dimanche 8 septembre 2019

Flaubert imitateur (et en caméo chez Nabokov)



- Eh bien ! pour la peine, dit Hivert, tu vas nous montrer la comédie. 
L'aveugle s'affaissa sur ses jarrets, et, la tête renversée, tout en roulant ses yeux verdâtres et tirant la langue, il se frottait l'estomac à deux mains, tandis qu'il poussait une sorte de hurlement sourd, comme un chien affamé. 
Flaubert, Madame Bovary, III, VII

Platon a une théorie fort simple de l’éducation morale. Le spectacle d’actions mauvaises déteint sur le spectateur (ce qu’Aristote renversera de façon sophistiquée avec la notion de catharsis) ; simuler, imiter le mal est donc chose dangereuse car le masque peut devenir visage. Le livre III de la République abonde en exemples attestant que le spectacle et l’imitation de bonnes actions favorisent la vertu, tandis que le spectacle et l’imitation d’actions vicieuses inclinent au vice. Imiter, c’est, d’une certaine façon, devenir ; c’est exposer son âme à la disparité, à l’incohérence, donc à la corruption. L’homme ne doit pas imiter la femme ni la femme l’homme. L’homme sage ne doit pas imiter le fou, ni simuler l’ivresse. Quand on imite, il en reste toujours quelque chose, pour le meilleur et pour le pire. Imiter, c’est s’exposer à devenir. Il n’y a pas d’identification innocente ; ce que l’on croit temporaire risque ne l’être pas ; ce que l’on croit tout extérieur tend à devenir intérieur. C'est la sagesse simple des parents disant à l’enfant qui s’amuse à faire des grimaces : ‘tu vas rester comme ça !’ Il ne s’agit pas d’être ludique, mais de préserver son essence, de veiller à l’intégrité de son âme. 

Ce thème se retrouve dans la biographie de Flaubert. Gustave (jeune homme ou homme jeune) adorait faire des imitations, en général grotesques. Il avait inventé, avec des amis, le personnage du ‘Garçon’, qui cumulait toutes les bêtises et hideurs. Flaubert portait un grand intérêt à un « journaliste de Nevers », particulièrement ridicule et calamiteux, mais aussi au « démon à face humaine » Lugarto (hérité d’Eugène Sue), ainsi qu’à un mendiant épileptique jadis rencontré - une belle galerie de monstres. Gustave se passionnait à tel point pour ses imitations que son père (médecin) lui ordonna de cesser ce jeu qu'il trouvait dangereux. Achille-Cléophas (homérique et évangélique prénoms paternels) était en cela disciple de Platon ou de Montaigne pour qui "l'habitude n'est pas chose de peu".
Il avait quelque motif de se méfier. Certes, Flaubert fait à sa sœur Caroline des remarques assez anodines : « Quand tu étais couchée et malade, tu n'avais personne pour te lire, pour te faire des Lugarto, des Antony et des journalistes de Nevers. Dans trois semaines, tu me verras revenir plus disposé que jamais à continuer tous mes rôles, car l'absence de mon public m'ennuie » (Corr. 1 p. 128, 16 novembre 1842).
Mais il écrit aussi : « Nom d'un nom ! j'aime bien mieux faire le journaliste de Nevers ou le père Couyère [le maire de Trouville], parole d'honneur ! [...] Si bien que seul, parfois dans ma chambre, je fais des grimaces dans la glace ou pousse le cri du Garçon, comme si tu étais là pour me voir et m'admirer. Car je m'ennuie bien de mon public. » (id. p. 169-170, 2 juin 1843). 
Jean Pommier, qui a bien étudié la question, cite et commente une autre lettre (à Louise Colet, 8 octobre 1846), à propos d’un de ses ‘modèles’ : « Il m'avait conté son histoire ; il avait d'abord été journaliste, etc., c'était superbe. Il est certain que quand je rendais ce drôle j'étais dans sa peau. On ne pouvait rien voir de plus hideux que moi à ce moment-là. » (J. Pommier, « Flaubert et la naissance de l'acteur » Journal de psychologie normale et pathologique, avril-juin 1947, repris dans Dialogues avec le passé, Nizet 1967).

