vendredi 10 juin 2022

Durkheim et Descartes (et Kant)


La thèse de Durkheim sur le suicide est bien connue : c'est l'acte le plus personnel, le plus intime, le plus singulier qui soit. Et pourtant, du point de vue statistique, il présente une stabilité, une régularité parfaites. Comme si l'acte le plus libre était en même temps le plus déterminé. L'individuel et le collectif apparaissent inversés : chaque acte libre concourt à un déterminisme global. 

Cette opposition radicale en fonction du point de vue que l'on prend peut faire songer à celle marquée par Descartes à propos de la liberté humaine et de la préordination divine. On lit dans le premier livre des Principes deux paragraphes parfaitement et irrémédiablement contradictoires sur la liberté humaine, qui peuvent se résumer ainsi. a) par mon expérience immédiate donc indubitable, je sais que je suis libre. b) par ma raison (qui a été démontrée sûre quand elle est bien menée), je vois avec une même certitude que Dieu sait tout et que mes actions ne peuvent être que préordonnées. 

Pour Descartes, ces deux niveaux qui se contredisent ne s'annulent pas, et ne ruinent pas le dispositif intellectuel cartésien, car il s'agit d'une part du fini, et d'autre part de l'infini, qui ne sont pas soumis aux mêmes critères. Du fini à l'infini, la conséquence n'est pas bonne. Deux connaissances peuvent sans difficulté s'opposer si elles procèdent de l'un ou l'autre terrain, et nous ne devons pas nous soucier de ce que, avec notre entendement fini, nous ne puissions comprendre un entendement infini (il n'y a même rien que de très normal à cela). Ces deux niveaux sont par nature incommensurables, incomparables. Ils ne sont donc pas en compétition. 

- titre du § 39 : Que la liberté de notre volonté se connaît sans preuve, par la seule expérience que nous en avons.

- titre du § 40 : Que nous savons aussi très certainement que Dieu a préordonné toutes choses.

- et, à la fin du § 40, la difficulté est non pas résolue, mais considérée comme normale, comme n'étant pas une difficulté :

... nous pourrions aisément nous embarrasser en des difficultés très grandes si nous entreprenions d’accorder la liberté de notre volonté avec ses ordonnances, et si nous tâchions de comprendre, c’est-à-dire d’embrasser et comme limiter avec notre entendement, toute l’étendue de notre libre arbitre et l’ordre de la Providence éternelle.

car celle-ci est infinie.

[Rappel : Descartes distingue et même oppose "connaître" et "comprendre" ; "connaître", c'est comme toucher (partiellement) ; "comprendre", c'est comme "embrasser de la pensée" (comme on embrasse un arbre mais non une montagne).]


Si l'on revient à Durkheim, la loi des grands nombres apparaît alors comme l'équivalent du point de vue divin, qui nous englobe, qui nous est inaccessible et auquel pourtant, par nos actes libres, nous concourons... 


Je doute que Durkheim ait pensé à Descartes (bien que ce ne soit pas impossible). Il a plutôt dû s'appuyer sur Kant, chez qui le point de vue d'ensemble est rapporté (dans une tonalité pré-schopenhauerienne) au "dessein de la nature" : 


Kant, Idée d'une histoire universelle... éd. Denoël p. 26-27 : 

"Quel que soit le concept qu'on se fait, du point de vue métaphysique, de la liberté du vouloir, ses manifestations phénoménales les actions humaines, n'en sont pas moins déterminées, exactement comme tout événement naturel, selon les lois universelles de la nature. L'histoire qui se propose de rapporter ces manifestations, malgré l'obscurité où peuvent être plongées leurs causes, fait cependant espérer qu'en considérant (dans les grandes lignes) le jeu de la liberté du vouloir humain, elle pourra y découvrir un cours régulier, et qu'ainsi, ce qui dans les sujets individuels nous frappe par sa forme embrouillée et irrégulière, pourra néanmoins être connu dans l'ensemble de l'espèce sous l'aspect d'un développement continu, bien que lent, de ces dispositions originelles. Par exemple les mariages, les naissances qui en résultent et la mort, semblent, en raison de l'énorme influence que la volonté libre des hommes a sur eux, n'être soumis à aucune règle qui permette d'en déterminer le nombre à l'avance par un calcul ; et cependant les statistiques annuelles qu'on dresse dans de grands pays mettent en évidence qu'ils se produisent tout aussi bien selon les lois constantes de la nature que les incessantes variations atmosphériques, dont aucune à part ne peut se déterminer par avance mais qui dans leur ensemble ne manquent pas d'assurer la croissance des plantes, le cours des fleuves, et toutes les autres formations de la nature, selon une marche uniforme et ininterrompue. Les hommes, pris individuellement, et même des peuples entiers, ne songent guère qu'en poursuivant leurs fins particulières en conformité avec leurs désirs personnels, et souvent au préjudice d'autrui, ils conspirent à leur insu au dessein de la nature ; dessein qu'eux-mêmes ignorent, mais dont ils travaillent, comme s'ils suivaient ici un fil conducteur, à favoriser la réalisation ; le connaîtraient-ils d'ailleurs qu'ils ne s'en soucieraient guère."