lundi 30 décembre 2019

La passion de J.-K. Huysmans


On n’est pas très bien loti en ce qui concerne les biographies de Huysmans. La seule sérieuse date des années 50, et les autres... enfin passons. 
Je n’ai rien trouvé de nouveau ces dernières années concernant sa maladie finale. Pourtant, il y aurait au moins de quoi s’interroger, d’un point de vue médical et psychologique.
Il y a quelques années, il a été beaucoup question dans les média du cancer de la bouche de Michael Douglas, et de son lien avec ses pratiques sexuelles bucco-génitales. Or ce n’est depuis longtemps un secret pour personne que telle était la passion (au sens sadien de ‘perversion favorite’) de Huysmans. Sa correspondance avec Prins et avec Hannon ne cesse d’en faire mention et grand éloge ; un poème particulièrement scabreux est centré sur ce goût singulier. En outre, Huysmans était un grand fumeur : il fumait encore quand il n’avait plus de bouche et il est mort la cigarette à la main. Il pratiquait sa passion avec des prostituées dont la santé était vraisemblablement douteuse (il parle de « manger les bonbons de la prostitution »).
Il a eu sans cesse de terribles problèmes de dents (dont on trouve l’écho dans un chapitre célèbre d’ À Rebours), mais de sérieux problèmes aussi d’entrailles, d’hypocondrie, de névralgies. Sa fin a été un calvaire (ceci est connu et décrit). On peut donc se demander si sa Passion (son martyre final) ne serait pas en rapport avec sa passion au sens sexuel. 
Dans son œuvre, on trouve des formules qui évoquent nettement l’érotisation de l’oralité. Entre bien d’autres exemples (qu’il faudrait cataloguer pour étayer cette hypothèse) il appelle les bordels des « buvettes d’amour » (Marthe). Des Esseintes se délecte d’un « orgue à bouche » par lequel il compose des cocktails raffinés en savants contrepoints. Dans son étonnant et très beau Poème en prose des viandes cuites au four, on lit : « le célibataire sombre, corps et biens, apercevant dans un lointain mirage un joyeux tourne-broche, rouge comme un soleil, devant lequel passent lentement, jutant à grosses gouttes, de tout puissants rumstecks. »
Il nomme poétiquement sa passion « mâcher la rose » ; et il dit finalement de son calvaire : « C’est la vraie croix, celle-là, et sans rose », allusion chrétienne et ésotérique - et autre, vraisemblablement.
On a beaucoup glosé sur la dimension mystique de cette agonie. On y a vu une punition de l'écrivain pour son usage transgressif du langage. On a fait des hypothèses analogues pour la maladie de Freud, grand fumeur lui aussi, mais le parallèle doit probablement s’arrêter là. 
On dit qu’il a été puni par là où il a péché ; mais peut-être aussi par où il a léché.



samedi 28 décembre 2019

Redondance et poésie : 'l’inutile retour…'


On peut réduire la prose à sa fonction de transmission d’un message. Une fois le message transmis, il n’est pas nécessaire de le répéter. Valéry l’a dit et redit, lui qui détestait les redites. Mais la répétition peut être utile : la redondance a fonction pédagogique (la pédagogie est d’ailleurs presque toute de redondance et de ressassement). On peut répéter strictement pour s’assurer de la transmission ; on peut répéter autrement pour s’assurer de la compréhension. 
La poésie, à l’inverse, n’a pas (ne devrait pas avoir) pour fonction de transmettre un message, mais de susciter chez le lecteur un état affectif. Contrairement à la prose qui marche, qui va d’un point à l’autre, la poésie danse (cf. Valéry) pour le plaisir de danser, et ses mouvements aboutissent moins à un lieu dans l’espace qu’à un état dans le psychisme. Semblable à la musique, la poésie peut donc se permettre de répéter, de se répéter, sans radoter. Ici, la répétition est plutôt caresse : il n’est de caresse que répétée, toujours recommencée : une fois ne suffit pas, doit être réitérée, confirmée, pour rassurer, rasséréner, garantir. D’où, aussi, la difficulté, voire l’impossibilité d’une poésie narrative ou didactique, qui s’accommode très mal de cette temporalité éprise de boucles et de retours. 
Une certaine poésie moderne se signale, entre autres caractères, par son âpreté, voire son agressivité, en rupture avec une poésie plus traditionnelle visant à la souplesse, à une volupté plus tendre. Du point de vue rhétorique, la première se signalerait par le recours à l’oxymore, choc des contraires, dissonance qui fait des étincelles chez le lecteur ; la seconde, par la redondance, qui tend à la confirmation rassérénante. La poésie (Lévi-Strauss, après Valéry, l’a brièvement et admirablement montré) consiste en une double articulation de systèmes respectivement acoustique (signifiant) et sémantique (signifié) - hésitation prolongée entre le son et le sens. Or le son, le signifiant est (en général) dans la poésie, l’objet de répétitions : retour de schémas rythmiques, de rimes, d’assonances, de réitérations (jusqu’au pantoum). Toujours la musique et la mesure agissent sur le tympan, au moins en sourdine. Les formes simples de la poésie et de la musique populaires (le rondeau par exemple) assument très nettement ce plaisir simple de redire, de faire écho. Il est facile de remarquer que les mots tendres, hypocoristiques, jouent très souvent sur des répétitions (enfantines) de sonorités : Toto, Mimi, Loulou, Lola, Lolita… 
Le retour (dont le rythme cardiaque est le paradigme, peut-être l’origine) est donc chose acquise en poésie. Mais on peut remarquer en outre que, bien souvent, les vers considérés comme les plus exquis redoublent ce caractère formel de leur rythme par des redondances dans leur contenu. On aurait alors un feu croisé d’insistances, à la fois dans le son et dans le sens. Souvent la beauté extrême de ces vers fait oublier de noter (cet oubli est un effet direct de leur efficacité) le caractère manifestement hyper-redondant de leur sens. La poéticité aurait un effet hypnotique sur la rationalité critique. Allons au plus connu. 
On admire : 
Sois sage, ô ma douleur, et tiens-toi plus tranquille
ne remarquant guère que c’est là une redondance caractérisée : « sois sage » / « tiens-toi plus tranquille ». Si l’on n’était pas dans une extase de bercement, on parlerait de ‘remplissage’. D’autant que la suite n’est pas en reste : 
Tu réclamais le soir, il descend, le voici,
Une atmosphère obscure enveloppe la ville
deux vers qui ne sont faits que de redondances ou presque : tu voulais le soir ? 1/ il arrive, 2/ le voici, 3/ il fait sombre… 
Et l’on finit par une (magnifique) répétition : 
Entends, ma chère, entends la douce Nuit qui marche.
L’iambe (cardiaque) est présent trois fois tandis que « entends » se répète strictement. 
En somme, le caractère aberrant du message est l’ingrédient principal de la volupté du massage. Caresse, bercement, hypnose, tout cela réclame la réédition du son, et s’augmente de la réédition du sens (« Dormez, je le veux !… Dormez, je le veux !… Dormez, je le veux !… »). Comme s’il s’agissait d’apaiser un enfant effrayé, de le persuader (pas le convaincre) qu’il n’y a pas de danger, que tout est serein comme l’amnios au mouvement léger et toujours recommencé. La sécurité, c’est de savoir à quoi s’attendre. 
Autre exemple : Bérénice délaissée : 
Que me sert de ce cœur l'inutile retour ?
L’alexandrin anapestique est sublime parce que sa forme mime quatre fois la pulsation du cœur tandis que son contenu la désigne deux fois comme vaine : « que me sert …? » et « inutile ». Vers mélancolique s’il en est : le temps n’est plus qu’une vaine répétition, que son propre radotage. Le réseau de relations sonores internes qui tend à faire du vers un système autonome se renforce d’une insistance sémantique - ici traitée de façon classique, discrète (une interrogation à la réponse évidente faisant double emploi avec un adjectif). On retrouve cette circularité mélancolique dans les trois vers entrelacés :
Que le jour recommence et que le jour finisse
Sans que jamais Titus puisse voir Bérénice,
Sans que de tout le jour je puisse voir Titus ?
(ici, cruelle et sereine parodie du bercement en infinie répétition mélancolique). 

