mercredi 24 mai 2023

Baudelaire et Céline : l'albatros et le cochon


Pour Baudelaire, le voyage exotique en bateau ne se passe pas trop bien ; son statut à bord est équivoque, un peu dérogatoire, il est seul de son espèce. Il en va de même de Bardamu. 

Le bateau de Baudelaire s'appelle Alcide ; ce qui sera le prénom (étrange) du militaire de carrière au fin fond de l'Afrique de Céline. 

Baudelaire tire de son voyage un célèbre Albatros qui montre les hommes vils prenant plaisir à faire souffrir un animal ; dans Voyage, Céline décrit les hommes cruels faisant souffrir un cochon. 

Il y a de grandes différences entre les deux animaux : l'oiseau est beau, élégant, parfait, d'un ordre supérieur, ce qui n'est pas le cas du cochon. Mais la souffrance de ce dernier n'en apparaît que plus cruelle car il n'y a même pas pour lui une compensation transcendante ou esthétique : il est viande souffrante, victime du sadisme humain. 

Si l'albatros est explicitement l'image du poète, il n'en va pas de même du cochon, qui est l'objet d'une compassion (non-explicitée) de la part du narrateur. Toutefois, à travers les années, ce narrateur se ressentira comme une bête pourchassée, destinée aux étripages extrêmes – de plus en plus détaillés à mesure qu'on passe d'un roman à l'autre. 



Souvent, pour s’amuser, les hommes d’équipage

Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers,

Qui suivent, indolents compagnons de voyage,

Le navire glissant sur les gouffres amers.


A peine les ont-ils déposés sur les planches,

Que ces rois de l’azur, maladroits et honteux,

Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches

Comme des avirons traîner à côté d’eux.


Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule !

Lui, naguère si beau, qu’il est comique et laid !

L’un agace son bec avec un brûle-gueule,

L’autre mime, en boitant, l’infirme qui volait !


Le Poète est semblable au prince des nuées

Qui hante la tempête et se rit de l’archer ;

Exilé sur le sol au milieu des huées,

Ses ailes de géant l’empêchent de marcher.




"Je vois du monde tout le long de la rue Lepic, encore plus que d’habitude. Je monte donc aussi, pour voir. Au coin d’un boucher c’était la foule. Fallait s’écraser pour voir ce qui se passait, en cercle. Un cochon c’était, un gros, un énorme. Il geignait aussi lui, au milieu du cercle comme un homme qu’on dérange, mais alors énormément. Et puis, on arrêtait pas de lui faire des misères. Les gens lui tortillaient les oreilles histoire de l’entendre crier. Il se tordait et se retournait les pattes le cochon à force de vouloir s’enfuir à tirer sur sa corde, d’autres l’asticotaient et il hurlait encore plus fort à cause de la douleur. Et on riait davantage.

Il ne savait pas comment se cacher le gros cochon dans le si peu de paille qu’on lui avait laissée et qui s’envolait quand il grognait et soufflait dedans. Il ne savait pas comment échapper aux hommes. Il le comprenait. Il urinait en même temps autant qu’il pouvait, mais ça ne servait à rien non plus. Grogner, hurler non plus. Rien à faire. On rigolait. Le charcutier par-derrière dans sa boutique, échangeait des signes et des plaisanteries avec les clients et faisait des gestes avec un grand couteau.

Il était content lui aussi. Il avait acheté le cochon, et attaché pour la réclame. Au mariage de sa fille il ne s’amuserait pas davantage.

Il arrivait toujours plus de monde devant la boutique pour voir le cochon crouler dans ses gros plis roses après chaque effort pour s’enfuir. Ce n’était cependant pas encore assez. On fit grimper dessus un tout petit chien hargneux qu’on excitait à sauter et à le mordre à même dans la grosse chair dilatée. On s’amusait alors tellement qu’on ne pouvait plus avancer. Les agents sont venus pour disperser les groupes."



samedi 20 mai 2023

Céline, une belle fourchette


[aux échecs, fourchette = mouvement par lequel on menace en même temps 2 pièces adverses]


Une très belle fourchette stylistique chez Céline, un effet très réussi de stéréophonie sémantique :

Voyage :

