jeudi 29 août 2019

Conrad : "l’horreur", faux mensonge ?



Un des mots les plus célèbres de la littérature : dans Cœur de ténèbres, les dernières paroles de Kurtz : « The horror ! The horror ! » C’est dans la logique de la sombre situation, et de la condition humaine qu’elle suggère. Ensuite, quand le narrateur rencontre la fiancée de Kurtz, il lui fait, dit-on, un pieux mensonge (pour ne pas désespérer la jeunesse) en lui rapportant ainsi ces ultima verba : « The last word he pronounced was - your name. » « Le dernier mot qu’il a prononcé était - votre prénom ».

Soit. Toutefois, notons que cela se passe dans une ville qui n’est pas explicitement nommée, mais qui est Bruxelles, ville francophone. La fiancée, la promise (the Intended) n’est pas nommée non plus. Est-il absurde de penser qu’elle puisse se prénommer… Aurore ? Ce serait un calembour bilingue et donc, au prix d’un peu de casuistique, plus tout à fait un mensonge. Pour un anglais en terre francophone, c’est plausible. 

D’autant que le calembour et la confusion cocasses ont déjà eu lieu en Angleterre en ce même début de siècle, à propos de l’œuvre de Beethoven, la « sonate L’Aurore » / « Horror Sonata »… Cf. Alfred Brendel : « Un biographe de Beethoven du début du siècle nous dit que la Sonate ‘’Waldstein’’ avait reçu le surnom de « Horror", probablement à cause de l’agitation et des modulations surprenantes de son ouverture, qui peuvent faire frémir. Mais ces frissons sont basés sur un malentendu : la sonate «Waldstein» est connue en France sous le nom de «L'Aurore». 
[« A Beethoven biographer from the beginning of this century tells us that the 'Waldstein' Sonata 'had at some time acquired the nickname "Horror", presumably because of the thrusting, agitated figuration and the surprising modulations of its opening which are apt to make one shudder.' The author's shudderings are based on a misunderstanding: the 'Waldstein' Sonata is known in France as 'L'Aurore’ »]

Plus sérieusement, il est un auteur chez qui le lever du jour est intimement lié à l’horreur : c’est Paul Valéry. La pensée pure aime la nuit. Avec le jour, la diversité extérieure va troubler l’unité et la transparence du moi autarcique. L’aurore suscite l’épouvante ; elle est « La vieille aux doigts de feu qui fendent les volets. »

D’un autre point de vue, quand Céline publie son Voyage au bout de la nuit, certains, d’inspiration chrétienne en général, ont voulu voir dans le titre la marque d’un espoir : au bout de la nuit, il y a l’aurore, le salut, la grâce, etc. Certes, l’ensemble du roman peut être aussi noir qu’on veut, et le roman être encore et d’autant plus chrétien, si la noirceur est finalement rédimée. Mais une telle lecture est interdite par la tonalité finale du roman, sans lueur : avec Céline, on a un voyage au fond de la nuit, sans remontée. 

Enfin, non sans referential mania, on pourrait suspecter une allusion cryptée à cette interprétation de Horror-Aurore dans le fait que l’actrice française étrangement présente, puis absente, puis à nouveau présente dans les versions successives d’Apocalypse Now se prénomme… Aurore.


P.S. : Avec sagesse, Coppola a fini par se mettre d’accord avec moi : la 2° version d’Apocalypse Now était décidément trop longue. 



mardi 27 août 2019

Parker (Dorothy) 2 poèmes (traduction M.P.)



Frustration

If I had a shiny gun,
I could have a world of fun
Speeding bullets through the brains
Of the folk who give me pains ;

Or had I some poison gas,
I could make the moments pass
Bumping off a number of
People whom I do not love.

But I have no lethal weapon-
Thus does Fate our pleasure step on !
So they still are quick and well
Who should be, by rights, in hell.

Frustration

Si j'avais un beau pistolet,
J'arrêt'rais pas de rigoler.
Je ferais exploser la tête
De tous ceux qui m'embêtent.

Avec du gaz empoisonné
Je pourrais toute la journée
Fair’epasser d’vie à trépas
Tout plein de gens que j'aime pas.

Mais je n'ai pas d'arme adéquate ; 
Nos plaisirs, le Destin les gâte !
Et ils sont là qui font les fiers
Ceux qui devraient être en enfer. 



