mardi 25 octobre 2022

Pensées recueillies çà et là (19)


Sartre :

"Il ne faut pas que je pense que je ne veux pas penser." 

La Nausée


Caillois : 

”Il imagine […] que c'est dépouiller un préjugé qu'assouvir un instinct, se défaire d'un parti pris que satisfaire un caprice. Chaque fois qu'il rompt avec une discipline, il croit gagner une liberté il accepte un joug.”

Impostures de la poésie 


Amiel :

"Pour qui vit au jour le jour, tout s'émiette, parce que l'emploi de tout est ajourné."

1865


Goethe : 

Dichten zugleich als Befreiung des Ichs und verantwortungsvolles Sprechen zu einem Publikum.

(La poésie est en même temps libération du moi et parole publique responsable)

Dichtung und Wahrheit


Bloy : 

"Une âme livrée à son propre néant n'a d'autre ressource que l'imbécile gymnastique littéraire de le formuler.” 

Le Désespéré, début


Flaubert : 

”Nom de dieu, quelles couilles vous avez ! quelles boules !" 

à Zola, sur Nana


Coleridge : 

"My eyes make pictures, when they are shut." 

A Day Dream


Péguy : 

”Ce siècle qui se dit athée ne l'est point. Il est autothée.”


Yourcenar : 

" Ce sont nos imaginations qui s'efforcent d'habiller les choses, mais les choses sont divinement nues. " 

Alexis


Giono : 

”Nous sommes trop vêtus de villes et de murs”


Jünger :

"Sans aucun doute, l'homme est beaucoup plus profond qu'il n'imagine, peut-être même aussi profond que l'animal"


Jünger :

"La jeunesse cherche toujours à saisir les sources du mouvement dans ce qui est en mouvement, mais est incapable de les trouver aussi dans ce qui est au repos."


Byron :     

Are not the mountains, waves and skies a part  

Of me and of my soul, as I of them ?

Childe Harold


James :

"Je hais la simplicité américaine. Je suis très fier d'accumuler des complications de toutes sortes."

cité par Edel (bio de HJ)


James : 

"L'écrivain est présent dans chaque page de chaque livre d'où il s'efforce pourtant avec tant d'acharnement de s'effacer."


Poe : 

"L'œuvre d'un auteur est un objet indépendant de la personne de l'auteur."



samedi 15 octobre 2022

Sur quelques apophtegmes de Michaux...


Michaux, Poteaux d'angle. Ce sont des aphorismes, tardifs.  Conformément à la loi du genre, la moitié tombe à plat, en raison de l'humeur ou du parti-pris du lecteur, ou de l'heure, ou... Mais l'autre moitié ! richesse, finesse, profondeur, variété ! Le niveau de qualité et la justesse de ton m'évoquent successivement les silhouettes de Valéry, Nietzsche, Cioran, Rilke, Montherlant (eh oui ! ce n'est pas une insulte !), Muray, Gide, Pessoa, Chesterton – et quelques autres de beau gabarit. Pas mal de misanthropie ; un grand souci de l'intériorité (est-ce différent ?) ; une grande méfiance à l'égard de l'enlisement, de la sclérose. 

J'aimerais recopier cette moitié si précieuse, mais Gallimard ne serait pas content. Prélevons quelques échantillons : 


"La pensée avant d’être œuvre est trajet." Du pur Valéry. 


"Voyager pour t’appauvrir. Voilà ce dont tu as besoin." Parfait résumé de la vie et de l'œuvre de Bouvier, grand lecteur de Michaux. 


"Celui qui acquiert, chaque fois qu’il acquiert, perd." Cousin de Rilke. 


"Dans un pays sans eau, que faire de la soif ? De la fierté. Si le peuple en est capable" : Montherlant, oui oui ! 


Belle énigme mystique : "Qu’est-ce que tu es, nuit sombre au-dedans d’une pierre ?"


"Les arbres frissonnent plus finement, plus amplement, plus souplement, plus gracieusement, plus infiniment qu’homme ou femme sur cette terre et soulagent davantage" : c'est beau comme du Maurice de Guérin. 