Manifestement, Gustave se prend au jeu, et pour longtemps : 

 Thibaudet : Gustave Flaubert p. 21-22 : 
« Le Garçon était né probablement sur le Théâtre du Billard, être d’abord informe qui avait acquis peu à peu une personnalité immense, était devenu une sorte de guignol rouennais, « fabrication, disent les Goncourt à la suite d’une causerie avec Flaubert, d’une plaisanterie lourde, entêtée, patiente, continue, ainsi qu’une plaisanterie de petite ville ou une plaisanterie d’Allemand. Le Garçon avait des gestes particuliers qui étaient des gestes d’automate, un rire saccadé et strident à la façon d’un rire de personnage fantastique, une force corporelle. Rien ne donnera mieux l’idée de cette vocation étrange qui possédait véritablement les amis de Flaubert, les affolait même, que la charge consacrée chaque fois qu’on passait devant la cathédrale de Rouen. L’un disait : c’est beau, cette architecture gothique, ça élève l’âme ! Et aussitôt celui qui faisait le Garçon s’écriait tout haut au milieu des passants : « Oui, c’est beau, et la Saint-Barthélemy aussi, et les Dragonnades, et l’Édit de Nantes, c’est beau aussi ! » L’éloquence du Garçon éclatait surtout dans une parodie des Causes célèbres qui avait lieu dans le grand billard du père Flaubert, à l’Hôtel-Dieu. On y prononçait les plus cocasses défenses d’accusés, des oraisons funèbres de personnes vivantes, des plaisanteries grasses qui duraient trois heures. » Sur ce théâtre, l’incarnation finale du Garçon consistait à tenir un hôtel de la Farce où il y avait une fête de la Vidange, sorte d’apothéose finale où se donnait cours la verve scatologique de Flaubert. »

Goncourt, Journal 18 janvier 1864 : « Flaubert, la face enflammée, la voix beuglante, remuant ses gros yeux (…) »
Goncourt, Journal 21 juin 1891 ; « Flaubert : il me parle de son profond ennui, de son découragement de tout, de son aspiration à être mort, et mort sans métempsycose, sans survie, sans résurrection, à être à tout jamais dépouillé de son moi. / En l’entendant, il me semblait écouter mes pensées de tous les jours. Ah ! la belle désorganisation physique, que fait, même chez les plus forts, les plus solidement bâtis, la vie cérébrale. C’est positif, nous sommes tous malades, quasi fous, et tout préparés à le devenir complètement. »
Goncourt, Journal 29 mars 1862 : « On se lève de table, on passe dans le salon, et l’on demande à Flaubert de danser l’Idiot des Salons. Il emprunte un habit à Gautier, il relève son faux-col ; de ses cheveux, de sa figure, de sa physionomie, je ne sais pas ce qu’il fait, mais le voici soudain transformé en une formidable caricature de l’hébétement. Gautier, pris d’émulation, ôte sa redingote, et tout perlant de sueur, son gros derrière écrasant ses jarrets, danse à son tour le Pas du Créancier, et la soirée se termine par des chants bohèmes, des mélodies farouches dont le prince Radziwill jette merveilleusement la note stridente. »

Flaubert épileptique, c’est assez probable ; Flaubert hystérique, c’est certain. C’est peut-être même la condition pour devenir un narrateur d’un type nouveau qui, par le discours indirect libre, s’insinue dans ses personnages, en ressort, y retourne, se faufile, les devient, les quitte. Non sans risque pour l’écrivain, à la fois auteur et victime de ce jeu. 
Passons sur le trop connu et fallacieux (c’est presque pléonastique) « Madame Bovary, c’est moi ! ». 
Mais : « J’écris de la Bovary, je suis à leur promenade à cheval, en plein, au milieu ; on sue et on a la gorge serrée. Tantôt, à 6 heures, au moment où j’écrivais le mot attaque de nerfs, j’étais si emporté, je gueulais si fort, et sentais si profondément ce que ma petite femme éprouvait, que j’ai eu peur moi-même d’en avoir une, je me suis levé de ma table et j’ai ouvert la fenêtre pour me calmer… […], c’est une délicieuse chose que d’écrire, que de n’être plus soi, mais de circuler dans toute la création dont on parle. Aujourd’hui, par exemple, homme et femme tout ensemble, amant et maîtresse à la fois, je me suis promené à cheval dans une forêt par un après-midi d’automne sous des feuilles jaunes, et j’étais les chevaux, les feuilles, le vent, les paroles qu’on se disait et le soleil rouge qui faisait s’entre-fermer leurs paupières noyées d’amour. » (à Louise Colet, 23 décembre 1853, Corr., t. II, p. 483-484).
Et : « Quand j’écrivais l’empoisonnement de Madame Bovary, j’avais si bien le goût de l’arsenic dans la bouche, j’étais si bien empoisonné moi-même que je me suis donné deux indigestions coup sur coup — deux indigestions réelles car j’ai vomi tout mon dîner » (à Taine, lettre du 20 novembre 1866 t. III , p. 562).