Resume (from Enough Rope)

Razors pain you ;
Rivers are damp ;
Acids stain you ;
And drugs cause cramp.
Guns aren't lawful ;
Nooses give ;
Gas smells awful ;
You might as well live.

C.V.  (extr. de Ce qu’il faut de corde)

Les rasoirs, ça arrache.
Les rivières, ça mouille
Les acides, ça tache.
Et les remèdes, ça vous brouille.
Les armes à feu, c'est illégal.
Les nœuds coulants, ça se défait.
L'odeur du gaz, c'est infernal.
Autant vivre, tout compte fait.



lundi 26 août 2019

Vargas Llosa comique (et néanmoins mythologue)



L’œuvre de Mario Vargas Llosa est en général de tonalité sombre. Mais deux romans font exception, qui sont à la fois très drôles et riches du point de vue des techniques littéraires : 
Pantaleón et les Visiteuses et La Tante Julia et le scribouillard 
Pantaleón y la visitadoras ; La Tía Julia y el escribidor
On remarque la structure commune des deux titres : ‘ceci et cela’ (comme chez James, ‘le ceci dans le cela’). Comme il se doit, le comique provient largement du choc des mondes et des discours.  
La Tante Julia a bénéficié de son insertion dans la Pléiade (t. 1), assortie d’une révision bienvenue de la traduction. Pas Pantaleón, qui lui est antérieur ; dommage. 

Le titre de Julia rend compte de la structure. 
Les chapitres impairs, largement autobiographiques, racontent les aventures du jeune Mario épris de sa tante (par alliance), avec les dissensions familiales et les obstacles sociaux qu’on imagine. A la fin, le jeune preux épouse sa belle (l’auteur est spécialiste du roman de chevalerie). L’histoire se complique, s’accélère, mais reste dans l’ensemble plausible. Le jeune héros a des velléités littéraires, mais est pour le moment journaliste au petit pied dans une station de radio où il « rédige » des informations (largement bidonnées), et fréquente le mystérieux Pedro Camacho, auteur prodigieusement prolixe de feuilletons radiophoniques on ne peut plus ‘mélo’ qui ont fortement tendance à dérailler. On a donc une écriture littéraire inchoative, et une écriture populaire pléthorique. 
Les chapitres pairs, contrairement à ce qu’on a tendance à croire, et à ce qui se dit parfois, ne sont pas des textes de Camacho. Ce dernier écrit des scénarios pour du théâtre radiophonique de grande écoute, pas des romans populaires. Ce que nous lisons, ce sont des premiers chapitres de romans, dans le genre de ceux qu’écrirait Camacho s’il avait choisi cette forme. Vargas Llosa ne reprend donc qu’en le modifiant considérablement le procédé classique des récits enchâssés, des romans à tiroirs. Ce n’est pas le texte de Camacho qui est donné à lire, mais une prose qui reprend ses scénarios et suit l’évolution (étrange) de leur contenu. On a droit à un échantillonage de débuts (moins déprimant que les ‘faux-départs’ de Fitzgerald, moins formalistes que les ‘Soirs d’hiver’ de Calvino). 
Les chapitres pairs sont un régal de par la désinvolture affolée du jeune amoureux. Les impairs sont un régal de parodie, d’outrance, de tics d’écriture, de calamités de plus en plus prévisibles, et de confusions de plus en plus graves, qui s’expliquent lors de la lecture des chapitres pairs. En outre, on repère quelques échos thématiques ou formels entre l’histoire d’amour et les feuilletons délirants. Les passerelles entre chapitres pairs et impairs apparaissent tout naturellement

