samedi 22 février 2020

Brentano : ‘Berceuse’ (traduction M.P.)


Berceuse

Chante à voix basse, basse, basse,
Fredonne l'esquisse d'un chant,
Fais comme la lune qui passe
Dans le ciel calme en chuchotant.

Que ta berceuse soit pareille
À la source sur les cailloux,
Au tilleul frémissant d'abeilles -
À peine un murmure très doux.


Wiegenlied

Singet leise, leise, leise,
Singt ein flüsternd Wiegenlied,
Von dem Monde lernt die Weise,
Der so still am Himmel zieht.

Singt ein Lied so süß gelinde
Wie die Quellen auf den Kieseln,
Wie die Bienen um die Linde
Summen, murmeln, flüstern, reiseln.


[vv. 3 et 8, adaptation]

jeudi 20 février 2020

Céline : l’incipit du ‘Voyage’, encore et toujours…


« Ça a débuté comme ça. Moi, j’avais jamais rien dit. Rien. C’est Arthur Ganate qui m’a fait parler. Arthur, un étudiant, un carabin lui aussi, un camarade. » 
Sur cet incipit, on a tout dit, semble-t-il. Et pourtant…
« Ça a débuté comme ça » annonce la couleur (= institue un ‘pacte de lecture’) en 7 syllabes, voire dès les 3 premières lettres, le lourd hiatus çA-A étant la forme minimale de la phrase commencée et refermée par le même A. On ne va pas de l’alpha à l’oméga, mais de l’alpha à l’alpha, autant dire qu’on vit pour rien : l’existence est un absurde ouroboros (Valéry disait : « passer de zéro à zéro »). 
Flaubert avait osé commencer Salammbô par une rafale de A (« C’était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d’Hamilcar »), mais Céline fait plus brutal et plus copieux encore : 
çA A débuté comme çA.  moi, j’Avais jAmais rien dit.  rien.  c’est Arthur gAnAte qui m’A fait pArler.  Arthur, un étudiant, un cArAbin lui aussi, un cAmArAde. 

D’abord, donc, une courte phrase vide, qui ne sert qu’à dire que l’on commence à parler ; on fait ronfler le moteur avant de démarrer. Phrase toute ‘phatique’, qui capte le lecteur, on le capture dès l’abord dans la narration oralisée.
Du côté du contenu, les thèmes céliniens apparaissent dès les premières lignes : le parler populaire dans la littérature, l’expérience personnelle, le paradoxe de l’écrivain qui dit qu’il vaudrait mieux se taire, la médecine. 
La médecine est présente, mais plus précisément l’hygiénisme. L’onomastique célinienne est toujours bizarre, ‘carnavalesque’ ; les noms sont d’un ridicule nettement perceptible (Des Entrayes, Puta, puis Méfaize, Pinaise, etc.). Or le tout premier nom qui apparaît, Arthur Ganate ne sonne ni comme un ‘vrai’ nom, ni comme un sarcasme. 
Le prénom est-il une allusion à Schopenhauer et donc à son pessimisme ? ce n’est pas impossible, mais cela semble improbable. C’est plutôt un prénom-type de l’époque, qui peut aussi désigner un mac ou un personnage populaire peu recommandable : on songe au Conte du Lundi d’Alphone Daudet intitulé Arthur, qui décrit un milieu et des comportements très ‘céliniens’. 
Quant au patronyme Ganate : certes, il y aura des ‘ganaches’ dans l’épisode guerrier du roman. Mais les commentateurs de Céline ont-ils mentionné le fait que ce nom peut (et presque : doit) être considéré comme l’aphérèse du mot ‘permanganate’ (de potasse), qui désigne un antiseptique très courant à l’époque dans le traitement des maladies vénériennes. [voir le texte peu engageant en fin de billet]

Cf. la lettre à Albert Milon, Londres mai-juin 1915, Pléiade p. 140 : 
« […] Il y a eu grand drame. Mlle Gonocco qui fit notre joie a malheureusement quitté la scène aux regrets de tous. Néanmoins une rentrée de cette grande artiste universellement connue est toujours possible (ô combien !). Nous avons aussi à regretter la disparition du jeune de Cental et son charmant cousin Permancravate de Godasse. »