Quelques échantillons : 
Hugo : « Demain, dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne ». 
Labé fait redonder le substantif et l’adjectif avant de dire la cruelle répétition du temps vide : « O jours luisans vainement retournez » (on est proche de la Parque et de Bérénice)
Corneille va loin : « Pleurez, pleurez, mes yeux, et fondez-vous en eau ! » : répétition du mot, puis deux truismes : ce sont souvent les yeux qui pleurent, et les larmes sont souvent faites d’eau.
Valéry (Parque) : « Mon cœur bat, mon cœur bat ! Mon sein brûle et m’entraîne ! » : répétition de l’anapeste, suivie de « sein » qui reprend « cœur » et d’« entraîne » qui reprend « bat ».

Notons que la redondance poétique a son rôle dans la poésie hors du lyrisme et de la mélancolie 
- Chanson de Roland : « Carles li reis, nostre emperere magnes » Trois désignations pour la même personne : tonalité épique. Mais ici, on n’est pas (pas encore) dans le narratif.
- dans Mallarmé : « Ses purs ongles très haut dédiant leur onyx » (‘onyx’, étymologiquement, signifie ‘ongle’ ; on n’est ni dans l’épique, ni dans le narratif, ni dans le didactique ; avec Mallarmé, il s’agit de mots). 

La prose poétique est souvent telle par sa tendance à dire et redire une seule et même idée sous maintes formes, sans tomber pour autant dans le ridicule de la « belle marquise… ». Par exemple Jünger, traduit par un poète (Henri Thomas), dans la noble tristesse qui ouvre Sur les Falaises de marbre :
« Vous connaissez tous cette intraitable mélancolie qui s'empare de nous au souvenir des temps heureux. Ils se sont enfuis sans retour ; quelque chose de plus impitoyable que l'espace nous tient éloignés d'eux. Et les images de la vie, en ce lointain reflet qu'elles nous laissent, se font plus attirantes encore. Nous pensons à elles comme au corps d'un amour défunt qui repose au creux de la tombe, et désormais nous hante, splendeur plus haute et plus pure, pareil à quelque mirage devant quoi nous frissonnons. Et sans nous lasser, dans nos rêves enfiévrés de désir, nous reprenons la quête tâtonnante, explorant de ce passé chaque détail, chaque pli. Et le sentiment nous vient alors que nous n'avons pas eu notre pleine mesure de vie et d'amours, mais ce que nous laissâmes échapper, nul repentir ne peut nous le rendre […]. »     
Sur une idée très connue, une dizaine de variations, toutes magnifiques, qui ne paraissent jamais redondantes car on est bien plus dans la musique que dans l’explication. 

Quand il s’agit d’affectivité, Einmal ist keinmal (une fois n’est rien). De si consolants discours, des mots si tendres, notre cœur n’est jamais las d’en entendre, même si notre cerveau est déjà au courant. Il faut de la répétition car la phrase caresse, comme la caresse se reprend sans cesse (Narcisse a besoin de miroir et d’écho). La poésie est une danse qui est redondance, mais aussi abondance - abondance de biens qui ne saurait nuire. 
L’étymologie de ces deux mots est la même : l’onde (unda), qui revient, le litige de l’onde avec le rivage (Valéry) ; c’est-à-dire « la mer, la mer, toujours recommencée » (Valéry encore, faut-il le dire ?). De même, abonder, c’est ajouter de l’eau, de l’onde (l’abondance était la dénomination narquoise, dans les collèges, du vin généreusement allongé d’eau). La poésie a donc partie liée avec la mer, la vague qui revient rythmiquement, comme revient le vers : 
Chez Lorca : 
El mar baila por la playa 
un poema de balcones. 
Chez Valéry : 
… Si l’âme intense souffle, et renfle furibonde
L’onde abrupte sur l’onde abattue, et si l’onde
Au cap tonne,
alors on connaît, non pas l’ennui de la réédition, mais le
Doux et puissant retour du délice de naître.