Le titre de Pantaleón annonce aussi le roman, plus par le biais du contenu que par celui de la structure. Choc des mondes : un jeune militaire très sérieux se voit confier, pour cette raison même, une mission très délicate à mener dans la plus grande discrétion : procéder à une enquête de faisabilité et à un début de réalisation pour un système de bordels à soldats géré par l’Armée elle-même. D’où des situations inextricablement cocasses. 
Ici aussi, on a un croisement thématique, qui n’est pas indiqué par le titre, entre l’organisation du système des visiteuses et l’extension fulgurante d’une secte étrange de gens qui s’autocrucifient etc. La cohabitation des deux strates accentue le comique : religiosité / sexualité. 
Mais le principal, et l’admirable, est dans la variété et l’inventivité des procédés d’écriture. Chaque chapitre ou presque a son mode d’expression singulier (dialogue, lettre, rapport officiel, émission de radio etc. Le plus cocasse étant les interminables rapports adressés à ses supérieurs par le capitaine pudique, rapports qui traitent, dans le style administrativo-militaire, de sujets plus que scabreux. Ici, la longueur éprouvante des formulations contournées devient un plaisir de lecture car elle évoque l’inconfort des deux chaises entre lesquelles se trouve le héros. 
 Le comique vient de ce que la charge de la libido universelle pèse sur les épaules de ce jeune officier, soldat discipliné, bon époux, bientôt bon père, méthodique, pudique, qui se retrouve à la fois organisateur des événements et dépassé par eux. 

Mais le plus audacieux est le traitement (original ?) des incises. En principe, l’incise de narration ne porte que sur des termes liés directement à la parole : « dit-il », « s’exclama-t-elle », « murmura -t-il » etc. Vargas Llosa ose l’étendre à tout ce que fait ou pense ou voit ou veut le personnage qui parle. On obtient donc des chapitres entièrement au style direct, où tous les faits, le décor, et même d’autres paroles récemment adressées à un autre personnage non-indiqué, se trouvent nichés, de façon très brève, au sein des paroles. 
Exemple : 
« - Un espion, Panta ? – se frotte les mains, contemple la pièce, murmure nous sommes venues à bout de cette porcherie, hein, madame Leonor ? Pochita. Comme au cinéma ? Oh là là, que c’est excitant ! »
Ici, ce qui serait classiquement et simplement : 
« s’écrie » 
devient : 
« – se frotte les mains, contemple la pièce, murmure nous sommes venues à bout de cette porcherie, hein, madame Leonor ? »
ce qui économise descriptions, scènes annexes, résumés d’actions etc. L’écriture voyage au plus léger.
Comme, en outre, on passe sans prévenir (comme dans un montage cinématographique heurté) d’une situation à l’autre, pas forcément dans l’ordre chronologique, dans un autre cadre, avec d’autres interlocuteurs et d’autres intentions, le lecteur doit procéder à une gymnastique étrange qui consiste principalement à survoler le paragraphe pour repérer la majuscule indiquant le locuteur (probable). Autant dire qu’une lecture à haute voix non-préparée est vouée au désastre. 
Ce procédé donne un grand dynamisme à la lecture, puisqu’on est sans cesse en éveil, quêtant les indices, se raccrochant tant bien que mal aux branches, entre anticipation, rétrospection, divination, paris gagnés ou perdus, reprises rectifiantes. Mais il ne faut pas en abuser. Un des chapitres ainsi écrits, assez long, finit par user les forces du lecteur (mais quel lecteur ?). 

On retrouve bien sûr des thèmes chers à Vargas Llosa (par exemple le sacrifice, éventuellement humain). Mais il en est un qui semble-t-il n’a pas laissé de traces sur la toile. 
L’auteur s’intéresse beaucoup aux mythes. Dans Lituma dans les Andes, on trouve une reprise très réussi de la mythologie grecque à travers les noms transparents de Dionisio (Dionysos), Ariadna (Ariane) et Naccos (Naxos) ; Dionisio organise régulièrement, rituellement, des orgies de sexe et d’alcool dans son bouge-temple. 
Ici, l’organisateur de la sexualité porte un prénom peu courant : Pantaleón. Son nom de famille est Pantoja, ses surnoms sont Panti, ou Pan-Pan, et son organisation est appelée Pantiland. … Il est difficile de ne pas songer au dieu Pan, symbole du rut universel de la nature qui veut sans cesse la reproduction. Ironie du narrateur qui fait porter aux frêles et presque chastes épaules du capitaine l’incarnation de cette puissance à laquelle il ne résistera probablement pas. 



Dante : Vita nova, sonnet IX (traduction M.P.)




Vita nova IX

Cavalcando l'altr'ier per un cammino,
pensoso de l'andar che mi sgradia
trovai Amore in mezzo de la via
in abito leggier di peregrino.

Ne la sembianza mi parea meschino,
come avesse perduto segnoria ;
e sospirando pensoso venia,
per non veder la gente, a capo chino.