"Lorsqu’une idée du dehors t’atteint, quelle que soit sa naissante réputation, demande-toi : quel est le corps qui est là-dessous, qui a vécu là-dessous ?" Comment ne pas penser à Nietzsche ? Cf. "Pensées : décharges d’humeurs."


On trouve même la problématique centrale de Céline exposée en quatre lignes : 

"Une chose indispensable : avoir de la place. Sans la place, pas de bienveillance. Pas de tolérance, pas de… et pas de…

Quand la place manque, un seul sentiment, bien connu, et l’exaspération, qui en est l’insuffisante issue."


Je venais de relire, toujours avec la même admiration et les mêmes réserves, des pages marmoréennes de Caillois sur la poésie. C'est somptueux. Et, en même temps, c'est verrouillé dans sa perfection. C'est du métal du plus haut prix - et c'est toujours le même métal. Toujours noble de la même noblesse (et, quant au contenu, toujours juste de la même justesse). Voici que j'en trouve le diagnostic, cruel, impitoyable dans sa netteté, dans un paragraphe de Michaux : 

"Style : signe (mauvais) de la distance inchangée (mais qui eût pu, eût dû changer), la distance où à tort il demeure et se maintient vis-à-vis de son être et des choses et des personnes. Bloqué ! Il s’était précipité dans son style (ou l’avait cherché laborieusement). Pour une vie d’emprunt, il a lâché sa totalité, sa possibilité de changement, de mutation. Pas de quoi être fier. Style qui deviendra manque de courage, manque d’ouverture, de réouverture : en somme une infirmité."



dimanche 9 octobre 2022

Pensées recueillies çà et là (18)


Blanchot (sur Malraux)

"A chaque œuvre décisive, toutes les autres tressaillent et quelques-unes succombent."


Taillandier : 

"On n'est pas écrivain parce qu'on domine l'expression et la langue, on est écrivain parce qu'on a un problème avec elle."


Proust : 

"Les durs sont des faibles dont on n’a pas voulu, et [...] les forts, se souciant peu qu’on veuille ou non d’eux, ont seuls cette douceur que le vulgaire prend pour de la faiblesse."


Montherlant : 

"Un mauvais comédien, un mauvais écrivain, un mauvais peintre, un mauvais torero, plus il va, plus il en fait. Bon, plus il épure."


Montherlant : 

"Les tragédies des Anciens sont celles non seulement des membres d'une même famille, mais aussi des divers individus qu'il y a dans un même être"


Morand : 

"Je n'en ai compris la frénésie [de New-York] que lorsque je vis un chat ; c'était le seul être rencontré pendant mon séjour qui ne bougeât pas et conservât intacte sa vie intérieure"


Pessoa :

"Lorsqu’on ressent trop vivement, le Tage est un Atlantique innombrable, et la rive d’en face un autre continent, voire un autre univers."


Pessoa :

"Je n’ai rien demandé d’autre à la vie que de ne rien me demander à moi."


Thibaudet : 

"L'argent, c'est la seconde beauté du diable"


Mann (Th.) : 

"Seul celui qui maîtrise la forme a le droit de la bafouer."

"Nur wer die Form beherrscht, darf sich darüber hinwegsetzen". 


Melville : 

"Il semblait que ce fût une combinaison de demi-nœud bridé, de chaise-de-calfat, d'agui, de gueule-de-raie et de cul-de-porc double."

Benito Cereno


Sciascia : 

"Les deux grandes impostures de notre temps : l’architecture et la sociologie. Et la médecine était sur le point de les rejoindre."

 Todo Modo


Bartelt :

”Savoir c'est souffrir. C'est la première chose à savoir.” 


Chesterton : 

"Il y a deux façons de rentrer chez soi, et l’une d’elles est d’y rester."


Rousseau :

"Je ne suis à moi quand je suis seul, hors de là je suis le jouet de tous ceux qui m'entourent."