La grande poésie, dit Michael Edwards (Leçon inaugurale au Collège de France) « attir[e] la langue dans son processus répétitif ». Elle parvient, pourrait-on dire, à convaincre le corps, à le ‘rassurer’ - ce qui suppose qu’on assure plus d’une fois : « oui oui, c’est bien ça, en effet, bien sûr, tout à fait… ». 
Le vers est versus, retour, confirmation désangoissante. Par le double moyen de la répétition du son et du sens, de la forme et du contenu, la poésie peut être une double médication de l’angoisse.

***

Appendices : 

Le passage de Lévi-Strauss : 

Quelques passages de 
Koestler, Le Cheval dans la locomotive (Belles-Lettres, trad. Fradier) :
p. 44 « un poète devrait servir deux maîtres et opérer en même temps sur deux hiérarchies croisées : l'une régie par le sens, l'autre par le rythme, le mètre, la sonorité »
p. 196 : « Lorsqu'on lit un poème, deux systèmes de référence sont en interaction dans l’esprit, celui du sens et celui des rythmes sonores. De plus les deux matrices opèrent à deux niveaux de conscience, la première en plein jour, l'autre, beaucoup plus profond, sur ces plans archaïques de la hiérarchie mentale qui vibrent encore au tambour du chamane, et nous rendent particulièrement réceptifs et obéissants aux messages qui nous parviennent rythmés ou accompagnés d'un rythme. »
p. 197 : « La vision de l'artiste est bifocale, de même que la parole du poète est bifocale quand il bisocie le son et le sens ».  
p. 289 « la poésie réussit la synthèse des raisonnements du néocortex et les pulsions émotives du cerveau ancien. »


vendredi 27 décembre 2019

Céline : l’imminence



[plus bas, quelques lignes supplémentaires, en couleur]

Pour les métaphysiciens classiques, il y a une « création continuée » - à savoir que Dieu ne crée pas le monde une fois pour toutes, mais le recrée sans cesse, à tout instant. Nulle créature ne peut durer en effet sans cette volonté réitérée de Dieu. Et comme Dieu est constant, on ne peut douter qu’il le recréera à l’instant suivant. En droit, le monde peut donc disparaître à tout instant ; en fait il ne le peut pas car il est de la nature de Dieu de ne pas changer d’avis. La menace est donc théorique, et ne donne que des frissons théoriques, c’est-à-dire pas de frissons du tout (cf. Descartes, Réponses aux Secondes Objections, sur la discontinuité du temps). 
Avec Céline, en revanche, ce n’est pas une éventualité purement théorique, c’est une terreur de tous les instants. Si, pour Héraclite, « tout s’écoule », pour Céline, « tout s’écroule » (la formule revient plusieurs fois sous sa plume). La catastrophe est toujours possible, probable, proche, menaçante. L’homme n’est que de la pourriture en suspens. Le château de Sigmaringen penche dangereusement vers le Danube. Le cancer guette dans les recès du corps (préférentiellement, du côté de l’anu [sic], c’est plus évocateur…). Les exemples sont innombrables.
La vieillesse venant, la menace ne peut que croître. Les Entretiens avec le Professeur Y, sur un banc parisien, devaient s’intituler Bi du bout ; autrement dit : tout au bout, prêt à tomber (ultima verba). Ce texte est de 1955 ; une chanson portant ce titre est créditée en 1957 (était-elle connue avant ?)
Ph. Sollers écrit à ce propos : 
« Que faudrait-il néanmoins entendre par cet autre titre abandonné, Bi du Bout ? Cette expression de la fin du XIXe siècle, bi du bout du banc pour sa formulation complète, par son assonance avait alors pour effet de renforcer le sens du mot « bout » et d’insister sur l’extrémité. Expression oubliée, nous dirions simplement aujourd’hui ‘au bout du bout’. »

Dans la même veine, Féerie commence par décrire des visiteurs en quête d’une dédicace d'autant plus précieuse que sa date serait plus proche du jour où Céline serait étripé, hachuré, rissolé. Henri Godard résume ainsi le thème premier du début de Féerie : « amie de longue date de Céline, Clémence était venue de loin solliciter des dédicaces qui ne manqueraient pas de prendre dans les jours suivants une valeur décuplée, d'être parmi les toutes dernières que Céline aurait accordées avant d'être exécuté. » L’auteur ne manque donc pas de ruminer : « le monstre de Montmartre sera haché ! Pour ça qu'ils sont venus tous les deux... Clémence et son fils... Ça immine... […] ils sont donc là pour l'imminence... l'estourbisserie du vieil ami... Clémence et son fils...  »
De façon tout analogue, la fin d’un régime politique se proclame dans la passion des philatélistes pour les tout derniers timbres ou cachets à date :
D’un Château l’autre : « Ah, puis aussi, les timbres-poste ! je vous oubliais ! chercher des timbres, collectionner !... tous les bureaux de poste que j’ai vus à travers l’Allemagne, pas seulement Siegmaringen, les plus grandes villes, des plus petits hameaux, étaient toujours bourrés de clients, et aux guichets des « collections »... des queues et des queues, collectionner des timbres d’Hitler, tous les prix !... d’un pfennig jusqu’à 50 marks... moi je serais Nasser, moi par exemple, ou Franco ou Salazar, je voudrais voir si mes pommes sont cuites, je voudrais vraiment être renseigné, ce qu’on pense de moi... je demanderais pas à mes polices !... non !... j’irais voir moi-même à la Poste, les queues aux guichets pour mes timbres... votre peuple collectionne ?... c’est que c’est joué !… »

On est toujours dans l’imminence de la mort, de l'effondrement, de la fin. 
« Imminent » est un mot que Céline emploie très souvent, de façon souvent étrange, allusive et très efficace, car il est emblématique de sa vision du monde :