Quando mi vide, mi chiamò per nome,
e disse : "Io vegno di lontana parte,
ov'era lo tuo cor per mio volere ;

e recolo a servir novo piacere."
Allora presi di lui sì gran parte,
ch'elli disparve, e non m'accorsi come.



Chevauchant l'autre jour sur un chemin,
j'allais pensif, accablé par l'ennui ;
au milieu de la route Amour je vis,
en mince vêtement de pèlerin.

Il m'apparut sous des dehors mesquins,
comme dépossédé de seigneurie ;
pour ne voir personne en sa songerie,
il baissait la tête d'un air chagrin.

Quand il me vit, il dit en me nommant :
"Je viens de cette contrée où ton cœur
était assigné par ma volonté ;

je veux qu'il serve neuve volupté."
Mais je l'observai avec tant d'ardeur
qu'il disparut, je ne sais pas comment.



dimanche 25 août 2019

Michel-Ange : Sonnet de la Nuit (traduction M.P.)



O notte, o dolce tempo, benché nero,
Con pace ogn'opra sempr'al fin assalta ;
Ben vede e ben intende chi t'esalta,
E chi t'onora, ha l'intelleto intero.

Tu mozzi e tronchi ogni stanco pensiero
Che l'umida ombra e ogni quiete appalta ;
E dall'infima parte alla piú alta
In sogno spesso porti, ov'ire spero.

O ombra del morir, per cui si ferma
Ogni miseria, al'alma, al cor nemica,
Ultimo degli afflitti e buon rimedio ;

Tu rendi sana nostre carne inferma,
Rasciughi i pianti, e posi ogni fatica,
E furi a chi ben vive ogni ira e tedio.



O, nuit, malgré ta ténèbre, doux moment ;
Dans ta paix à la fin toute œuvre aboutit ;
Celui qui t'exalte a l'œil bien averti,
Celui qui t'honore a bon entendement.

Tu tranches, tu romps nos soucis, nos tourments,
Par l'ombre humide et calme tous recueillis ;
Et, de plus altière à plus basse partie,
Où j'espère aller tu mènes en rêvant.

Ombre de la mort, ô toi par qui s'évade
De l'âme et du cœur la misère ennemie,
Ultime et bon remède pour le malheur,

Tu rends à la santé notre chair malade,
sèches nos larmes, effaces nos ennuis,
délies qui vit bien de colère et langueur.


vendredi 23 août 2019

Céline : 'Rigodon' (onomastique)



Céline aime à donner à ses personnages des noms bizarres, et à ses (nombreuses) têtes de turcs, des sobriquets saugrenus, parfois énigmatiques. Souvent, ces dénominations sont énigmatiques. Dans un billet précédent, je faisais quelques remarques peu conclusives sur « Empième » utilisé comme sobriquet de Marcel Aymé. 
Dans Rigodon, le narrateur rencontre une jeune femme : 
« Le nom de cette demoiselle... Odile Pomaré... elle se présente bien mieux que nous, je veux dire les atours, robe, corsage, petit bonnet de fourrure, tour de cou, mais comme mine elle est sûrement pire... consomptive je dirais... cette petite rougeur aux pommettes... maigre et fiévreuse... décharnée... je fais pas de réflexion mais elle a l'air gravement malade... j'ai pas à demander, tout de suite elle toussote, pour moi sans doute, elle veut me montrer, dans son mouchoir... »
Cet étrange nom tahitien s’explique grâce à une simple visite à Wikipédia, § « Famille Pomaré » : 
Le nom pō-mare signifie « tousse la nuit », de pō (la nuit) et mare (la toux). Selon William Bligh, Tarahoi Vairaatoa prit le nom de Pomare Ier en 1792 en hommage à sa fille aînée, morte de tuberculose.
Mais il est possible dans le contexte de la narration que ce choix soit aussi lié, voire suscité par le voisinage avec « Poméranie ». 