Pour Céline, l’existence est maladie (sexuellement transmissible). Malades, nous le sommes tous, cela se verra d’autant plus dans la chaleur africaine. Les efforts des hygiénistes sont vains puisque la maladie est au cœur même de l’Être. L’évocation complaisante des maladies vénériennes est une des constantes de Céline, car elles sont un symbole de l’universelle pourriture.
Enfin, Arthur Ganate est, comme le narrateur, un étudiant en médecine, donc un spécialiste de la mort. Le terme de ‘carabin’ comporte des allusions classiques à des plaisanteries macabres, à des dissections. 
Pour ce mot, le précieux TLFi donne 
- une citation d’Aragon (Le Roman inachevé) : « Je ne récrirai pas ma vie elle est devant moi sur la table. Elle est comme un cœur de chair arraché pantelant lamentable Un macchabée aux carabins jeté pour la dissection »
- et une piste étymologique : 
Orig. incert. ; est peut-être une altération du m. fr. (e) scarrabin « ensevelisseur des pestiférés » […] [allusion] iron., à la famille de escarbot, certains de ces insectes fouillant la terre ou le fumier […] ; l'évol. sém. s'explique prob. par la réputation qu'avaient les soldats carabins de faire rapidement passer leurs ennemis de vie à trépas. 2 est issu de 1 en raison de la mauvaise renommée des chirurgiens.
On peut donc songer à un insecte, à un scarabée, à un carabe, éventuellement un insecte mangeur de cadavres, ce qui serait très célinien. On ne peut douter, que Céline ait lu le très mauvais roman satirique de Léon Daudet sur le milieu médical : Les Morticoles. Si l’existence est maladie, c’est une maladie… carabinée… On peut songer aussi à la carabine, ce qui associe de nouveau la médecine qui protège la vie et l’arme qui donne la mort. 
Y verra-t-on enfin la préfiguration cryptée des pamphlets, en disant que dans le ‘carabin’ s’expose et se cache un ‘rabbin’ ? Ce serait certainement aller bien trop loin ; mais il est plausible que Céline ait fait ce genre de jeu de mots dans la conversation houleuse qui était la sienne. 

Les maladies vénériennes (Prof. Albert Sézary) (via GoogleBooks)
« Jadis on ne recourait guère qu'à un traitement local qu'aidaient des antiseptiques internes pris par la bouche et aux vaccins gonococciques. On faisait des injections ou des lavages dans les voies génito-urinaires avec des solutions de permanganate de potasse (0 gr. 25 pour un litre d'eau bouillie).
Dans les cas rebelles et dans les blennorragies chroniques, on leur associait des manoeuvres destinées à exprimer les culs-de-sac glandulaires où se tapissent les gonocoques.
Chez l'homme, on pratiquait le massage de la prostate et celui de l'urèthre (qu'on faisait sur des mandrins métalliques, les Béniqués) ou bien on dilatait progressivement le canal à l'aide d'instruments spéciaux. Un progrès fut réalisé par l'emploi de l'urétroscope qui, introduit dans le canal, permet de repérer les lésions glandulaires et de les détruire par électro-coagulation. 
Chez la femme on prescrivait des injections vaginales ou uréthrales avec une solution de permanganate, on cautérisait le col utérin, on traitait la métrite et les complications annexielles s'il y avait lieu. »


