vendredi 11 février 2022

Rousseau et Platon antipolyphonistes

 
    Rousseau se trouve au point de rencontre entre — ou se trouve déchiré entre — deux types de pensée. D'une part, un empirisme caractéristique des Lumières, pensée de la sensation, de l'expérience, de l'éprouvé, du concret, donc du multiple. D'autre part, une pensée bien plus traditionnelle, issue souvent de Malebranche, mais que l'on peut sans peine référer, indirectement, à Platon, centrée sur la notion (et l'exigence) d'unité -—cette dernière tendance étant souvent minorée au profit du très réel et très important préromantisme de Rousseau.
   Il arrive assez souvent qu'on trouve un Rousseau étonnamment platonicien. Par exemple, en ce qui concerne la musique (domaine souvent symptomatique de l'atmosphère philosophique d'une pensée), on trouve un même refus de superposer ce qui n'est pas identique.

   Le passage de Platon est reconnu comme difficile à traduire. J'en donne ici la version Chambry. On peut aussi consulter la version Pléiade.
   Les deux passages de Rousseau se trouvent dans le Dictionnaire de Musique, à l'article Unisson, parfois orthographié "Vnisson", et à l'article à l'intitulé très révélateur : "Unité (ou Vnité) de Mélodie".
   Platon situe sa remarque dans un cadre pédagogique ; Rousseau dans un cadre esthétique. On notera que pour Rousseau, avoir "l'oreille exercée à l'Harmonie" (être savant) n'est pas une qualité, au contraire, c'est un "préjugé dans l'oreille".
   Je souligne dans chaque texte les formules les plus significatives.


   Platon, Lois VII, 812, trad. Chambry :
  "Quant aux sons différents et variés exprimés sur la lyre, lorsque les cordes rendent une mélodie et que l'auteur des chants en a composé une autre, lorsque, par l'opposition des tons forts et des faibles, des rapides et des lents, des aigus et des graves, on fait résulter un accord de la discordance même, et que l'on ajuste de même toutes les variétés de rythmes aux sons de la lyre, il ne faut pas parler de tout cela à des enfants qui doivent s'approprier rapidement en trois années ce que la musique a d'utile.
  Car ces parties opposées, se troublant les unes les autres, sont difficiles à apprendre, et il faut que nos jeunes gens aient toute facilité d'apprendre."


   Rousseau, Dictionnaire de musique

   § Unisson [ou Vnisson] :
   "Une question plus importante, est de savoir quel est le plus agréable à l’oreille de l’Unisson ou d’un Intervalle consonnant, tel, par exemple, que l’Octave ou la Quinte. Tous ceux qui ont l’oreille exercée à l’Harmonie, préferent l’Accord des Consonnances à l’identité de l’Unisson ; mais tous ceux qui, sans habitude de l’Harmonie, n’ont, si j’ose parler ainsi, nul préjugé dans l’oreille, portent un jugement contraire : l’Unisson seul plaît, ou tout au plus l’Octave ; tout autre Intervalle leur paroît discordant : d’où il s’ensuivroit, ce me semble, que l’Harmonie la plus naturelle, & par conséquent la meilleure, est à l’Unisson. [...]

   § Unité de mélodie [ou Vnité de mélodie] :
  "Tous les beaux Arts ont quelque Unité d’objet, source du plaisir qu’ils donnent à l’esprit : car l’attention partagée ne se repose nulle part, & quand deux objets nous occupent, c’est une preuve qu’aucun des deux ne nous satisfait. Il y a, dans la Musique, une Unité successive qui se rapporte au sujet, & par laquelle toutes les Parties, bien liées, composent un seul tout, dont on apperçoit l’ensemble & tous les rapports.
  Mais il y a une autre Unité d’objet plus fine, plus simultanée, & d’où naît, sans qu’on y songe, l’énergie de la Musique & la force de ses expressions. [...] Si chaque Partie a son Chant propre, tous ces Chants, entendus à la fois, se détruiront mutuellement, & ne seront plus de Chant : si toutes les Parties sont le même Chant, l’on n’aura plus d’Harmonie, & le Concert sera tout à l’Unisson."


   À titre de contre-exemple (= d'entrelacement affectif et mélodique), on peut écouter le célèbre duo de Monteverdi Pur ti miro.
  Je ne donne pas de lien Youtube, car tous sont visuellement accablants.