Quand Céline écrivait Rigodon, son entrée dans la Pléiade commençait à prendre forme. Il évoque à ce propos des écrivains vivants qui sont déjà dans la prestigieuse collection, Malraux et Montherlant, avec des surnoms imagés qui, en partie, s’expliquent d’eux-mêmes. Malraux est « dur-de-mèche », en raison de sa coiffure particulière. Montherlant est « buste-à-pattes », en raison de son imaginaire romain de grand stoïcien.
Mais il y a je crois une autre strate de motivation - la même pour les deux auteurs. 
« Dur-de-mèche » est vraisemblablement destiné à évoquer « casque à mèche », qui désigne le bonnet de nuit, par analogie ironique avec le « casque à crinière » des cuirassiers*. Cette allusion est destinée à jeter le soupçon sur la véracité des exploits guerriers de Malraux. 
Quant à « buste-à-pattes », il évoquait à coup sûr, dans la génération de Céline, le sobriquet « triste-à-pattes » qui désignait le simple fantassin. Cette formule est donc elle aussi un rabaissement de la valeur militaire de Montherlant, dont Céline tend à mettre en doute les faits d’armes. 
Donc, dans les deux cas, faux-dur, faux-héros, guerrier de fantaisie, à l’opposé du maréchal des logis Destouches, mutilé de guerre, invalide à 75%, croix de guerre avec étoile d’argent. 

* notons en passant que F. Vitoux semble commettre une imprécision quand, dans sa biographie de Céline, il décrit Destouches en vrai cuirassier sérieux, avec « la matelassure, la cuirasse, le casque à mèche, le sabre. »


Blake : quatre courts poèmes (traduction M.P.)



The sick Rose

O, Rose, thou art sick :
The invisible worm
That flies in the night
In the howling storm,
Has found out thy bed
Of crimson joy,
And his dark secret love
Does thy life destroy.

La Rose malade

Rose malade, dans la nuit,
Le ver mortel te vient sans bruit
Malgré la tempête hurlante.
Infaillible il a détecté
Ton lit de rouge volupté :
De son amour la sombre envie
Secrètement détruit ta vie. 

**********

The Fly
Little fly,
Thy summer's play
My thoughtless hand
Has brush'd away

Am not I
A fly like thee ?
Or art not thou
A man like me ?

For I dance
And drink and sing,
Till some blind hand
Shall brush my wing.

If thought is life
And strength & breath,
And the want
Of thought is death,

Then am I
A happy fly
If I live
Or if I die.


La Mouche

Petite mouche
Ton jeu d'été
Ma main aveugle
L'a balayé.

Ne suis-je pas
Mouche comme toi ?
Ou n'es-tu pas
Homme comme moi ?

Car je danse
Et chante et bois
Tant qu'une main
Ne me balaye pas.

Je vis, je pense
Et je suis fort.
Si l'inconscience
Est la mort,

Je suis alors
Mouche en bonheur
Que je vive
Ou que je meure.

**********

The Clod and the Pebble

"Love seeketh not Itself to please
Nor for itself hath any care,
But for another gives its ease
And builds a Heaven in Hell's despair."

So sung a little Clod of Clay
Trodden with the cattle's feet,
But a Pebble of the brook
Warbled out these metres meet :

"Love seeketh only Self to please,
To bind another to Its delight,
Joys in another's loss of ease,
And builds a Hell in Heaven's despite."


La Motte et le Caillou

"Amour à Lui-même ne vise
Et de son aise n'a souci ;
D'autrui toujours cherche la guise
Et fait son Ciel d'Enfer trahi."

Ainsi chantait une humble Motte,
Subissant le pied du troupeau ;
Mais un Caillou dans le ruisseau
Lui murmura ces maîtres mots :

"Amour ne vise qu'à Soi-même ;
A Son désir soumet autrui,
Briser, brimer, c'est ce qu'il aime,
Et fait Enfer du Ciel détruit.

**********

The everlasting Gospel (IV)

The vision of Christ that thou dost see
Is my vision's greatest enemy :
Thine hat a great hook nose like thine,
Mine has a snub nose like to mine ;
Thine is the Friend of All Mankind,
Mine speaks in parables to the blind ;
Thine loves the same world that mine hates,
Thy Heaven-doors are my Hell-gates.
Socrates taught what Meletus
Loathed as a nation's bitterest curse,
and Caiaphas was, in his own mind,
a benefactor to mankind.
Both read the Bible day and night.
But thou read'st black where I read white.