jeudi 13 février 2020

Céline : l'oral et ses redites (2) : L'oncle Édouard et Descartes


suite du billet : Céline : l'oral et ses redites

Dans Mort à crédit, l’exemple le plus spectaculaire de répétition se trouve  vers la fin du roman (Pléiade p. 1091). La surchauffe des centaines de pages précédentes y est vraisemblablement pour quelque chose, mais il n’y a pas que cela. 
Après ses lamentables expériences rustiques avec Courtial, Ferdinand revient chez l’oncle Edouard, et lui raconte (Céline le mentionne, mais ne re-raconte rien). L’oncle s’étonne d’un désastre aussi total, puis en donne la raison : on ne peut réussir à la campagne que si on en est originaire. 
Il s’en étonne 6 ou 7 fois, en termes très voisins. C’est le propre de l’oral, dans ce genre de situations. Ces formules de compassion sont très répétitives, et Céline n’hésite pas à nous les livrer à la suite (peut-être ont-elles simplement parsemé le récit de Ferdinand).
Puis, peut-être pour rassurer l’adolescent, il ne se contente pas de dire pour quelle raison cela ne pouvait que tourner mal. Il donne en quelques lignes un exemple, puis il répète et ressasse la raison générale de l’échec, sur tous les tons, une bonne vingtaine de fois. 
Ce faisant, il est aussi redondant que l’était le père dans ses éructations, mais avec une visée inverse : aux malédictions répétées, il oppose une explication qui ne pourra rassurer (déculpabiliser) l’enfant que si elle est répétée, insistante, que si, en se confortant, elle permettait de réconforter. C’est à la fois un phénomène d’oralité et une thérapie verbale de désangoissement. En mathématiques, une fois suffit. Mais pour cicatriser une jeune âme, il faut un bercement, une caresse de réitérations, une réassurance infatigable. 
En bon psychologue, en fin thérapeute, l’oncle Edouard a mentionné un exemple dans lequel lui-même a aussi été exposé à ce genre de problèmes et y a échappé. En laissant entendre que cela aurait pu lui arriver,  il prépare le retour (ou l’accession) à l’estime de soi chez Ferdinand, et favorise son passage à l’âge adulte. Il permet à Ferdinand de s’identifier à lui en s’identifiant à Ferdinand.

Voici le passage découpé selon ses redondances  
(approximativement, car les redondances se mêlent souvent) : 

6 ou 7 fois l’étonnement : 
Ah ! ben alors ! 
Ah ! ben mon petit pote ! 
Ah ben ça c’est carabiné !...
Il en restait tout baba !... 
Ah ben dis donc c’est pas croyable... 
Ah ben alors, je m’étonne plus que t’es gras comme un courant d’air !...
Ah ! vous avez dérouillé !... 
Merde !... 
C’est une leçon ! 

puis la raison, exposée :
Tu vois mon petit pote !... C’est toujours comme ça la campagne... Quand t’es de Paris, faut que t’y restes !...

illustrée par un exemple personnel : 
Souvent on m’a offert à moi des genres de petits dépositaires, des marques, des garages dans des bleds... C’était séduisant à entendre. Des “ représentations ”, des vélos, en pneumatiques... Ton maître par-ci!... Liberté par-là!... Taratata ! Moi jamais ils m’ont étourdi !... Jamais ! Ça je peux le dire !... 

puis redite une vingtaine de fois : 
Tous les condés de la campagne c’est des choses qu’il faut connaître !... 
Il faut être né dans leurs vacheries... 
Toi te voilà qu’arrive fleur... 
Tu tombes dans la brousse ! 
Imagine !... tout chaud, tout bouillant... Dès la descente, ils te possèdent !... 
T’es l’œuf !...  Y a pas d’erreur !... 
Et tout le monde te croûte... 
Les jeux sont faits !... On se régale ! 
Profits ?... Balle-Peau !... 
T’en tires pas un croc pour ta pomme... 
T’es fait bonnard sur tout le parcours !... 
Comment que tu pourrais toi te défendre ?... 
Tu résistes pas une seconde... 
Faut être dans le jus dès le biberon... Voilà l’idéal !... 
Autrement t’es bien fait cave à tous les détours !... 
Comment que tu pourrais étaler ?... 
Ça s’entrave pas dans un soupir! 
Ça s’invente pas les artichauts !... 
T’as pas une chance sur cent dix mille... 
Et puis comme vous partiez vous autres ?... Avec des cultures centrifuges... Ça alors, c’était du nougat !... 
Vous la cherchiez bien la culbute... 
Vous vous êtes fait retourner franco !... 
C’était dans la fouille !... 

Après les malédictions répétées du père, les incessants conseils de la mère, après les logorrhées de Courtial, l’oncle Edouard oppose une quantité égale de propos rassurants. 
Pour vaincre la malé-diction répétée, il faut répéter une béné-diction. Il faut opposer force à force, insistance à insistance. On retrouve ici une thématique classique présente par exemple chez Descartes. Un bâton tordu dans un sens doit, pour être redressé, être tordu en sens inverse. De même, dans le domaine intellectuel, il faut opposer, à la répétition du faux, la répétition du vrai. Descartes, ici bon psychologue, sait avant Valéry que « le faux n’est pas soluble dans le vrai ». 