Rêveries


Pessoa (Caeiro) : 

"Je suis l'Argonaute des sensations vraies. A l'Univers j'apporte un nouvel Univers, parce que j'apporte à l'Univers l'Univers lui-même. "


Pessoa : 

"Dans ce que j'ai regardé en partie je suis resté.

Quand une chose que j'ai vue vient à passer, je passe aussi/"


Thibaudet (sur Flaubert) : 

”Les raccords logiques sont en art le meilleur moyen de faire du faux".


Berl :

"Les médecins perdent au fur et à mesure que la médecine gagne."

Sylvia



mercredi 5 octobre 2022

Art et allégement


Fiction et peinture ont rapport au réel. Pas un rapport d'imitation stricte, qui serait de nature documentaire et non esthétique, mais un rapport de modification décalage, transposition, déformation, écart. C'est le principe esthétique d'Adam Smith : une imitation est esthétique non par ses caractères ressemblants, mais par ses caractères dissemblants. Dans l'art, on a affaire au réel, mais tel qu'il n'est pas : passé au filtre de cadres formels, d'une sensibilité, d'une imagination, d'un tempérament disait Zola. Exagération chez Céline, décalage chez Queneau, poétisation chez Giono, etc. 

Une fiction pure, strictement impossible, s'effondrerait faute de tension avec le monde réel. De même, une peinture qui ne serait que jeu de couleurs et de lignes ne renvoyant, même allusivement, à rien, n'aurait qu'un intérêt limité, décoratif. 

L'essence de l'expérience esthétique est donc en ces arts ce sentiment de décalage, de modification du monde. On peut aimer en peinture un ennoblissement ordonné (Poussin), un figement d'émail (David, Ingres), une sur-vitalité (Rubens, Delacroix), etc. On peut appliquer ici le principe, en apparence très banal, formulé par Lévi-Strauss : s'il aime Poussin, c'est parce qu'il y voit un monde où il aimerait vivre. Un même regardeur peut d'ailleurs goûter plusieurs façons de modifier le réel - selon l'humeur, l'heure, la compagnie etc. 


Il est une modification à laquelle je suis de plus en plus sensible : l'allégement. Ici, le dessin sera privilégié, voire l'esquisse, le non-finito. Starobinski, je l'ai déjà cité, fait l'éloge des dessins de Fragonard en disant qu'on y pressent "un monde miraculeusment allégé." Une sorte de rêve dans lequel les choses sont réduites à quelques lignes qui les "définissent" à peine, qui les suggèrent plutôt. Dans le réel, les choses fournissent bien trop de données oiseuses : trop de couleurs massives, trop de formes précises. La perception n'a pas besoin de tout ça pour s'y retrouver et avancer. Ces sur-indications au contraire l'empêchent de courir, de bondir, de galoper, d'avoir plaisir à vivre facilement – en somme, à se sentir jeune ! 




Fragonard [source Wikipedia]

Une touche de couleur suffit à colorer un fruit, et ce réel qui nous le montre tout entier de cette couleur est  maladroitement redondant. Le détail d'un visage, tel que le donnerait une photographie impersonnelle, est opportunément remplaçable par la ligne d'un profil. (la photo la plus parlante de Mauriac, par Y. Karsh, n'est presque qu'un profil). L'absence des détails non seulement allège la perception, mais aussi dynamise l'imagination, qui se sent libre, non de préciser mentalement l'esquisse, mais de pouvoir le faire à son gré : le sentiment de cette possibilité suffit, il est même le meilleur de la perception esthétique "allégée". Dans le réel, on marche laborieusement dans un mètre d'eau, il y a de la résistance, de la viscosité, du poids mort, il y a trop de tout (comme dans les intérieurs indigestes de Hugo ou de Sarah Bernhardt). Dans le dessin de Fragonard, on a soudain plus de force qu'il n'en faut. Cet art est une Jouvence. Ce rêve est une trêve.