L'Évangile éternel (IV)

Le Christ, tel que tu le perçois,
C'est le pire ennemi pour moi :
Le tien porte ton nez crochu,
Le mien porte mon nez ventru ;
Le tien chérit tous les humains,
Aux aveugles parle le mien ;
Chacun voit le monde à l'envers,
Ton Paradis, c'est mon Enfer.
Socrate décrit aux nations
La pire des malédictions ;
Caïphe croit toujours en somme
Etre le bienfaiteur des hommes.
Lisons la Bible en même temps :
Où tu lis noir, moi je lis blanc.


mercredi 21 août 2019

Saint-John Perse, pseudonyme



"Saint-John Perse", ce pseudonyme étrange et majestueux a suscité une foule d’interprétations. May Chehab, qui a consacré un article aux divers pseudonymes du poète (2012), avait aussi publié une étude sur Saint-John Perse et Nietzsche (2009), dans laquelle elle signalait opportunément une corrélation remarquable entre, d’une part deux formules de Nietzsche :
l’exergue du Gai Savoir :
« Jamais je n’ai imité personne »
+ la fin de Humain, trop humain : 
« Si un Dieu a créé le monde, il a créé l’homme pour être le singe de Dieu »

et d’autre part  les derniers mots poétiques de Saint-John Perse 
« Singe de dieu, trêve à tes ruses ! »

Saint-John Perse n’était guère un plaisantin - bien que Céleste pût considérer ses écrits moins comme des poèmes que comme des devinettes. Aussi est-il certainement illégitime, voire insolent, de le créditer, dans son nom même, d’une impeccable contrepèterie : 

Saint-John Perse
Singe de personne


... rappel : 
Dante, Enfer, fin du chant XXIX : "je fus de la nature bon singe" [trad. Portier] [di natura buona scimia]


lundi 19 août 2019

Image littéraire, (compléments) 3



Quelques autres compléments, sommairement indiqués, pour :


Hypallages et personnifications : 

romantisme : 
[NB : peu avant ce passage, Musil signale qu’il vise seulement le "romantisme allégorique", "pas le grand de Novalis"]
Musil : Post-scriptum critique, in Proses éparses, trad. Jaccottet, Points-Seuil p. 222 : 
« En passant le Brenner, le troubadour Heine vit de très hautes montagnes qui le regardaient  d'un air grave et, de leurs fronts énormes, de leurs longues barbes de nuées, lui souhaitaient bon voyage. Il remarquait aussi parfois dans le lointain une petite cime bleue qui semblait se dresser sur la pointe des pieds et jeter des regards curieux par-dessus l'épaule des autres, probablement pensait-il, pour mieux le voir. Ces passages-là, chez Heine, ne sont ironiques qu'à demi. Pour lui, le soleil, le rossignol et les fleurs n'ont vraiment pas d'autre fin que de se lever, de chanter et fleurir dans son cœur. »    

Nabokov, La Vraie vie de Sebastian Knight 2-508 « un vase prétentieux » 
Nabokov, La Vraie vie de Sebastian Knight 2-518 « une fenêtre en saillie qui semblait avoir changé d’avis au dernier moment et fait un timide effort pour revenir à l’état de fenêtre ordinaire. »
« a bay-window which had seemed to change its mind at the last moment and had made a half-hearted attempt to revert to an ordinary state. »
Hrabal, La chevelure sacrifiée p. 91 : « l’ombre tonitruante des soldats »

Image personnifiante, proche de la préciosité : 
Goncourt 1-1025 : « Le paysage avait l’air, la nuit, d’un paysage en cheveux. »

Lolita a écorné le petit déjeuner de HH, et c’est le plateau qui se retrouve édenté : 
«  Ne le dites pas à maman : j'ai mangé tout votre bacon ». […] Le plateau de mon petit déjeuner […] me lorgne, édenté » 
« My breakfast tray […] leers at me toothlessly »

