dimanche 27 mars 2022

"Vision" esthétique


On a dit un peu facilement que le Greco peignait des basketteurs parce qu'il avait un défaut de vision. Genette critique avec raison cette conception réductrice de l'invention esthétique. À ce compte, il faudrait identifier un défaut de ce genre pour expliquer les formes ramassées et musculeuses de Michel-Ange. Puis un défaut pour chaque maniériste, qui, avec sa "manière" singulière, apporte à la perception ordinaire des distorsions, encore bénignes, si on songe à ce qui viendra avec le cubisme etc. D'où Malraux critiquant Zola : "Il est faux que le nouvel art soit "les objets vus à travers un tempérament", car il est faux qu'il soit une façon de voir : Cézanne ne voit pas plus en volumes, ni Van Gogh en fer forgé, que les peintres byzantins ne voyaient en icônes, ou que Braque ne verra les compotiers en morceaux."

Il faut prendre le mot de "vision" dans un sens métaphorique, et considérer la "vision du monde" de l'artiste comme une Weltanschauung. Il me semble que Zola, dans sa célèbre formule, "voir à travers un tempérament" voulait dire tout bonnement "appréhender", et "interpréter" selon des normes esthétiques singulières ou nouvelles, liées, pour lui, à la physiologie, au "tempérament". "Voir" au sens où Proust disait : "Le style pour l'écrivain aussi bien que la couleur pour le peintre est une question non de techniques mais de vision." Plus nettement encore, car il ne s'agit plus d'espace, la façon dont un auteur "voit" le monde est, pour Georges Poulet, une façon d'éprouver le temps selon une courbure singulière qu'il fait pressentir au lecteur - ce qui est un vrai voyage métaphysique : appréhender le monde selon les cadres mentaux, affectifs (on est tenté de dire : "avec les yeux") d'autrui. Ce que l'artiste "voit", au sens ordinaire d' "éprouver", est rendu à travers une "forme" singulière. 

Dans cette problématique, le cas de Nabokov est délicat à situer. Il s'est voulu d'abord peintre, puis poète, puis romancier. Mais il a affirmé, non sans paradoxe et provocation, que le roman n'était pas tant un art verbal que visuel. Non pas que Vladimir Vladimirovitch vît avec ses yeux les assimilations, les superpositions visuelles dont ses romans sont riches. Mais dans la littérature (qui est en ce sens entièrement "poésie") la vue et ses interprétations spontanées ou savantes, ses calembours, ses illusions etc., commandent le mot et priment sur la narration. Ce qui rend la lecture de Nabokov parfois malaisée (peine dont on est largement récompensé) : il n'hésite pas à faire des excursus visuels, des arrêts sur image qui à la fois rompent et enrichissent la narration, comme une vocalise, un ornement peuvent enrichir et menacer la mélodie. La fascination et le délice visuels comme mélismes. D'où la longueur et la complexité de la phrase nabokovienne qui, comme la phrase proustienne, intégre, accumule un maximum d'éléments, de dimensions, d'interprétations. 

Dans l'incipit du Don, la narration, pourtant très réduite (un camion de déménagement s'arrête) se voit enrichie et minée par des considérations, des dérives, relevant de deux des passions de l'auteur : la littérature et les effets optiques :

"Par une journée couverte mais lumineuse, vers quatre heures de l'après-midi, le 1° avril 192.' — (un critique étranger a déjà souligné que, alors que de nombreux romans, la plupart des romans allemands par exemple, commencent par une date, seuls les auteurs russes, dans la tradition d'honnêteté qui caractérise notre littérature, omettent le dernier chiffre), un fourgon de déménagement, très long et très jaune, accroché à un tracteur qui était jaune lui aussi, avec des roues arrière hypertrophiées et une anatomie étalée sans pudeur, vint s'arrêter devant le numéro sept de la rue Tannenberg, dans la partie ouest de Berlin. Le front du fourgon portait un ventilateur en forme d'étoile, et sur toute sa longueur s'étalait le nom de la compagnie de déménagement en lettres bleues hautes d'un mètre, dont chacune (y compris un point carré) était ombrée d'un côté avec de la peinture noire : tentative malhonnête pour se projeter dans la dimension suivante."