Voyage : « Dans l’imminence de l’abattoir, on ne spécule plus beaucoup sur les choses de son avenir »
Voyage : « Et plus je fuyais l’esclandre et plus on devenait agressif, imminent à mon égard. »
Voyage : « on me semblait toujours en imminence de se supprimer une fois pour toutes, les uns les autres »
Hommage à Zola : « l’avènement imminent, infaillible, du communisme en Allemagne »
Mort à crédit : « La tragédie est imminente ; il faut pas en perdre une bouchée. »
D’un Château l’autre : « leurs ministres, généraux, amiraux !... qu’étaient imminents d’en découdre ! bouillants ! » […] « oh ! j’ai la très grande habitude de ces situations pires louches... de ces icebergs bien imminents près la bascule !… »
Nord : « toujours les vingt guerres imminentes ! »
C’est naturellement l’emploi le plus inattendu qui a le plus de force littéraire et de valeur expressive : « on devenait imminent à mon égard. » Par une ellipse typiquement célinienne, pas besoin de préciser : quand Céline écrit « depuis belle », on comprend tout de suite « depuis belle lurette » ; quand il dit « imminent », on sait qu’il s’agit de meurtre, de destruction, d’effondrement. 

Le temps a toujours été représenté par un fleuve. Avec Céline, ce fleuve est devenu torrent : 
D’un Château l’autre : « … le Château, faudra qu’il se fie à moi... pensez il aura basculé !... vermoulue croulure... l’équilibre est pas éternel ! il sera parti au Danube !... le Schloss et la Bibliothèque ! labyrinthes !... boiseries !... et porcelaines et oubliettes !... au jus ! et souvenirs !... et tous les princes et rois du Diable !... au delta, là-bas !... ah ! Danube si brisant furieux ! il emportera tout !... ah ! Donau blau !... mon cul !... si fougueux colère frémissant fleuve d’emporter le Château et ses cloches... et tous les démons !... te gêne pas ! hardi ! et les trophées, armures, gonfalons, trompes à secouer toute la Forêt Noire, si sonores que les pins peuvent plus !... culbutent de vibrer !... partent aux avalanches !... la fin des féeries des manoirs, revenants, triples sous-sols et potiches ! Apothicaireries et pots !... Vénus ébène ! au torrent tout ! »

d'autres imminences céliniennes : 
Mort à crédit, Pléiade p. 903 : « Il me montrait en l’air, jusqu’au cintre, les piles et les piles... les entassements prodigieux... Les véritables glacis, les promontoires menaçants ! Branleurs !... Ça serait bien rare en effet si l’épouvante le prenait pas le commissaire de ‘Choiseul’, devant ces montagnes !... ces avalanches en suspens… »
Mort à crédit, Pléiade p.  961 : « le plancher brise, crevasse, s’entrouvre... Elle balance l’effroyable machine, elle danse au bord du précipice !... Elle incline... Elle bascule au fond… »       
[...on songe à Salammbô…]



dimanche 22 décembre 2019

Balzac et Céline : le retour du mort-vivant


Étrange qu’on ne mentionne pas, me semble-t-il, les analogies entre Céline et certains textes de Balzac. L’un assez peu connu (Adieu), l’autre très célèbre (Le Colonel Chabert). 
Dans le premier, la description de la Bérésina est un des premiers traitements littéraires de la mort militaire massive, et l’on sait combien ce thème de la Bérésina est obsédant chez Céline, comme mot, comme fait, comme symbole (le Styx). 
Quant au Colonel Chabert, les parallèles avec Céline sont patents : c’est le retour de guerre d’un mort-vivant, la tête fendue, qui a séjourné parmi les morts au sens très concret du terme, dans un tas de cadavres dont il s’est auto-accouché. Certes le Colonel balzacien n’a rien d’un personnage orphique, mais Céline quant à lui se charge d’incarner cette figure mythique de l’artiste passé par les Enfers - accompagné de son animal magique, qui fait le go-between avec le monde souterrain : le « chat Bébert ». 


Balzac, Le Colonel Chabert : 
« Le peu d’air que je respirais était méphitique. Je voulus me mouvoir, et ne trouvai point d’espace. […] J’entendis, ou crus entendre, je ne veux rien affirmer, des gémissements poussés par le monde de cadavres au milieu duquel je gisais. […] il y a des nuits où je crois encore entendre ces soupirs étouffés ! […] Enfin, en levant les mains, en tâtant les morts, je reconnus un vide entre ma tête et le fumier humain supérieur. Je pus donc mesurer l’espace qui m’avait été laissé par un hasard dont la cause m’était inconnue. […] deux morts s’étaient croisés au-dessus de moi de manière à décrire un angle semblable à celui de deux cartes mises l’une contre l’autre par un enfant qui pose les fondements d’un château. En furetant avec promptitude, car il ne fallait pas flâner, je rencontrai fort heureusement un bras qui ne tenait à rien, le bras d’un Hercule ! un bon os auquel je dus mon salut. Sans ce secours inespéré, je périssais ! Mais, avec une rage que vous devez concevoir, je me mis à travailler les cadavres qui me séparaient de la couche de terre sans doute jetée sur nous, je dis nous, comme s’il y eût eu des vivants ! […] je ne sais pas aujourd’hui comment j’ai pu parvenir à percer la couverture de chair qui mettait une barrière entre la vie et moi. […] Ce levier, dont je me servais avec habileté, me procurait toujours un peu de l’air qui se trouvait entre les cadavres que je déplaçais, et je ménageais mes aspirations. Enfin je vis le jour, mais à travers la neige, monsieur ! En ce moment, je m’aperçus que j’avais la tête ouverte."

" - Monsieur, lui dit Derville, à qui ai-je l’honneur de parler ?
 - Au colonel Chabert.
 - Lequel ?
 - Celui qui est mort à Eylau, répondit le vieillard."