Le romancier n’est pas, par rapport à ses personnages, voire par rapport à ses paysages, en position de surplomb impassible. Quand il les crée, il les devient ; éventuellement, il devient simultanément les contraires, les incompatibles. Rude gymnastique de l'âme. Il se contraint à une permanente et épuisante métamorphose qui correspond à cette pente naturelle de son psychisme dont il a fait la preuve tout au long de sa vie. 
Cela peut aboutir à l’extraordinaire péroraison du Saint Antoine : 
« O bonheur ! bonheur ! J’ai vu naître la vie, j’ai vu le mouvement commencer. j’ai envie de voler, de nager, d’aboyer, de beugler, de hurler. Je voudrais avoir des ailes, une carapace, une écorce, souffler de la fumée, porter une trompe, tordre mon corps, me diviser partout, m’émaner avec les odeurs, me développer comme les plantes, couler comme l’eau, vibrer comme le son, briller comme la lumière, me blottir sur toutes les formes, pénétrer chaque atome, descendre jusqu’au fond de la matière, — être la matière ! »
Mais la création semble inséparable d’une intime et inquiétante « désorganisation ». L'artiste doit, en rançon de son œuvre, payer de sa propre personne, par ce déséquilibre qui sera, selon d'autres modalités, la condition mystérieuse du génie singulier de Charlus pianiste :
Proust : Sodome et Gomorrhe 2° partie, chap. 2 : "Le style rapide, anxieux, charmant avec lequel M. de Charlus jouait le morceau schumanesque de la Sonate de Fauré, qui aurait pu discerner que ce style avait son correspondant — on n’ose dire sa cause — dans des parties toutes physiques, dans les défectuosités de M. de Charlus ? "

***

trois pistes 

piste 1 : 
L'identification hyperesthésique, quasi-pathologique, de Keats ; par exemple « if a sparrow come before my Window I take part in its existence and pick about the gravel » (« si un moineau vient devant ma fenêtre je prends part à son existence et je picore dans le gravier »)

piste 2 : 
Jarry devenant le Père Ubu ; le créateur, créé et décréé par sa créature, au point de faire rimer sa mort avec le nom de son personnage.
Cf. le "testament" de Jarry à Rachilde : « Le Père Ubu, cette fois, n'écrit pas dans la fièvre [...]. Il va s’arrêter tout doucement, comme un moteur fourbu »

piste 3 : 
un narrateur fictif : le feuilletoniste Pedro Camacho dans le roman de Vargas Llosa La Tante Julia et le scribouillard (devient ses personnages, se déguise, finit fou)



un texte : 
C'est à l'évidence le fantôme de Flaubert que l’on croise chez Nabokov :

Nabokov, Le Don, ch. 3, Pléiade 2-207 : « Parmi les invités, il trouva […] un monsieur de stature imposante, aux joues rasées de très près, taciturne, avec un gros visage démodé, du nom de Goriaïnov, qui était bien connu pour le fait que, pouvant imiter à la perfection (en fendant sa bouche jusqu'aux oreilles, en émettant des sons humides de ruminant et en prenant une voix de fausset) un malheureux journaliste d'humeur difficile qui avait une piètre réputation, il s'était tellement habitué à cette image (qui prenait ainsi sa revanche sur lui) qu'il ne se contentait pas seulement d'abaisser les coins de la bouche lorsqu'il imitait d'autres connaissances, mais se mettait même à ressembler à sa propre caricature dans la conversation courante. »   
« Among the guests there he found the engineer Kern and a capacious, very smooth-cheeked and taciturn gentleman with a fat, old-fashioned face, by the name of Goryainov, who was well known for the fact that being able to imitate beautifully (by stretching his mouth wide, making moist ruminant sounds, and speaking in falsetto) a certain unfortunate, cranky journalist with a poor reputation, he had grown so accustomed to this image (which thus had its revenge on him) that not only did he also pull down the corners of his mouth when imitating other of his acquaintances, but even began to look like it himself in normal conversation.  »


On retrouve dans Pnine le thème de l’imitateur 'pris' par son personnage : 

NabokovPnine VII, VI (trad. Chrestien) : 
« [Jack Cockerell], de qui je gardais le souvenir d’un Anglais plutôt mou, au visage lunaire et à la blondeur neutre, avait acquis une ressemblance frappante avec l’homme qu’il n’avait cessé d’imiter depuis dix ans bientôt. […] je suis forcé d’admettre que Jack Cockerell imitait Pnine à la perfection. »
"[Jack Cockerell], whom I [...] remembered as a rather limp, moon-faced, neutrally blond Englishman, had acquired an unmistakable resemblance to the man he had now been mimicking for almost ten years. […] I must admit that Jack Cockerell impersonated Pnin to perfection."

« Je me demandai si, par une sorte de vengeance poétique, toute cette affaire de Pnine n’était pas devenue pour les Cockerell la sorte d’obsesion fatale qui substitue sa propre victime à celle du ridicule initial. »
 « I fell wondering if by some poetical vengeance this Pnin business had not become with Cockerell the kind of fatal obsession which substitutes its own victim for that of the initial ridicule. »