Dans un blog universitaire, j’avais jadis noté ceci : 

Pour Descartes, la vue claire du vrai provoque l'assentiment ; mais nous sommes humains, et en partie soumis aux habitudes de notre corps ; il faut donc se ‘persuader’, se répéter le vrai, pour avoir une habitude du vrai aussi forte, et même plus forte que ne fut en nous celle du faux. Une pensée de l'intuition pure n'est pas dispensée d'une pédagogie de la répétition, qui tienne compte d'une anthropologie pessimiste.
Cf. la fin du chapitre de Gouhier sur « assensio et persuasio » :
« Il faut en prendre son parti […] : il ne suffit pas de faire briller l'évidence en soi pour la rendre immédiatement évidente aux autres. Ses précautions dans la communication de sa doctrine, le choix de la langue à employer, la recherche des styles appropriés aux divers publics, le recours à des genres littéraires très variés, le tirage de versions plus ou moins réduites de sa métaphysique, les considérations tactiques qui déterminent la publication de telle partie du système avant telle autre, tout cela prouve l'intérêt que Descartes porte aux conditions de l'efficacité de la pensée. Mais la dissociation de l’assensio et de la persuasio, la possibilité d'un retard de la persuasio sur l’assensio, la difficulté de les faire immédiatement coïncider dans la scientia posent le problème de la communication de la philosophie encore plus à l'intérieur de la philosophie : ne faut-il pas envisager un art d'argumenter qui provoquerait la persuasio en doublant l'art de démontrer qui provoque l’assensio ?
Or, à ce moment où la rhétorique semble retrouver son rôle, le fait se heurte au droit : c'est un fait que l'évidence n'emporte pas toujours immédiatement la persuasio avec l’assensio ; mais, en droit, la philosophie de l'évidence ne saurait admettre de persuasio qu'en conséquence de l'évidence. »

Cette dualité de points de vue sur le vrai, dans sa généralité, n'est pas seulement cartésienne. Elle est le fait de toute philosophie exigeante, mais qui veut néanmoins avoir plus d'effet qu'une contemplation pure qui serait par nature brève et réservée à quelques rares philosophes. 
Chez Platon par exemple, la vérité qui est aperçue dans sa pureté, en son vrai lieu, par le philosophe, mais, pour les hommes qui ne sont pas philosophes, elle ne peut être que réalisée physiquement (‘réalisé’ signifie ‘fait chose’), par le biais de la danse, surtout la danse collective en rond, qui imite les astres parfaits (cf. Proclos pour qui l’étymologie de chronos est ‘choro-noos’, l’intellect qui danse en rond). 

Voir aussi Proust qui, à propos de la mort accidentelle d'Albertine, parle d’approfondissement d’une vérité, non par l’effet de la répétition, mais, comme il se doit, par le biais du temps  : 
"Mais cette explication était encore fragile, elle n’avait pas encore eu le temps d’enfoncer dans mon esprit ses racines bienfaisantes, et ma douleur ne pouvait être si vite apaisée."