Céline, D’un Château l’autre : 
« Bon !... Émile à la fosse... voilà qu’au bout de cinq... six jours... les morts se mettent à s’agiter... même qui dirait grouiller sous lui !... les maccabs... ça se met à bouger, lui remuer dessous !... et sur lui !... et à s’extirper!... positif ! se sortir de la fosse... ils s’hissent !... Émile qui revenait de devant Moscou, qu’avait subi trois hivers russes, avait vu quantité d’autres gniafs enfouis d’autrement pires façons !... s’extirper de trous autrement énormes ! cratères, fondrières, des vrais Panthéons sens dessus dessous !... il racontait... il allait pas être surpris !... des amoncellements de débris de tout !... villes entières, faubourgs, usines, et locomotives! ... et les tanks, alors! des armées de tanks dans les ravins d’une profondeur que les Champs-Élysées, l’ Arc, l’Obélisque, auraient disparu, enfouis !... facile ! vous dire s’il était préparé, l’Émile ! ni une, ni deux !... pris sous les maccabs, à Thiais, il se raccroche aux loques !... bouts de viandes... bouts d’habits !... et hop ! il s’hisse ! il s’hisse avec ! puisque ça bouge !... soit !... lui aussi ! il profite !... il se fait haler ! oui !... sortir !… »


vendredi 20 décembre 2019

Profils de Céline chez Queneau


Queneau s’intéressait à Céline. Il a été un des premiers, peut-être le premier à produire une étude de ses procédés stylistiques (l’injection de l’oral populaire dans l’écrit littéraire les intéressait tous deux au premier chef). En janvier 1933, à la fin de la rédaction du Chiendent, son premier roman, Queneau lit le Voyage, paru en octobre 32, et se dit "grillé" par Céline qui lui "vole" un peu ses idées. 
En 1939, Queneau publie Un rude Hiver. Les Bagatelles de Céline sont de 1937. Or, à deux reprises, le personnage central, Lehameau, a des pensées et des propos qui évoquent et citent presque le Céline des pamphlets, resitués dans le contexte de la guerre de 14-18. 

[L’Imaginaire p. 14 ; Pléiade p. 18]
"Tout de même on trouvait parfois qu’il allait un peu fort quand il prétendait que ça pourrait bien encore durer dans les six mois cette guerre. Et encore il était modeste en disant ça, car dans le privé il déclarait qu’elle serait d’une durée illimitée, qu’on se tirerait des coups de canon jusqu’à plus soif et qu’on parviendrait en fin de compte au massacre mutuel des populations occidentales, pour la plus grande joie des sémites et des jaunes. Et encore était-il modeste en disant ça car en lui-même il ne s'en tenait pas là. […] Il pensait à la guerre par exemple, à celle qu’il avait faite et aussi à celle qui continuait à se faire. Il pensait à la France démocratique, maçonne et enjuivée, à la France où l’on embusquait les ouvriers lesquels avaient ensuite le culot de se payer des poulets le dimanche, à la France qui se redresserait peut-être, empalée sur un casque à pointe."

[L'Imaginaire p. 129 ; Pléiade p. 973-974] 
"Vous voyez, M. Frédéric, il y a une chose dont j'ai horreur par-dessus tout, c'est de la république française. Les radicaux, les socialistes, les radicaux-socialistes, pouah, pouah, pouah. Les francs-maçons, les juifs, les syndicats, pouah, pouah, pouah. L'éducation laïque, les instituteurs, les ouvriers conscients et organisés, pouah, pouah, pouah. La liberté, l'égalité, la fraternité, pouah, pouah, pouah. Hein qu'est-ce que vous en dites ? Et la démocratie ? Pouah, pouah, pouah. Tout cela me fait vomir, M. Frédéric. Tout juste : vomir. 
- Vous êtes royaliste alors monsieur Lehameau ? 
- Royaliste? Peuh. Qu'est-ce que c'était que les Bourbons ? Des Juifs. Regardez leur nez. A quoi cela nous avancerait d'avoir un roi ? Ce serait du pareil au même. Tout ça c'est de la gnognotte."


jeudi 19 décembre 2019

Le paradis perdu de Céline [version augmentée]


Je reprends ici un ancien billet, avec quelques compléments.

Le monde de Céline est citadin, noir, sale, confiné, abject ; il est décrit ainsi avec une insistance, un extrémisme tels qu'on peut soupçonner qu'il s'agit là d'un envers, d'une caricature poussée au noir par une amère déception, un terrible contraste. 
On connaît bien chez Céline les entités, les emblèmes de salut que sont la mer, le froid (le Nord) et la danseuse, évocation d'un monde pur, astringent, net, hygiénique, et, pour ce qui concerne la danseuse, ascensionnel (la grâce contre la pesanteur du monde). . 
Mais il y a quelque chose de plus profond, je crois, sur quoi on n'insiste pas assez. 
Henri Godard fait commencer sa récente biographie de façon très opportune par les visions premières du petit Louis Destouches, en nourrice sur les hauteurs de Puteaux, visions hautement revendiquées comme fondatrices par l'écrivain lui-même (phrases parmi ses plus belles, pas seulement parce qu'inattendues) : 

Mort à Crédit : 
"Du jardin, on dominait tout Paris. Quand il montait me voir, papa, le vent lui ébouriffait les moustaches. C'est ça mon premier souvenir.
Ensuite, dans un des rares moments affectueux avec le père (quand l’enfant est reçu au certificat d’études), le vent, certes, ne réapparaît pas, mais les moustaches sont peut-être (peut-être) un écho de ce souvenir de pureté : « Il m’a accueilli à bras ouverts... Il a rallumé pour me voir. Il me regardait affectueusement. Il était ému au possible... Toute sa moustache tremblotait… » Mais l'idylle est bien vite rompue par une odeur infâme... 
Féerie IV p. 570 (1° version de Féerie) : 
"Mais quelle vue de Puteaux là haut d'entre les ronces... les chèvrefeuilles... l'étendue de Boulogne, la Ville, tout Paris, et le reste !... L'âme s'ouvre pour toujours. Tout le grand pastel, tout le bleu, l'air et l'or du ciel, tout le mirage, l'argent des buées, le miroir, le fleuve en pépites au creux du Bois, le sillage au bas du coteau... Oh ! la conquête est immense. Et vous n'en ferez jamais d'autres ! que vous viveriez trois six siècles, et mille ans dessus et tant pis ! L'âme s'ouvre une fois et c'est fini ! la gerbe ! la récolte ! l'infini pour vous ... » 
Version C de Féerie IV p. 894 : 
"... où qu'un enfant a passé, a ouvert les yeux, c'est fini, il a le droit du monde [...]. Vous voyez je suis souverain sur la route de Thiais, j'ai pris des droits et à quatre ans, ma mère me tenait par la main." 

