mardi 28 janvier 2020

Céline, Auguste et Corpechot


… ou : 
De la folie douce à la folie tout court…

Dans Mort à crédit, le père est presque toujours ridicule et insupportable. Il n’a la sympathie du fils qu’à propos de son amour des bateaux, qu’il observe, décrit, imagine, dessine, peint. Céline lui a donné une de ses passions, un de ses rares îlots de pureté, de beauté. 
« il contemplait les étoiles, l’atmosphère, la lune, la nuit, haute devant nous. C’était sa dunette. Je le savais moi. Il commandait l’Atlantique ».
Mais Auguste (le mal nommé) est un gratte-papier méprisé de ses chefs. Ses rêveries (comme celles d’Emma) sont l’envers d’un destin manqué, et elles accusent cruellement le contraste : 
« Une fois sorti de son bureau, il mettait plus que des casquettes, des maritimes. Ç’avait été toujours son rêve d’être capitaine au long cours. Ça le rendait bien aigri comme rêve. »
Ces rêveries maritimes sont le fait d’un désir d’ailleurs, donc d’une âme poétique, mais elles sont aussi le refuge dans un fantasme sur le mode puéril du déguisement (un sternien songerait à l’Oncle Toby…).

Dans D’un Château l’autre, on trouve des thèmes analogues, mais bien plus univoques dans le ridicule, avec le personnage de Corpechot, mythomane qui se croit affecté à la surveillance du Danube (petit torrent quand il passe à Sigmaringen) par où la flotte russe pourrait remonter et enlever Pétain… Et, curieusement, Pétain et ses ministres en promenade obéissent à ses consignes farfelues de prudence - ce qui est peut-être une façon de suggérer le gâtisme de Pétain à travers le délire de Corpechot. 
De même que l’écriture de Céline a repoussé les limites qu’elle avait encore dans les années trente, la douce rêverie maritime du père est devenue folie complète :
« vous pensez que ce Corpechot on l’avait arrêté dix fois... vingt fois !... et vingt fois relâché !... plus aucune place dans les Asiles !… »

« Après mettons deux kilomètres de berge du Danube vous voyiez surgir une silhouette... ça manquait jamais : une silhouette à gestes... signes d’avancer !... ou de reculer !... signes que Pétain avance encore... ou fasse demi-tour !... on la connaissait ! silhouette !... c’était l’Amiral Corpechot, il avait la garde du Danube, et le commandement de toutes les flottilles jusqu’à la Drave... il voyait venir l’offensive russe : le Maréchal en pleine promenade!... la flotte fluviale russe remonter le Danube !... il était certain !... il s’était nommé lui-même : Amiral aux Estuaires d’Europe et Commandant des deux Berges... il voyait la flotte russe de Vienne passer la Bavière et prendre le Wurtemberg à rebours !... et Siegmaringen !... forcément ! et toute la « collaboration »... et surtout Pétain !... il voyait Pétain kidnappé !... ficelé fond de cale d’un de ces engins submersibles qu’il avait vu sortir de l’eau !... oui ! lui !... amphibies !... qui pullulaient passé Pest !... Corpechot me racontait tout !... je le soignais pour son emphysème... il avait eu connaissance de tous les plans russes ! matériel et stratégie ! il savait même le fin du fin de leur dispositif aéro-aquo-terrestre, la catapulte par hydrolyse, le système Ader renversé, sous-nautique !… »
Le pauvre cinglé n’a même pas la grandeur des rêves au long cours (commander l’Atlantique) ; il est le suprême marin d’eau douce, et le pantin de lui-même : 
 « il s’était nommé lui-même : Amiral aux Estuaires d’Europe et Commandant des deux Berges » (Pléiade p. 129).
 Cette désignation bouffonne à rallonges ne serait-elle pas une allusion au mot allemand souvent cité pour sa spectaculaire longueur : 
Donaudampfschiffahrtsgesellschaftskapitän 
soit : "capitaine de la compagnie navale du Danube" ? 
Il faudrait savoir si, à l’époque de rédaction du roman, ce mot était déjà connu en France et cité ironiquement pour son gigantisme. En tout cas, pour le sens et pour l’allure, la formule de Céline en est très proche. 

Mais on pourrait surtout se demander si la rêverie paternelle et la folie corpechottesque ne se combineraient pas dans l’étrange affabulation de Céline disant que Laval l’a nommé, lui, Céline, Gouverneur de Saint-Pierre et Miquelon (Pléiade p. 245). On ne peut que noter la ressemblance avec Sancho Pança qui s’imagine un jour Gouverneur d’une île. On retrouve dans cette invention le thème paternel du commandement Atlantique, et, plus proche de Corpechot, le thème de la bizarre mission in partibus confiée, mais sans trace écrite, sans témoin vivant, par des Autorités plus que chancelantes. 
On passe d'un narrateur qui a un point commun avec les rêves du personnage paternel à un personnage mythomane ; et on a finalement affaire (synthèse des deux) à un chroniqueur qui, bien qu’il se prétende exact et scrupuleux, s’invente un titre ronflant et bouffon auquel le lecteur ne peut guère croire. La fiabilité du chroniqueur était déjà très douteuse. Il la mine encore un peu plus avec cette affabulation grotesque par laquelle il s’assimile au plus fou.


Sur Corpechot, cf. Christine Sautermeister : L.-F. Céline à Sigmaringen, chap. 6 « Deux exaltés, Corpechot et Restif. »