mercredi 12 février 2020

Sommeil, poésie, pensée


Pindare devint un poète élu des Muses quand, s’étant endormi, une abeille vint déposer du miel sur sa lèvre, faisant de lui un chrysostome. De façon analogue, Esope s’endort dans un jardin et se relève libéré de son bégaiement. De façon plus lointaine, mais selon le même schéma, Saül sur le chemin de Damas tombe de cheval, perd connaissance, et se relève chrétien. 
Platon, dans le mythe des cigales (mythe inventé par lui, donc allégorie déguisée en mythe), explique qu’il vaut mieux ne pas faire la sieste après le repas, et qu’il vaut mieux philosopher : on sera entendu par les cigales, qui le rapporteront à la Muse de la philosophie, (probablement Calliope aux beaux yeux, Muse de la theoria, de l’intuitio) qui en sera flattée, et en retour favorisera ses servants. 
La pensée rationnelle est donc présentée comme analogue à l’activité artistique, puisqu’elle est sous la protection d’une Muse. Mais la grâce y est la récompense du travail (ce qui est paradoxal) : il ne faut pas dormir, mais réfléchir, ne pas perdre sa lucidité. 
En somme, le mythe de la Muse philosophique n’est pas un mythe, et l’inspiration, la faveur divine, y sont le fruit de la transpiration. Dans une philosophie rationaliste, cela n’a rien d’étonnant, et cela durera longtemps, peut-être jusqu’à cette fable pré-hegelienne qu’est Le Gland et la citrouille : La Fontaine nous y montre un lourdaud qui, lorsqu’il réfléchit, ne fait que creuser le sillon de son erreur, et qui ne passe à la vérité que quand il dort. Là aussi, c’est la nature qui vient le bénir, non point par un miel symbolique et bienfaisant sur sa lèvre mais plus rustiquement par un gland qui blesse cruellement son nez. Cette fable peut être dite pré-hegelienne car elle suppose que l’exercice de la rationalité abstraite ne mène qu’à des erreurs, et qu’il faut au contraire intégrer des expériences douloureuses pour accéder à la vérité. 
La tentative platonicienne de donner à la philosophie le statut d’un art est donc peu convaincante (dans le mythe des cigales en tout cas). La pensée de l’expérience subie et dépassée, que Hegel systématisera, reprend en revanche, de façon plus convaincante, quelque chose de la passivité de l’inspiration poétique (le sommeil, l’intervention extérieure), pour en faire le point de départ de la rationalité vraie. Mais ce n’est plus par le biais du délice : c’est par la grâce paradoxale de la douleur. 



lundi 10 février 2020

Musique vue


Stravinsky disait que les auditeurs de musique, lorsqu’ils ferment les yeux, risquent fort se laisser aller à de berceuses rêveries romantiques, couchers de soleil, sous-bois et petits lapins (j’ajoute ces exemples car je pense que la Pastorale doit être parmi les œuvres le plus propices à ces dérives non-musicales). Il recommandait de regarder les musiciens : la vue de l’activité concrète de production du son comme rempart contre l’évasion sentimentale. Ceci est très cohérent avec ses conceptions de la musique comme non-expressive, donc comme art autonome. Il est probable qu’en règle générale, c’est là un bon conseil. 
Mais cela ne correspond pas du tout à mon expérience personnelle. Quand j’écoute de la musique les yeux fermés, je ne ‘vois’ rien, ni paysages, personnages, ni couleurs, ni formes. Juste un espace virtuel où le son se déploie. Je ne suis éventuellement distrait de la musique que par des idées adventices pas forcément musicales, réflexions, associations etc. auxquelles il faut remédier par recadrage. En revanche si, selon le conseil de Stravinsky, j’ouvre les yeux sur la musique en train de se faire, ce sont les musiciens, leurs visages, leurs attitudes qui me distraient et gênent mon écoute. La noble concentration du premier violon évoque aussi une tension à la fois nerveuse, physique et spirituelle, qui interfère avec le son : la vue de la cause ne renforce pas toujours la perception de l’effet, au contraire. La simple diversité empirique des visages est occasion de distraction (tiens, il y a deux barbus et trois chauves… ; le deuxième chauve ressemble à mon voisin…). Le coup d’œil du violoncelliste vers son leader évoque le monde des répétitions, du travail, tout l’envers du décor, qu’on sait bien, mais auquel il ne s’agit pas de penser maintenant. 
Il faut bien évoquer à ce propos les deux pires obstacles à une écoute sereine : 
1/ la goutte de sueur qui perle à la pointe du nez du violoniste, qui tremble, vibre et qui ne tombe pas, qui agace, qui fait éprouver par sympathie un chatouillis qui déconcentre totalement. 
2/ la musicienne sexy (on en manque de moins en moins) qui sollicite irrémédiablement la vue et un état d’âme appréciable en d’autres contextes, mais ici très dérangeant. Là, il faudrait être un saint (ou le chaste Oncle Toby) pour fermer les yeux. 
L’audio est donc une bien belle invention qui permet de se passer de l’image et de ses prestiges.
J’irai plus loin. Même quand on n’a que le son, il vaut mieux, de l’interprète, ne pas connaître le visage, ni rien d’empirique (âge, sexe, allure, etc. - proclamations politiques, morales et autres). Même, il vaut mieux ignorer l’identité de l’interprète, qui est presque toujours porteuse de lourds préjugés, d’automatismes personnels et collectifs (là aussi : de prestiges).
Au millénaire dernier, une collection de disques bon marché, opportunément nommée « Musique d’abord », ne comportait pas la moindre illustration. Musique seule donc : l’austérité spartiate était facteur de pureté esthétique. On était dispensé des images de pochette imposant de dangereux paysages, de menaçants tableaux qui se surimprimeront à notre écoute. Il en va de la musique comme du roman : l’illustration lui est ennemie. La musique, c’est du son. La littérature, ce sont des mots : Flaubert avait grandement raison d’interdire toute Bovary dessinée qui figerait dans l'espace ce qu’il avait eu tant de mal à maintenir dans le flou merveilleux du possible et du temps. 
Dans un billet précédent, je disais que la musique, souvent, est simplement entendue, et qu’il faut un effort pour l’écouter. Voici donc une exigence supplémentaire : pour l’écouter vraiment, il faut ne pas la voir.