"Il s’empressait Baryton, guidé par Parapine, de se mettre au goût du jour, au meilleur compte bien sûr, au rabais, d’occasion, en solde, mais sans désemparer, à coups de nouveaux engins électriques, pneumatiques, hydrauliques, sembler ainsi toujours mieux équipé pour courir après les lubies des petits pensionnaires vétilleux et fortunés. Il en gémissait d’être contraint aux inutiles apparats… d’être obligé de se concilier la faveur des fous mêmes…"

on comprend qu'il s'agit des "appareils" électriques

en français classique, le mot "appareil" signifiait ce qu'on entend maintenant par "apparat" (fastes, cérémonies, pompes)

il s'agit pour Baryton d'avoir l'air moderne, riche, innovant, de proposer des fastes de modernité, bien vains du point de vue thérapeutique (comme le cinéma pour les crétins)

mais aussi…

apparat est le mot allemand pour "appareil" (téléviseur, téléphone), par lequel on retrouve donc le sens d'appareil électrique. 

Et quant à l'origine (anecdotique) de ce tour magistral, on peut se reporter à la biographie :

Gibault, biogr., sur Destouches jeune : 

"Il se passionnait tout particulièrement pour les moteurs électriques et pour les premiers appareils utilisant cette nouvelle source d’énergie."

+

"Louis, pour se faire un peu d’argent de poche, donnait du reste des leçons de français à l’un de ses maîtres et rendait contre rétribution de menus services aux habitants de Diepholz, effectuant des petits travaux d’électricité pour les uns et les autres. Avec l’argent ainsi gagné il s’acheta une dynamo grâce à laquelle il se lança dans la recharge des accumulateurs. Il organisa aussi des séances publiques au cours desquelles il fit marcher une locomotive en réduction et projeta des films avec un cinématographe offert par l’un de ses oncles."



mercredi 17 mai 2023

Pensées recueillies çà et là (26)


Joubert : 

"Toute naïveté court le risque d'un ridicule, et n'en mérite aucun, car il y a, dans toute naïveté, confiance sans réflexion et témoignage d' innocence."


Claudel :

 “Les chapeaux ! j’aurais voulu consacrer au moins une phrase à la navigation dans la nuit de ces noirs oiseaux qui ventilent toute la peinture hollandaise comme d’un déploiement d’ailes. C’est l’ombre que nous produisons, la permanence au-dessus de notre front de notre opacité intime”. 

La Peinture hollandaise Pléiade p. 188, note


Valéry : 

"Ce qui est réfléchi est toujours d'actualité" 

(Lettre inédite à J. Middleton Murray, 1919, citeé bio Jarrety p. 436)


Montherlant :  

"Que le mal vienne ou non, l'angoisse est venue, et le sillon qu'elle a creusé ne se comble jamais"

Port-Royal p. 886


Corneille trad. de L'Imitation de Jésus-Christ  : 

"Les sales voluptés, dans le milieu d'un gouffre, 

Parmi les puanteurs de la poix et du soufre, 

Laisseront occuper aux plus cruels tourments 

Les lieux les plus flattés de leurs chatouillements."


Nietzsche  : 

"Si l'on est quelque chose, on n'a réellement besoin de rien faire [...]. Il y a au-dessus des hommes 'productifs' une espèce encore supérieure."

HTH § 210


Oulitskaïa :

"Les enfants, comme chacun sait, grandissent très bien tout seuls, alors que les livres, eux, réclament des soins." 


Mauriac : 

"... cette lisière indéterminée entre le fini et le rien qui s'appelle la vieillesse"

Mémoires intérieurs p. 101


Valéry :

"Beethoven, Balzac sont là pour montrer aux gens bien plus de vie qu'ils n'en peuvent vivre tout seuls"

Cahiers éd. typo XI p. 39


Jarry : 

"Quand les mots jouent entre eux, c'est qu'ils reconnaissent leur cousinage"

15 mai 1903


Bernanos : 

"L’optimisme m’est toujours apparu comme l’alibi sournois des égoïstes, soucieux de dissimuler leur chronique satisfaction d’eux-mêmes."

Les Grands Cimetières sous la lune


Montherlant :

"Les gestes héroïques perdent leur raison d'être quand ceux qui peuvent les comprendre sont devenus une minorité trop infime. […] À un certain point d'abaissement d'une société, l'exemple fonctionne à vide, la société ne mérite plus le héros."