C'est à cette lumière qu'il faut comparer l'obscurité du Passage Choiseul. C'est à ce vent qu'il faut opposer l'asphyxie lente des enfants. Celui qui pour son malheur a connu des visions premières aussi pures, des horizons aussi libres, ne pourra jamais assez fustiger la ville fétide. Le pessimisme et l'hygiénisme céliniens (y compris leurs métastases les plus fantasmatiques) peuvent bien s'enraciner dans cette "chute" dans la ville malsaine : du haut de la la colline, où l'on est roi du monde, on tombe sans transition au fond de la cuvette putride, dans le brouillard poisseux. 
Pour celui qui aurait vécu ses premiers temps engoncé dans les ruelles, le traumatisme aurait probablement été moins dur. Mais il y a, au tout début, cette lumière par rapport à laquelle tout le reste est également fuligineux. Le Paris irrespirable où vivent l'enfant puis l'adulte sont le contretype de cette lumière et cette pureté primitives. Comme il se doit, cela commence dans un jardin ; à l'aune de cette perfection, le reste, vie et œuvre, sera un interminable pataugeage dans les égouts, dans les culs de basse-fosse de la vie. La vie sera une mort, le jour une nuit. Le monde sera infection, corruption, putréfaction. 


Dans D’un château l’autre, lors de l’interminable ouverture, prélude, préambule (102 pages en Pléiade !), le narrateur se décrit, bien décrépit, dans sa maison de Meudon, à flanc de colline. Il évoque l’ancien restaurant de luxe « La Pêche miraculeuse », qui proposait, au tout début su siècle, une vue magnifique sur la Seine, puis il rappelle les laborieuses expéditions avec son père, dans ces mêmes lieux, pour le commerce des dentelles et babioles. 
Il décrit ce monde perdu comme un paradis dont il ne reste presque rien. Hasard ou rappel à la signification plus profonde, il évoque à nouveau la moustache paternelle, pas exactement 'ébouriffée' mais tout de même’ dardante’. En fait, il ne l’évoque pas, il la revoit, en une sorte de rêve éveillé, dans un tableau bien étranger à la noirceur célinienne, où l'on trouve la yole de Mallarmé et les canotiers de Renoir ou de Maupassant… 

Voici ces deux passages ‘idylliques’ (nous soulignons les formules les plus significatives). 

p. 54 : « … ils viendraient l’été ils jouiraient de la situation... du point de vue unique !... et de la ramure et des oiseaux !... pas que des clebs !... oiseaux si ça chante ! et ce qu’on découvre !... jusqu’à Taverny l’autre côté ! l’extrême du département !... de chez moi de mon jardin, du sentier... je dis le jardin, oui !... positif petit Eden, trois mois sur douze!... quels arbres !... et aubépines et clématites... vous diriez pas à peine une lieue du Pont d’Auteuil! l’enclos de verdure, l’extrême bouquet des bois d’Yveline... tout de suite c’est Renault !... sous nous ! vous pouvez pas vous tromper... où y a la broussaille plus touffue c’est là !... c’est nous ! d’abord les chiens seront sur vous, la meute !... vous laissez pas intimider !... faites semblant de pas les entendre... regardez ce panorama ! les collines, Longchamp, les Tribunes, Suresnes, les boucles de la Seine... deux... trois boucles... au pont, tout contre, l’île à Renault, le dernier bouquet de pins, à la pointe...
Bien sûr c’était bien plus campagne quand nous venions avec mon père livrer la guipure, l’éventail... les mêmes sentiers vers 1900... oh ! beaucoup de clientes à Meudon !... « ça lui fera prendre l’air ! » on profitait !... je profitais !... nous asphyxiions Passage Choiseul... trois cents becs de gaz !... l’élevage des enfants au gaz !… »

59 : « … presque de l’île des Cygnes!... et de l’autre côté... passé Saint-Cloud... pensez ce bief ! du pont Mirabeau à Suresnes !... la vue des dîneurs !... […] Le temps de la «Pêche Miraculeuse» c’était le moment de la vogue des yoles et des grands tricots à rayures, des rameurs à dardantes moustaches... je vois mon père, en dardantes moustaches !… »

Note : 
dans Nord, la roseraie de Baden-Baden autorise un instant de grâce (très bref bien sûr) : 
"comme il faisait beau !… chaud, cependant aéré… un temps de Paradis"


mercredi 18 décembre 2019

Queneau par G. Prince


En 1971, Gerald Prince, qui allait devenir un poids lourd des études littéraires, publiait un article intitulé Queneau et l’anti-roman. Il y donnait une présentation à mon avis très juste, efficace et utile de l’attitude de Queneau à l’égard du roman. Queneau en effet inverse souvent les principes habituels du roman (d’où le titre de l’article) : en particulier en remplaçant le temps linéaire par un temps cyclique et en voyant le roman selon des critères habituellement appliqués au poème. 