***
P. S. : Une seule fois, la vue de l’interprète m’a été un apport essentiel, mais cet apport n’était pas strictement musical, plutôt spirituel. Il s’agissait de Gustav Leonhardt, dont la tenue, au sens postural, vestimentaire et éthique, était une grande leçon. 

P.S. 2 : 
Sv. Richter, Entretiens... p .347 : 
"Mais... c'était une véritable souffrance que de regarder tout cela. Nos visages déformés (celui d'Oleg, comme le mien, et, en l'occurrence, même Natacha ne faisait pas exception) étaient un tel obstacle à la perception de la musique que j'en maudis le simple fait que le téléviseur ait été inventé. C'est quelque chose d'inadmissible, et c'est tellement mieux de simplement écouter la musique." 


jeudi 6 février 2020

Musique entendue, musique écoutée


Lors de la création de sa ‘Musique d’ameublement’, Satie essaya en vain d’empêcher les gens d’écouter, les incitant à faire autre chose, à bavarder, à considérer sa musique comme une chaise ou une moquette. Il semble en effet aller de soi que la musique est destinée à être écoutée. Mais cette ‘évidence’ est chose récente, et, de fait, assez rare. La musique est toujours entendue ; mais écoutée, c’est une autre histoire. Si l’on y regarde d’un peu loin, la musique écoutée pour elle-même, valant par elle seule, semble un phénomène résiduel. 
Dans l’ensemble de la pratique populaire, la musique est d’abord considérée comme un appui pour la danse. Le chant populaire a le plus souvent un public très réduit hors des chanteurs eux-mêmes ; comme la danse, il n’est pas fait pour un public, mais pour les acteurs mêmes.
Dans la pratique religieuse, la musique joue un rôle, elle est fonctionnelle, voire fonctionnaire dans la liturgie (Cantates, Passions, etc). Des pièces d’orgue (musique ‘pure’) sont éventuellement logées dans la liturgie, mais simplement pour y ménager et orner des plages de temps. 
Religieuse ou profane, la musique vocale est grandement inféodée au sens des paroles : pendant très longtemps, une bonne musique est celle qui se calque bien sur les sentiments du livret, et la musique pure (purement instrumentale) apparaît comme une aberration. On ne dit pas « Cantate que me veux-tu ? » car on sait de quoi parle l’œuvre. Mais on s’agace de la Sonate, dont on ne sait ce qu’elle nous dit, ce qu’elle nous veut. La musique doit peindre, dire, donc avoir son centre de gravité hors d’elle-même. 
Si elle ne peint pas, elle est musique d’ambiance. Dans une fête au XVIII° siècle, on n’avait pas à demander aux invités de faire autre chose ; un divertimento n’était nullement au centre de l’attention. Dans la salle, on parle, rit, joue au cartes, etc. 
De même, dans une salle d’opéra, on s’occupe souvent de tout autre chose (mondanités, séduction, ragots, oranges et gâteaux). Comme forme artistique, l’opéra est loin d’être musique pure, il est « œuvre d’art totale », (Gesamtkunstwerk) : la musique est associée à la poésie, à la peinture, à la narration, etc. Sur l’affiche, le compositeur est parfois indiqué en petits caractères.