Va jouer avec cette poussière p. 122


Mauriac :  

"La basse glace du trumeau refléta sa pauvre mine, ses joues creuses, un nez long, au bout pointu, rouge et comme usé, pareil à ces sucres d'orge qu'amincissent, en les suçant, de patients garçons"

Le Baiser au lépreux


Brunschvicg (Léon) :

"Il n'est pas sûr, il n'est pas démontrable en tout cas, que ce qui est négligé par la nature même de la méthode, soit en effet négligeable". 

Introduction à la vie de l'esprit p. 74


Barbey  :

 "L'état de tutelle est normal à l'esprit humain, et la vue fausse des esprits modernes, c'est admettre que cet état de tutelle est transitoire et que la gloire de la civilisation est (de) le finir."

Memorandum 3  t. 2 p. 1055


Auden :

"On ne peut pas commencer par douter ; il faut commencer par la foi"

Avant et après


Valéry : 

"Ce que l'accessoire est compliqué, quand le principal est assez simple."

lettre à Gide p. 569


Kundera : 

"Il faut une grande maturité pour comprendre que l'opinion que nous défendons n'est que notre hypothèse préférée, nécessairement imparfaite, probablement transitoire, que seuls les très bornés peuvent faire passer pour une certitude ou une vérité."


Valéry :

"Une œuvre doit laisser à son auteur le sentiment qu’il a découvert et organisé une partie de soi. C’est là le bénéfice net et réel, qui n’est pas l’œuvre – mais l’avoir-fait-l’œuvre. L’on se dégage ainsi de l’évaluation par autrui. Pour moi, ce que me rapporte une œuvre = ce qu’elle m’a coûté."


Balzac :  

"Il n'y a rien de jésuite comme un désir."

Illusions perdues Bouquins 1980 p. 338


Huysmans :

"Durtal cherchait un joint pour aller fumer une cigarette"

L'Oblat 


Lafon : 

"C'est si peu nous qui faisons notre vie."


Platon : 

"Une action démesurée dans un sens a tendance à provoquer une transformation en sens contraire, que ce soit dans les saisons, dans la végétation ou dans les organismes, et cela ne vaut pas moins pour les constitutions politiques."

Rép. VIII 563e


Muray : 

"La monotonie brillante et roulante, assommante et formidable, malaxante et géologique de Hugo [...] Hugo ne fait pas de poésie ou de prose. Il rame."

XIX° p. 332


Dutourd :

"J'aime les princes de tragédie parce qu'ils ne sont pas soumis à la pesanteur. Ils ne boivent ni ne pissent"

Doucin


Stendhal  : 

"Un jour les huit ou dix nièces de Mme de Montcertin lui demandèrent ce que c’était que l’amour ; elle répondit : « C’est une vilaine chose sale, dont on accuse quelque fois les femmes de chambre, et, quand elles en sont convaincues, on les chasse."

Souvenirs d’égotisme, 5


Richler (Mordecai) : 

"L’idée de notre mortalité ne nous avait pas encore effleurés. Autrement dit, les obus n’avaient pas encore commencé à atterrir près de nos tranchées."

Le monde selon Barney


Reed (Lou) : 

“This world is a zoo 

And the keeper ain’t you !”


Valéry : 

"Ô Historiens, ce qui ne se trouve point dans une époque est d’une importance capitale. Ce que la littérature et l’art d’un temps, ou les lois ou les autres documents ne contiennent ou ne mentionnent pas, et qui se voit ailleurs est remarquable – Mais encore le faut-il remarquer."

Cahiers XXVI, 42


Balzac : 

"Rien ne prouve mieux la nécessité d’un mariage indissoluble que l’instabilité de la passion. Les deux sexes doivent être enchaînés comme des bêtes féroces qu’ils sont, dans des lois fatales sourdes et muettes".

Autre portrait de femme


Chesterton : 

"Le but du mariage est précisément de se battre pour survivre à l’instant où l’incompatibilité l’emporte car homme et femme, en tant que tels, sont incompatibles." 

What's wrong with the world 


Muray  : 

"Le Christ et l'écrivain sont ceux qui perçoivent autre chose qu'un grondement naturel quand Dieu parle."

Mutins de Panurge, Exorc II,p. 182