Le début de l'article est consultable à cette adresse (où l'ensemble des 8 pages est accessible moyennant la modique somme de 42 euros) :

Le passage suivant me semble particulièrement pertinent (avec un pastiche transparent de Flaubert) : 
« Les procédés employés par Queneau qui font de ses romans des anti-romans servent à leur donner la qualité d'un poème, c'est-à-dire d'une création autonome, qui se tiendrait d'elle-même par la force et la rigueur de son organisation, sans besoin d'attaches extérieures*. C'est ainsi que le cercle, forme harmonieuse entre toutes et parfaitement fermée sur elle-même, peut plus qu'aucune autre forme accentuer le bouclage d'une œuvre, sa complétude, sa distance par rapport à tout élément qui lui serait extérieur. De plus, les symétries, les pendants, les points homologues nés de la structure circulaire augmentent la rigueur de l’œuvre romanesque et lui confèrent une profonde unité. Du début jusqu’à la fin, des échanges s'opèrent, des harmonies se forment, des correspondances innombrables s’établissent entre thèmes, situations et personnages. Le roman est alors construit avec un soin si méticuleux qu'on ne peut rien y ajouter ou en retrancher sans en détruire l’équilibre, de même qu'on ne peut ajouter ou retrancher une syllabe d’un sonnet sans en détruire l'harmonie. D'ailleurs, les constructions symétriques, conséquences du cercle, rapprochent l’œuvre romanesque de la poésie en venant aussi jouer le rôle de rimes à l’intérieur du roman. »

*Flaubert, 1842 : « Ce qui me semble beau, ce que je voudrais faire, c’est un livre sur rien, un livre sans attache extérieure, qui se tiendrait de lui-même par la force interne de son style, comme la terre sans être soutenue se tient en l’air […]»

mardi 17 décembre 2019

Jules Romains et le dépassement les limites


La remise en cause de la notion de ‘moi’, tant en philosophie qu’en littérature et dans les arts, s’est faite surtout par les deux biais de l’émiettement et de l’effacement. Si la substance pensante cartésienne fut critiquée, ce fut surtout pour une unité désormais considérée comme artificielle, et pour une solidité qui n’aurait renvoyé qu’à un orgueil sans fondement. On voyait souvent derrière ce ‘moi’ une rémanence de l’âme chrétienne qui devait se maintenir stable et individuelle pour pouvoir être jugée.
Par un autre biais, le dionysisme tendait à une dissolution du moi individuel dans l’unité plus vaste et plus fluctuante du cortège, de la foule en ébriété. 
Dispersion en flux aléatoires ou en collectivité floue, la remise en cause du moi ‘traditionnel’ allait avec une perte de conscience, de lucidité (höchste Lust de l’Unbewußt). 
L’originalité de Jules Romains consiste à avoir tenté d’échapper à ce moi moi restreint sans en rabattre, tout au contraire, sur la conscience, sur la lucidité. C’est bien sûr cette originalité qui lui a valu d’être oublié dans les ténèbres extérieures au mainstream. Il y a chez lui une tendance (très avouée, et même élaborée en doctrine), à une ‘mégalopsychie’ qui peut paraître voisiner avec la mégalomanie, mais qui tend bien plus en fait vers le ‘monopsychisme’ (formulation métaphysique et religieuse, laïcisée dans sa latinisation en ‘unanimisme’). Parmi ses thèmes récurrents : la frontière, la cloison.
En 1903, lors de la fameuse ‘illumination’ de la rue d’Amsterdam, le jeune homme se sent inclus dans la foule, il se sent un avec elle, mais pas au prix de sa vigilance, tout au contraire : il s’est senti être la conscience de toute la rue. Sa poésie unanimiste de l’époque (qui est très loin d’être sans mérites littéraires) s’attache alors à décrire des groupes (des ‘unanimes’) qui se constituent, s’unifient, qui se défont aussi, dont le poète est la conscience. Son « Ode à la foule qui est ici » se fait la voix de la foule ici présente pour l’éclairer sur son statut véritable d’unité inaperçue. Mais rien de pythique, de somnambule dans ce très beau et très original poème. Ce n’est pas par l’utilisation de psychotropes que la communion devient possible ; c’est au contraire la communion elle-même qui est psycho-active et qui démultiplie les facultés et la joie de l’individu. 
Le Grand Œuvre de Jules Romains (son ‘travail de Romains’ - difficile d’échapper au jeu de mots ; le choix du pseudonyme relèverait-il consciemment ou non de ce projet colossal ?), son Grand Œuvre donc est un roman qui dépasse toutes les limites : un seul roman, en 27 volumes, qui exprime dans tous ses aspects un quart de siècle où toutes sortes d’hommes cherchent en tous milieux, selon d’innombrables voies, une façon de faire groupe, de s’assembler, d’être autre chose qu’une foule. Ils sont certes tentés par les églises, les partis, des clubs, des loges, mais ces rassemblements institutionnalisés ne donnent lieu qu’à de médiocres regroupements. Un bémol (personnel) : l’absence de ce groupe passionnant qu’est l’orchestre (à peine esquissé par Anouilh).
L’auteur fait les choses en grand, plus que l’on n’a jamais fait, par les dimensions du roman, et par l’immense diversité des connaissances très précises qu’il mobilise en d’innombrables domaines. Les HBV sont une encyclopédie du monde et du savoir modernes. Son héros Haverkamp en est l’homologue financier et commercial. Ce parangon du dynamisme capitaliste est parti de presque rien et devient, par une habileté et une obstination inédites, un homme d’affaires planétaire ; ascension prodigieuse mais au fond très faiblement hédoniste car notre homme se sait et de veut l’instrument d’une force de déploiement, d’augmentation, qui le dépasse. On voit sans peine l’homologie entre Haverkamp et Knock : jusqu’ici, on a fait de la médecine artisanale : il faut passer au niveau industriel.
Dans le format romanesque, on dépasse les limites du roman (malgré la prescription d’Aristote de faire une œuvre que la mémoire puisse englober). Mais on ne se prive, en littérature, d’aucune forme, et non sans succès : roman-fleuve donc, roman classique, roman ‘philosophique’ et social (le remarquable et insuffisamment remarqué Mort de quelqu’un), poème, théâtre (comique avec Knock, poétique avec Cromedeyre), théorie du vers, essai, etc. Les dernières années de la production romainsienne n’ont plus le tranchant de la première moitié de sa carrière, mais cette première moitié suffit à notre lecture. 
Enfin, il y a chez J. Romains une dimension qui a été souvent raillée, mais qui n’est pas d’un intérêt médiocre au moins quant à la variété des intentions : ses travaux sur la perception ‘dermo-optique’ (il en donne une transposition dans Les Créateurs). Voir avec les doigts : ce franchissement des frontières l’intéresse bien sûr car il correspond à son idéal de dépassement. Il soupçonne une possibilité ; il tente des expériences qui lui semblent partiellement concluantes. Le problème reste ouvert. Mais ce qu’il veut marquer avec force, c’est la désinvolture, l’incurie des institutions scientifiques à l’égard de ce qui sort des cadres. La leçon de ses tentatives dans ce domaine est moins de science que de psychologie. Outre les chapitres des Créateurs, bien des pages de la trilogie Psyché constituent de telles réflexions d’épistémologie et de psychologie de l’épistémologie dont il ne faudrait pas oublier l’existence, même si on peut contester la valeur littéraire de cette trilogie de fiction un peu encombrée de thèses. 
L'orgueil (manifeste) de J. Romains serait-il injustifié ? Mis à part une pièce de théâtre « à l’ancienne », on peut juger que c'est l'échec généralisé. Sa poésie n’a pratiquement pas eu d’effet sur celle du siècle (est-ce mauvais signe pour lui, ou pour le siècle ?). Son théâtre poétique n’est plus joué. Les 27 volumes des HBV sont bien loin d’être tous réussis et d’être entièrement conformes à leur projet humain (unanimisme) et formel (simultanéisme). L’hypothèse sur la perception fait sourire. Enfin, les dernières années, académiciennes, sont oubliables. 
Mais il reste l’intention qu’il a eue de montrer qu’au XXè siècle, un homme pouvait encore prétendre à une universalité qu’on pensait bien impossible depuis les grands humanistes. « Que peut un homme ? » C’est la question de Valéry qui s’orientait vers l’universalité mathématique et non vers l’infinie dispersion des savoirs positifs. Jules Romains a osé s’orienter, par la méthode simultanéiste des échantillons, vers la diversité périlleuse des sciences du réel, des choses, des êtres, des âges, des états d’esprit, des conditions sociales. N’y avoir échoué qu’à moitié est déjà très beau, ne serait-ce que par l’illustration qui est donnée des capacités d’un esprit. 