Ce "soulagement" perceptif peut valoir pour la peinture. Une toile qui laisse de vastes réserves permet à la rétine de respirer. De même pour une toile où les formes ne sont pas trop fignolées : c'est pourquoi la semi-figuration de N. de Staël connaît un grand succès qui n'est pas, je crois, de mode, ou de facilité. Ou alors d'une facilité qui n'est pas paresse, mais contraste avec un réel péniblement méticuleux. Avec une esquisse  de Staël, on arrive à un presque rien qui laisse toute la place à la lumière (cf., par d'autres procédés, les toiles de Turner). 



Staël [source Wikipedia]


Un trait pour tout un visage, d'innombrables perspectives de mouvements sans peine. Le monde allégé du dessin, de l'esquisse, est celui de l'augmentation soudaine du possible ; c'est bien le miracle d'un rajeunissement. 




lundi 3 octobre 2022

La musique du "i"


Guido d'Arezzo, le fameux "inventeur de la musique", comme on disait quelquefois, a prélevé les premières syllabes d'un hymne à Saint-Jean-Baptiste, et en a baptisé (c'était logique) les notes de la gamme. La première, "ut" était d'un usage malaisé, et fut remplacée par un "do" bien plus "tonique". Hormis cela, les noms semblent distribués au hasard du texte liturgique (un pieux acrostiche). Je dis "semblent" car je remarque une corrélation, minime certes, dont je me demande si elle ne serait pas significative. Il y a en effet deux notes en "i", "mi" et "si" ; chacune désigne un degré qui sera suivi, en ordre ascendant, par un demi-ton ("mi-fa" et "si-do"). Or la sonorité de la voyelle "i", mince, vibrante, me semble très propre à préparer le passage au demi-ton supérieur, et donc dans le cas de "si," à marquer son rôle de sensible. Quant au "mi", ce serait une sorte de "sensible intermédiaire" qui tend vers le "fa" (sensible pour de bon dans la première gamme  bémols). On aurait alors 

"do ré mi-fa"

"sol la si-do"

et donc, dans chaque tétracorde, un son "i" préparateur, annonciateur, précurseur ; mince, maigre, ascétique, qui doit s'abolir pour que la série s'accomplisse : un saint Jean Baptiste musical. 



dimanche 2 octobre 2022

Diète instrumentale


Le quatuor à cordes, formation parfaite ? Je n'en suis pas sûr. Pour cette raison très simple que deux violons, c'est redondant. Certes, cela permet des combinaisons plus nombreuses, mais au prix d'un pléonasme sonore. On gagne à se passer du second. Le trio est donc véritablement la formation parfaite, minimale, pure. Ce n'est pas le trio qui serait un quatuor amputé ; c'est le quatuor qui est encombré d'un membre assez superfétatoire. Le trépied est la plus économique des formes stables. 

Le trio exige un constant équilibrisme de la part du compositeur ? Certainement, mais l'art consiste entre autres à faire beaucoup avec peu, à faire plus avec moins. On en revient toujours au bon vieux principe leibnizien d'économie (qui est aussi celui d'Harpagon, c'est logique) : faire beaucoup avec beaucoup, ce n'est pas sorcier (keine Kunst dirait Kant). Mais faire beaucoup avec peu, là, on voit l'artiste ! Et, comme de juste, le labeur du compositeur est un paradis pour l'auditeur : le paradis de la transparence. 

Soit dit en passant, Arenski a trouvé un biais original, une demi-mesure qui marche plutôt bien : un quatuor composé d'un violon, d'un alto, et de deux violoncelles : au moins évite-t-on les criailleries des compères aigus, au profit de la fraternité sereine et rassérénante des compères graves. 

https://www.youtube.com/watch?v=pqXapxW4fn8

(David Finckel au 1° vcl)


Le trio à cordes c'est donc : le Père (violoncelle), le Fils, incarnation (alto) et le Saint-Esprit (violon). Quel besoin d'un deuxième Saint-Esprit ?

Néanmoins, il faut concéder que, malgré l'évidente supériorité du trio, la formation quatuor a pu donner lieu parfois à des œuvres intéressantes. Nous tolérerons donc un second violon (second, pas deuxième !).