Mais, dira-t-on, il y eut des exceptions notables : L’Art de la fugue de Bach est bien de la musique pure ? Certes, mais c’est de la musique destinée à être jouée plus qu’écoutée ; jouée par le compositeur, par quelques collègues admiratifs y trouvant des exemples précieux (90 minutes en ré mineur, cela peut apparaître comme dissuasif encore de nos jours). Les Variations Goldberg étaient un luxueux inducteur de sommeil. Les madrigaux de Gesualdo étaient destinés à un petit nombre de connaisseurs, qui excédait peu celui des exécutants. Pendant des siècles, on fit de la musique de chambre entre amis, sans public (le fameux musizieren allemand, qui n’a pas d’équivalent en français) : personne ou presque ne l’écoutait. (Il en était déjà de même pour ce que l’on peut imaginer comme l’origine la plus rustique de la musique : le berger soufflant dans un roseau pour son propre plaisir n’est auditeur que dans la mesure où il est instrumentiste).
Un violoniste réputé disait à un fils de Bach que les partitas pour violon de son père montraient une parfaite connaissance de l’instrument, et qu’il n’y avait pas de meilleur exercice pour devenir un très bon violoniste. Autrement dit, il voyait cette partition, non comme une œuvre à écouter, mais comme une occasion d’améliorer sa technique, une merveille à cultiver entre spécialistes. Notons que c’est un siècle plus tard que Schumann en fait une version pour violon et piano, bien moins exigeante pour l’auditeur, mais aussi moins formatrice pour le violoniste : les partitas sont devenues des œuvres. Car, entretemps, on s’était mis à écouter la musique. 

Au XVIII° siècle, le Concert Spirituel commence à autonomiser la musique, en ne maintenant qu’un rapport ténu avec la liturgie. Les premières sociétés d’amateurs de musique connaissent un grand succès en Angleterre, et commandent à Haydn des symphonies uniquement destinées à être écoutées. À peine plus tard à Vienne, le baron van Swieten crée une association du même genre. Les orchestres phil-harmoniques sont créés par des amateurs aisés, indépendamment des cérémonies de la Cour ou des rituels de l’Évêché, pour la délectation des fondateurs, puis pour un public plus large qui paye sa place pour écouter de la musique, et rien que pour cela. 
C’est donc au cours du XIX° siècle qu’on commence à ‘écouter’ vraiment de la musique. Au XX°, la musique enregistrée modifie la donne. Elle sert encore à danser, à accompagner les films, puis à s’isoler dans les transports en commun. Le show musical est un spectacle composite qui ressemble beaucoup à l’ancien opéra. Hormis le concert classique qui perdure, l’écoute pure peut se faire à domicile en tête-à-tête avec sa seule chaîne hi-fi (en remplacement du musizieren). Le casque est peut-être maintenant l’emblème de la méditation strictement musicale, d’où même la présence corporelle de l’interprète est effacée. 

À l’échelle des siècles, la musique écoutée apparaît donc comme un phénomène assez résiduel par rapport à la masse de musique entendue. Certes, il serait excessif de dire qu’il y a une dimension non-musicale chez les amateurs qui se retrouvent pour n’entendre que le quatuor qu’ils vont jouer eux-mêmes. N’empêche que leur ‘écoute’ n’est pas une écoute pure, mais un contrôle permanent, une tension productive éminemment louable mais comportant une forte dimension technique de contention de l’esprit et du corps. 
Le peintre à son chevalet (ou pire encore, sur son échafaudage de la Sixtine) ne contemple pas, il crée : il surveille, il projette, il s’efforce - comme fait le musicien qui joue. Il est vrai que certains chefs évoquent des moments de grâce où, dans un morceau parfaitement connu, le chef peut, tout en dirigeant, écouter de façon pure la musique qui semble se déployer toute seule ; mais ce sont là des cas rares et fugitifs.

On a employé ici, faute de mieux, la formule ‘écoute pure’, pour désigner cette visée du caractère essentiel de la musique, et de lui seul. L’art musical manque en effet d’un terme qui rendrait à la fois la parfaite passivité physique et l’intense activité spirituelle, qui serait l’équivalent de ce que, dans les arts plastiques, on nomme « contemplation ». Pour jouer ce rôle, le terme ‘écouter’ est trop galvaudé et son opposition à ‘entendre’ est insuffisamment marquée.