Pour finir, un extrait qui peint bien l’impatience à se cantonner à un lopin prédéfini, à creuser un sillon qui finirait par devenir un tombeau (double voire triple sens du mot 'concession') : 
Le Dieu des corps, Le Livre de poche p. 17 :
"… j’ai eu de la peine à faire de mon élan vers la science pure un enthousiasme pour la carrière scientifique. Je m'aperçus, en m'en approchant, que si elle s'accommode à la rigueur de hautes qualités intellectuelles, elle exige qu'on y joigne des qualités tout autres : le sentiment de la hiérarchie, un arrivisme patient et sournois, et la haine de l'imprévu. Bref une combinaison de l'esprit fonctionnaire et de l'esprit bovin. Je ne crois pas que j'aurais été capable de labourer sans distraction les cinq cents mètres carrés d'une concession scientifique ordinaire. Je n'aurais pas su éteindre en moi l'esprit de curiosité qui, s'il est à l'origine de toute science, n'est pas moins déplacé chez un savant officiel que l'esprit des catacombes chez un prélat romain."






lundi 16 décembre 2019

Jean de la Croix : 'Nuit obscure' (traduction M.P.)



Par une nuit obscure,
d'angoisses, d'amours enflammée,
- ô l'heureuse aventure ! -
sans bruit m'en suis allée
de ma demeure ensommeillée.

Dans la ténèbre sûre
j'empruntai, toute déguisée,
- ô, l'heureuse aventure ! -
l'escalier dérobé
dans ma demeure ensommeillée.

Dans la nuit insolite
qui me cachait sous sa noirceur
je me trouvai conduite
rien que par la lueur
qui brûlait au fond de mon cœur.

Elle  me conduisait
plus clairement que le plein jour
à celui que je savais
m'attendre en un séjour
de quiconque désert à l'entour.

O nuit qui me guidas !
L'aube doit être moins louée !
O nuit qui composas
l'Amant avec l'aimée,
l'aimée en l'Amant transformée !

Le sein épanoui
qui pour nul autre se gardait,
il s'y est endormi
comme je m'y offrais,
dans l'air que les cèdres berçaient.

Sur les tours, une haleine,
alors que je le décoiffais,
de sa main très sereine
sur mon col se jouait
et tout mon sens se suspendait.

Demeure et oublie-moi,
la face inclinée sur l'Aimé ;
cesse tout ; quitte-moi,
prudence abandonnée
au milieu des lis oubliée.




En una noche oscura,
con ansias, en amores inflamada,
¡ o dichosa ventura !
salí sin ser notada,
estando mi casa sosegada.

Ascuras y segura
por la secreta escala, disfraçada,
¡ o dichosa ventura !,
a escuras y en celada,
estando ya mi casa sosegada.

En la noche dichosa,
en secreto, que nadie me veya,
ni yo mirava cosa,
sin otra luz ni guía
sino la que en el coraçon ardía.

Aquesta me guiava
más cierto que la luz del mediodía
adonde me esperava
quien yo bien me savía
en parte donde nadie parecía.

¡ O noche, que guiaste !
¡ O noche, amable más que el alborada !
¡ O noche que juntaste
Amado con amada,
amada en el Amado transformada !

En mi pecho florido,
que entero para él solo se guardaba,
allí quedó dormido,
y yo le regalaba,
y el ventalle de cedros ayre daba.

El ayre del almena,
quando yo sus cavellos esparcía,
con su mano serena
en mi cuello hería,
y todos mis sentidos suspendía.

Quedéme y olbidéme,
el rostro recliné sobre el Amado ;
cessó todo, y dexéme,
dexando mi cuydado
entre las açucenas olbidado.