Il va de soi que, si, déjà, quartet is a crowd, alors quintet is a stampede.

Quant au sextuor, c'est un méga-sandwich américain (ou une platée de lasagnes). Même chez le grand Brahms, on frôle souvent l'indigestion tympanique. Au-delà de 6, inutile d'y songer (pour les cordes toujours) : un octuor composé de deux quatuors, donc affligé de 4 violons... !  C'est faire redonder le pléonasme ! Leibniz doit se retourner dans sa tombe et maudire Mendelssohn. 

De fait, à sentir les choses ainsi, je me retrouve un peu dans l'attitude de Goethe qui, en musique, n'aimait pas la masse, la fusion, la confusion. Foncièrement apollinien, il aimait la distinction, un élément à côté d'un autre. Sa fameuse définition du quatuor comme "conversation entre quatre personnes raisonnables" me semble tout à fait raisonnable. Quand on est plus de quatre, on est une masse de sons, le son fait masse (Goethe n'aimait pas les tutti des symphonies beethovéniennes). 


À propos de symphonies : souvent, dans des mondes musicaux qui ne me plaisent guère, seuls les trios et les quatuors m'intéressent et me séduisent, probablement parce que ces formations sont moins marquées, moins datées, plus pures, plus libres d'attaches civilisationnelles. Ou, chose connue, parce que l'austérité de la formation contraint à composer de la musique-musique plus que de la musique-spectacle.  Le premier quatuor de Borodine me convient infiniment plus plus que sa 2° symphonie, qui est certes grande fête pour le tympan (cf. version C. Kleiber) ; j'ai à écouter cette symphonie un vif plaisir, mais c'est un plaisir d'amusement – intense et superficiel. De même, le sobre quatuor de Bruckner m'est infiniment plus écoutable que ses richissimes symphonies.

Les quatuors de Dohnányi (surtout 2 et 3) me sont infiniment plus précieux que ses œuvres orchestrales – et son trio (Sérénade) est une merveille de sveltesse : pas un gramme de trop, sans gras, sans excipient.

Un quatuor de Zemlinsky peut m'enchanter ; mais sa Sinfonietta, malgré ses mérites, est un déluge de sonorités splendides pour un résultat finalement assez mince, anecdotique même. Elle parle aux oreilles, quand les quatuors s'adressent à quelque chose de plus profond (le mot "âme" a trop servi pour être encore opérationnel) : ce niveau où la musique se réduit à son essence. 


1° Quatuor de Zemlinsky : 

https://www.youtube.com/watch?v=E6qtdVqP_Vs

[je concède que c'est le premier et, de loin, le plus aisé des quatuors de Z. ; et que dans cette vidéo les quartettistes bougent un peu trop...]


Sinfonietta de Zemlinsky : 

https://www.youtube.com/watch?v=uImIRf_IM3o

[en cohérence avec l'instrumentation, la façon de filmer la Sinfonietta compte beaucoup : il y a de quoi fournir à la rétine comme les timbres fournissent au tympan. À l'inverse, filmer un quatuor réclame de mettre l'image à la même diète que la musique. Le Quartettsatz de Schubert, joué par le quatuor Zaïde, est terriblement dé-joué par une intention plastique

https://www.youtube.com/watch?v=rHLT2ZwmLJ8

qui multiplie les effets et perturbe l'écoute : mouvements intempestifs de caméras, contrastes de luminosité, beauté soulignée des filles, tout ceci occulte l'œuvre - surtout celle-ci, qui relève d'un intense dramatisme intime] 


