mardi 22 octobre 2019

Bach, Mozart, Beethoven : synthèses et innovation


Bach n’est pas foncièrement original ; au contraire, il accomplit et épanouit toute une tradition presque séculaire de musique baroque. Son centre de gravité est un peu en arrière de lui ; il synthétise et magnifie une époque de la musique. Il ne cherche pas la nouveauté, ni la contradiction, moins encore la provocation. Il souhaite procéder, non pas autrement, mais mieux. La fonction liturgique de nombre de ses œuvres n’est pas en cause car ses œuvres profanes relèvent de la même attitude. Il a la sérénité de celui qui est puissamment assis sur une immense tradition qu’il domine, termine, couronne (finis coronat opus).
Mozart quant à lui opère la synthèse improbable entre la musique du Nord (rigoureuse, écrite, harmonique, casanière) et de la musique du Sud(chantante, libre, mélodique, de plein-air). Il conjugue de façon inédite le vertical et l’horizontal, les polarités psychologiques et géographiques caractérisées par Rousseau (au Nord : Aidez-moi ! ; au Sud : Aimez-moi !). Son génie et sa grâce ne sont qu’à lui, mais il repose sur deux mondes qu’il fond miraculeusement. Son centre de gravité n’est ni dans le passé, ni dans l’avenir, mais dans une double aire culturelle. Combinée à son génie natif, son enfance errante de prodige lui a donné l’occasion, rare à l’époque, d’entendre et d’assimiler (pour lui comme pour Rimbaud, cela allait très vite) des styles européens très divers. La fusion qui s’en suivit était dans l’ordre des choses. Mozart innove beaucoup, mais sans provoquer, presque au contraire, puisqu’il réalise une synthèse ‘géographique’ là où Bach réalisait une unification ‘historique’. La célèbre critique formulée par l’empereur Joseph II n’était pas féroce : « Une musique formidable mon cher Mozart, mais il y a cependant quelque chose... Il y a je pense trop de notes dans cette partition ! »
Bach et Mozart en cela sont encore assez similaires : l’un et l’autre font du nouveau avec de l’ancien. Chacun à sa façon reprend et fortifie. S’il y a des grincements, c’est dans les démêlés avec les employeurs (Consistoire de Leipzig, Colloredo), puis, pour Mozart, dans la tentative risquée de vivre directement grâce au public. 
Avec Beethoven, tout change. Envers ses prédécesseurs, sa dette est immense. Il s’appuie sur eux, certes, mais il ne vise pas à les continuer, ni à les glorifier. S’il les intègre, c’est pour les dépasser, ce qui fait de lui une figure emblématique de l’artiste moderne (au sens large du mot) ou de l’Aufhebung hegelienne. Là où Mozart apportait une nouveauté souple, presque toujours recevable, Beethoven innove de façon contrariante, manifeste, frontale, délibérée. Il se veut avant tout créateur de formes. Il introduit des voix solistes et des chœurs dans une symphonie démesurée, multiplie les mouvements du quatuor, fait commencer un concerto par le piano seul, propose une sonate qui est « quasi una fantasia », invente un monstre de ‘fantaise chorale’, ouvre une symphonie par un accord de septième, voire une quinte creuse, etc. 
En résumé : Bach écrivait sans cesse de nouvelles œuvres sans viser à une musique nouvelle ; Mozart combinait de façon nouvelle ; Beethoven s’appuyait sur la tradition, mais pour mieux viser à l’innovation. 
Il n’est donc pas surprenant que les deux premiers composent des quantités stupéfiantes d’excellente musique, presque du premier jet, alors que le troisième, sans cesse tenu d’inventer, peine, rature, s’emporte jusqu’à la fureur. Son centre de gravité en effet est dans un avenir qui ne le soutient pas, mais qu’il est seul à soutenir - posture épuisante d’un Atlas artistique. Bach et Mozart sont ‘avec’. Beethoven est ‘contre’. La foi de Bach lui donne sérénité et plénitude : Dieu est. La foi de Beethoven lui donne angoisse et fatigue : Dieu est à faire. Mozart, s’il est socialement en posture bancale, est en un équilibre esthétique qui satisfait les deux côtés.
Avec Bach, le centre de gravité est un peu en arrière ; la solution est déjà trouvée : stabilité.
Avec Beethoven, le centre de gravité est en avant : la solution est à trouver : déséquilibre perpétuel. 
Avec Mozart, le centre de gravité est là, qui résulte de deux forces conjuguées : sérénité.