Nabokov, Roi, dame, valet 1-119 : « un remblai monta »
Nabokov, Roi, dame, valet 1-143 : « mobilier prétentieux »
Nabokov, Roi, dame, valet 1-302 : « on pouvait voir de temps à autre une de ces tentes de plage se pencher tout à coup en avant et se traîner lentement vers un nouvel emplacement, comme un scarabée rouge et blanc. »  « one could catch now and then one of the booths suddenly leaning forward and crawling over to a new location, like a red-and-white scarab. »
Nabokov, Exploit 1-682 « et brusquement le salut frappa contre ses semelles »
Nabokov, Don 2-7 [tracteur, anatomie étalée sans pudeur]
Nabokov, Don 2-11 [piano couché qui ne peut se relever] 
Nabokov, Don 2-11 [chambre qui attend patiemment] 
Nabokov, Don 2-14 « L’allée cavalière était rentrée du parc pour la nuit. » 
Nabokov, Don 2-51-52 « Le berceau où se trouvait un petit revolver de couleur sombre qui venaît de naître »     
Nabokov, Seb. Knight 2-393 : « le long soupir triste des freins dans les gares. »
Nabokov, Seb. Knight 2-464 : « son ombre lui faisait tantôt un pied de nez, tantôt une révérence. »
Nabokov, Alep 760 : « l’incessant gargouillis alpin des latrines désolées » « the ceaseless alpine gurgle of desolate latrines » ; 
Nabokov, Solus rex : « une montre podagre »  « somebody’s gouty timepiece was habitually slow »
Nabokov, Solus rex : « Le crépitement industrieux de la pluie » «  the businesslike, now and then accelerating, crepitation of rain » 
Nabokov, Solus rex : [un ruisseau léthargique]
Nabokov, Solus rex : [un chausse-bottes qui guette] 
Nabokov, Fialta : [un foulard qui se dresse comme chien qui reconnaît]
Nabokov, Fialta § 1 : « …de pâles maisons bleuâtres accroupies qui se sont relevées en titubant pour escalader la pente (un cyprès leur indiquant le chemin)… »   « pale bluish houses, which have tottered up from their knees to climb the slope (a cypress indicating the way) »
Nabokov, Fialta : « la cuisse d’autruche d’une harpe »

images : 

NabokovRoi, dame, valet 1-228 : « tache sur omoplate … raisin sec dans la crème »
NabokovLe Don 2-160-1 : « amphibraque que l’on peut se représenter sous la forme d’un canapé à trois coussins, celui du milieu un peu aplati »   
« a trisyllable that one visualizes in the shape of a sofa with three cushions—the middle one dented »

Vision d’enfant (en train) ou vision d’animal : 
Aymé, Gustalin (fin chap. XV) [Le chien Museau, malade, est porté par son maître]  : 
« Museau, frileux, se serrait contre lui et regardait passer, par-dessus son bras, les haies et les champs. Au loin, le paysage se brouillait. Plus près, il devenait mouvant. Un pommier se détacha d’une rangée d’arbres, dansa un moment sur les prés et s’éloigna et se perdit. La lisière des bois, après avoir oscillé, se disloqua, et un champ labouré de frais se dressa comme un mur. »   
cf. aussi : 
Dietrich (Luc) : Le Bonheur des tristes : « Par-delà le carambolage des rails croisés, les poteaux comptaient la campagne, les fils mesuraient la fuite en sifflant. Un champ de blé gicla d'un talus. Une petite ville se bâtit au galop puis dégringola dans une pente. Un bref tunnel goba le reste et vomit une boule de fumée et des collines bleues. » 

Ordre : 
Le narrateur présente d’abord l’illusion du personnage (coupable, anxieux, donc troublé) comme un fait avéré, puis nous apprend la vérité en même temps que le personnage la découvre :

Nabokov Rire dans la nuit 1-825 et 827 : « On apercevait l’extrémité d’une robe rouge vif […] Mais ce n’était qu’un coussin de soie écarlate »   « just behind a revolving bookstand, the edge of a bright red frock was showing. […] But it was only a scarlet silk cushion »


périphrases (périphrases sexuelles dans Lolita) :
« le sceptre de ma passion »
« mon désir masqué »
« la tumeur cachée d’une passion indicible »
« le solide serpent du désir »
« le bibelot local »
« la rouge écorchure »
« le V de velours »
« la fissure de daim »

Autonomisation du mouvement et abstraits pluriels sujets grammaticaux 
Zola : 
« le double courant des trottoirs […] charriait des chapeaux. »
« Il y eut des exclamations, un enthousiasme qui s'étouffait dans les bouches pleines. »
« des dos s’arrondissaient »
« des nuques se montraient »
 « des bras nus se tendaient ; trois gifles retentirent »

Ombres ayant une existence propre : 
Aragon La Semaine sainte, incipit : « La chambrée des sous-lieutenants n’était éclairée que par la bougie sur la table, et sur le plafond et les murs se repliaient les silhouettes des joueurs. »