Si un deuxième violon pose déjà problème, quelle ne sera pas la catastrophe si on ajoute, carrément, un piano ! Ce n'est pas une intrusion, c'est une invasion ! Avec ses rafales de notes qui écrasent tout sur leur passage s'engouffre illico le pathos de l'époque. C'est l'éléphant dans un magasin de porcelaine. Si le quatuor à cordes a pour péché mignon de devenir une pièce pour premier violon accompagné par trois comparses, le péché originel du trio avec piano est d'être une sonate pour piano avec deux timides cordes qui essaient de se faire entendre. Les trios de Beethoven, par exemple, pour excellents qu'ils soient, souffrent de ce déséquilibre léonin. Le quatuor avec piano (Brahms) ou le quintette avec piano (Dohnányi) sont anéantis par cet abus de puissance, par cet impérialisme (il y a un "Bösendorfer impérial", très beau, très cher, très gros). On devrait interdire cette formation inégalitaire, surtout aux compositeurs pianistes, qui ont souvent du mal à modérer leurs ardeurs. Avec le piano, on ne médite plus que lorsqu'il consent à se taire, ou à se faire discret. Pour en revenir à mon cher Dohnányi, son premier quintette, péché de jeunesse, est inécoutable : le piano-winner takes all. Mais dans son second quintette, il y a quelque chose de très beau : le début du 3° mouvement, quand le piano laisse enfin méditer les cordes.


Il y a donc deux pôles : le banquet et la diète. La quantité et la qualité. La couleur et le dessin. Le plaisir de la diversité et la jouissance de l'unité. Les symphonies de Mahler et les suites pour violoncelle seul de Bach. Faudrait-il aller plus loin, et dire que, si less is more, le plus riche, c'est la pièce de Cage 2'33" de silence ? Non, car le peu, le moins, ce n'est pas le rien. Il faut du sonore pour que la sobriété de la palette instrumentale ait un sens. 

Au fait, le duo de Mozart pour un violon et un alto, c'est assez épatant... !

https://www.youtube.com/watch?v=9RuyM6c4G3M



samedi 1 octobre 2022

Narcissisme et nonchalance


On n'écrit plus une étude sur un auteur. C'est trop fatigant, c'est trop rude et demande trop d'étude. On n'écrit plus un "Chateaubriand" ; mais on écrit un texte sur "Chateaubriand et moi" – qui devient vite un "Moi et Chateaubriand". On peut ainsi, sous prétexte altruiste et déférent ("amoureux" est le terme désormais obligé), se confier, se décrire, se mirer, s'exhiber. Narcisse se contemple et se délecte de lui-même dans la vitre qui protège le portrait. Partout on rencontre des Kinbote, mais qui n'ont même pas le charme de la folie... Certes, il n'y a pas d'étude parfaitement objective. on est toujours venu à un auteur par des rencontres hasardeuses engageant une part de notre vie privée. Mais le travail serait (était) justement de s'en défaire, de minorer cet aspect et non de le souligner. 

La philosophie moderne, largement phénoménologique, cautionne cette perversion : tout ce qui est vu, lu, su, l'est par quelqu'un, dans des circonstances particulières, dans une acoustique et selon un angle d'attaque singuliers ; rien n'est donc sans quelque voile de contingence. Mais cette vérité est trop gaiement enfourchée pour qu'elle ne convienne pas à la paresse et à la complaisance. 

De même, s'il s'agit non plus d'auteurs, mais de notions, on n'écrit plus (autre façon d'esquiver l'étude sérieuse) que des "Petite philosophie de...", dans lesquelles le faussement modeste adjectif est destiné à faire passer la prétention du substantif. Ce "petite" laisse d'ailleurs entendre la part de subjectivité qu'on s'autorisera. 

Certes, Descartes a écrit un "discours" et non un "traité" de la méthode, parce qu'il avait l'intention, non d'épuiser le sujet de façon systématique mais seulement et plus librement, d'en parler. Mais c'était, très ouvertement, un prélude, déjà sérieux, à des constructions très architecturées. Le jeune Bach a écrit son (pré-pré-romantique) Caprice sur le départ de son frère bien-aimé, mais il a composé ensuite ensuite le Clavier bien tempéré.

On sourit de la pédagogie galante d'un Fontenelle, mais on produit de petits volumes aisés qui relèvent du même slogan implicite, très efficace pour la publicité et l'impulsion d'achat : je vous propose un sujet en principe sérieux, mais n'ayez crainte : je ne me suis pas fatigué à l'écrire, et vous ne vous fatiguerez pas à le lire.