chaudes, symbolisme et modernisme se superposent par le truchement d'un inspiré médiéval. Dans ce symbolisme “moderniste”, ce n'est plus la nature qui tient au poète des propos familiers : c'est le surnaturel qui vient se ficher dans le naturel et le subvertir. 
On peut donc appeler symboliste tout ce qui n'est pas cartésien, et, inversement, on peut dire cartésien tout ce qui n'est pas symboliste. Mais il y a un symbolisme romantique, baudelairien, qui insère homme et nature dans un cosmos réunifié, et un symbolisme bien plus rugueux qui, par des images abruptes, irruptives, n'entretient plus guère de rapports avec l'ordre, la beauté, le luxe, le calme, ni même la volupté. L'image moderniste cherche plutôt la dissonance, l'hébétude, l'incongruité. Voir le monde comme si on ne l'avait jamais vu : cela ne va pas sans malaise. 


mardi 3 septembre 2019

Image littéraire, (compléments) 4



Flaubert « ment »

Avec Flaubert apparaît un mode d’écriture qui tend à dissoudre les relations habituelles

1- entre le tout et la partie (« synecdoque restrictive ») : la partie est présentée seule et le tout est laissé à l’imagination du lecteur. 
Ex. :  Flaubert : « les pieds retombaient en mesure, les jupes se bouffaient et frôlaient, les mains se donnaient, se quittaient… »

2- entre la cause et l’effet (entre l’action et l’agent).  
Ex. : Flaubert :  « tous les mouchoirs tirés épongeaient des fronts rouges »

3- entre la qualité et la substance ; la couleur, par exemple, acquiert plus d’importance que la chose dont elle est la couleur (il faudrait inverser la formule et dire que la chose a moins d’importance que la couleur dont elle est la chose).  
Ex. : Goncourt : « le roux des racines s’effaçait bien vite dans le bleuâtre d’un lit profond. »

On trouve en outre chez Flaubert un procédé d’écriture qui apparaît parfois comme agaçant, comme une sorte de tic un peu insistant et peu euphonique, mais qui a sa justification théorique. Il s’agit de l’autonomisation, de la présentation isolée de la manière d’être par rapport à l’être, de la manière d’agir par rapport à l’action. Flaubert aime à exposer en fin de phrase, un adverbe de manière en « -ment », bien long, bien lourd, bien affiché dans sa solitude. On a donc d’abord l’action, puis, à part, la manière de cette action. L’exemple le plus fameux est l’explicit d’Hérodias où les soldats portent la tête de saint Jean-Baptiste :
« Comme elle était très lourde, ils la portaient alternativement. »
(à lire en détachant un peu les syllabes)
Parfois, cette construction accentue l’impression de perte de contrôle de l’action par l’agent ; ce peut donc être un facteur supplémentaire de dissolution de l’intention, voire de dépersonnalisation : 
(Bouvard et Pécuchet) « ils battaient les arbres, à grands coups de gaule, furieusement. »
Le passage ci-dessous est très comique car on y voit un personnage qui n’est plus mené par ses intentions propres ;  l’action se nourrit d’elle-même, dans une sorte de surchauffe. Pécuchet passe de la liturgie à l’extase, puis à une fureur dionysiaque :  
« Deux fois par jour, il prenait son arrosoir et le balançait sur les plantes, comme s’il les eût encensées. À mesure qu’elles verdissaient sous l’eau qui tombait en pluie fine, il lui semblait se désaltérer et renaître avec elles. Puis, cédant à une ivresse, il arrachait la pomme de l’arrosoir et versait à plein goulot, copieusement. »
(en langage moderne, on dira que Pécuchet « perd les pédales », ou « pète un câble »)

Enfin, est-il besoin de le dire, une virgule, souvent, accentue encore la mise à part de cet adverbe de manière, son noble exil - splendide isolement d’un mot qui brille pour lui-même, comme indifférent à la chose à laquelle il s’applique. 

Il est très facile, via une recherche de mots, de faire un relevé de ce procédé, par exemple dans L’Éducation sentimentale, où il est très employé. 
On pourra méditer 
- sur la longueur de chaque adverbe (compter les syllabes de cet interminable ressac, en regard de la brièveté de ce qu’il caractérise), 
- éventuellement sur sa répétition à l’identique,
- sur sa pertinence, 
- parfois sur sa banalité, 
- parfois sur sa bizarrerie

Elle pâlit extraordinairement. 
… devant le bureau des bagages, solitairement. 
… trottaient lestement. (à peu près « normal »)
répliqua Frédéric, négligemment.
ils parlaient interminablement. 
…la flanquaient parallèlement. (à peu près « normal »)
… sur Phidias et Winckelmann, éloquemment. 
il préférait se taire, généralement. 
une heure sonna, lentement. 
… interrogeaient de l’œil chaque fenêtre, inutilement. 
…passer la main sur les bandeaux longuement,
… à droite et à gauche, parallèlement. 
… raclaient et soufflaient, impétueusement
… sans espoir de retour, absolument.
il erra dans le foyer, solitairement
il se pencha vers son oreille, mystérieusement. 
… se levèrent à la file, prestement.
… épanchait sa bile, largement.
… écoutait ces choses délicieusement
… s’y prendre avec la Maréchale carrément. 
… il saisit la proposition avidement. 
… chauffait le moral quotidiennement.
se peindre dans son imagination, extraordinairement
… à Lille, publiquement.
… devant eux, inégalement.
… les emmenaient au poste, brutalement.
… s’organisait formidablement
… s’amusant extrêmement
… s’y dressait toujours solitairement
ils passèrent auprès impassiblement
leurs épaulettes se touchaient fraternellement. 
Rosanette bâillait démesurément.
des herbes s’y dressaient çà et là, mollement
La Seine coulait paisiblement. (à peu près « normal »)
elle l’observait de loin, curieusement
… le baisa sur le front, gravement. 
… le regardait de loin, curieusement. 
… éclairait la chambre inégalement.
Cécile m’aurait dépouillée, injustement
Rosanette se mit à sourire ineffablement.
aussi diminuait-elle effroyablement
… toutes les deux, dévotement.
Frédéric pâlit extraordinairement
… se hélaient tumultueusement.
… par les brides, lentement
… ils se la contèrent prolixement