Les notations ci-dessus, très sommaires et peu inédites, évoquent une problématique que l’on rencontre aussi dans les arts plastiques. On peut considérer avec Malraux que les œuvres, produites en vue d’une fonction sociale ou liturgique, ont en fait pour vrai destin d’être isolées, purifiées de ces attaches empiriques, dans un musée qui n’a pas d’autre fin que la pure contemplation. Ou l’on peut, comme Valéry et quelques autres, considérer que le musée est le résultat d’une mutilation qui, privant l’œuvre de son insertion (dans la cathédrale, dans la fête etc.), la prive de sa signification. 
On peut considérer que la musique a pour vocation de n’être pas pure, solitaire, isolée, mais insérée dans le milieu social et esthétique qui lui donne vie. Que la musique réduite à sa sévère essence est le fait d’une purification artificielle qui revient à une stérilisation. La musique qui n’est que musique, la peinture qui n’est que peinture, en se rapprochant de leur essence flirtent peut-être dangereusement avec leur anéantissement.


samedi 1 février 2020

Conrad : les cercles


... quelques remarques brèves sur quelques lignes...

ConradL'Agent secret, chap. III, trad. S. Monod (Pléiade) : 
 «... l'innocent Stevie, assis très sage et tranquille devant une table de bois blanc, et traçant des cercles, des cercles, des cercles ; des cercles innombrables, concentriques ou excentriques ; un scintillant tourbillon de cercles qui, par leur multitude enchevêtrée de courbes qui se répétaient, par l'uniformité de leurs contours, par leur confusion de lignes entrecoupées, évoquaient une figuration du chaos cosmique, le symbolisme d'un art en folie essayant de représenter l'inconcevable. »
« the innocent Stevie, seated very good and quiet at a deal table, drawing circles, circles, circles ; innumerable circles, concentric, eccentric ; a coruscating whirl of circles that by their tangled multitude of repeated curves, uniformity of form, and confusion of intersecting lines suggested a rendering of cosmic chaos, the symbolism of a mad art attempting the inconceivable. »

Cette sombre histoire policière, psychologique, politique, ne fait peut-être pas un grand roman, mais elle suscite du moins une atmosphère singulière, assez pénible, car elle superpose les angoisses terroristes et les lourdeurs minables du quotidien. 
Un jeune homme simple d’esprit dessine des cercles. La profonde ‘distraction’ du personnage suggère bien l’évasion dans l'abstrait comme un refuge : les formes mathématiques, comme les échecs, comme la spéculation pure, peuvent servir à esquiver l'existence. 
Le cercle, qui est par excellence unité et ordre (cf. Platon), devient confusion s’il est indéfiniment répété ; de même que le rythme, facteur de régulation des affects, s’il est longuement répété, inverse ses propriétés et provoque la transe. 
Cette activité pathologique est présentée par Conrad, de façon assez étrange, comme une sorte d’illustration de ce que la pure abstraction a d'inquiétant dans sa recherche de perfection absolue (on peut songer à Frenhofer). Illustration anticipée, car ce roman a été publié en 1907, alors qu’on situe en général vers 1910 le début de l'abstraction pure, dont le projet autant (plus ?) mystique qu'esthétique est de représenter l'irreprésentable. 
Le mouvement esthétique du 'symbolisme' a eu quelque rôle dans la genèse de l'abstraction. Il me semblerait donc préférable de ne pas employer ce mot pour traduire ici 'symbolism', et de se contenter de 'la symbolisation', ou de 'pour symboliser'. L'ancienne traduction Davray disait : "... ressemblaient à quelque épure d’un chaos cosmique, à quelque symbole de l’inconcevable."
 Autre détail de traduction : Sylvère Monod manque ici à mon avis la redondance délibérément lourde, insistante, de 'uniformity of form', au profit de 'l'uniformité de leurs contours', plus souple certes, mais qui rend moins la surabondance inquiétante des cercles, mimée par l’insistance phonétique (le mot 'circles', répété comme le mot 'bells' dans le célèbre poème d'E. Poe).  Davray quant à lui traduisait par "forme invariable".

Il y a peut-être dans ce passage une allusion à la célèbre anecdote d’Archimède perdu dans la méditation géométrique, disant au soldat qui le menace : "Ne dérange pas mes cercles !" Ce qui ferait du débile léger une sorte d'Archimède par défaut, concentré sur le quasi-néant des formes pures. À ce moment de la narration, il va être dérangé ; pire encore à la fin du roman. L’allusion à Archimède serait-elle une discrète prophétie ?