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lundi 3 octobre 2022

La musique du "i"


Guido d'Arezzo, le fameux "inventeur de la musique", comme on disait quelquefois, a prélevé les premières syllabes d'un hymne à Saint-Jean-Baptiste, et en a baptisé (c'était logique) les notes de la gamme. La première, "ut" était d'un usage malaisé, et fut remplacée par un "do" bien plus "tonique". Hormis cela, les noms semblent distribués au hasard du texte liturgique (un pieux acrostiche). Je dis "semblent" car je remarque une corrélation, minime certes, dont je me demande si elle ne serait pas significative. Il y a en effet deux notes en "i", "mi" et "si" ; chacune désigne un degré qui sera suivi, en ordre ascendant, par un demi-ton ("mi-fa" et "si-do"). Or la sonorité de la voyelle "i", mince, vibrante, me semble très propre à préparer le passage au demi-ton supérieur, et donc dans le cas de "si," à marquer son rôle de sensible. Quant au "mi", ce serait une sorte de "sensible intermédiaire" qui tend vers le "fa" (sensible pour de bon dans la première gamme  bémols). On aurait alors 

"do ré mi-fa"

"sol la si-do"

et donc, dans chaque tétracorde, un son "i" préparateur, annonciateur, précurseur ; mince, maigre, ascétique, qui doit s'abolir pour que la série s'accomplisse : un saint Jean Baptiste musical. 



dimanche 2 octobre 2022

Diète instrumentale


Le quatuor à cordes, formation parfaite ? Je n'en suis pas sûr. Pour cette raison très simple que deux violons, c'est redondant. Certes, cela permet des combinaisons plus nombreuses, mais au prix d'un pléonasme sonore. On gagne à se passer du second. Le trio est donc véritablement la formation parfaite, minimale, pure. Ce n'est pas le trio qui serait un quatuor amputé ; c'est le quatuor qui est encombré d'un membre assez superfétatoire. Le trépied est la plus économique des formes stables. 

Le trio exige un constant équilibrisme de la part du compositeur ? Certainement, mais l'art consiste entre autres à faire beaucoup avec peu, à faire plus avec moins. On en revient toujours au bon vieux principe leibnizien d'économie (qui est aussi celui d'Harpagon, c'est logique) : faire beaucoup avec beaucoup, ce n'est pas sorcier (keine Kunst dirait Kant). Mais faire beaucoup avec peu, là, on voit l'artiste ! Et, comme de juste, le labeur du compositeur est un paradis pour l'auditeur : le paradis de la transparence. 

Soit dit en passant, Arenski a trouvé un biais original, une demi-mesure qui marche plutôt bien : un quatuor composé d'un violon, d'un alto, et de deux violoncelles : au moins évite-t-on les criailleries des compères aigus, au profit de la fraternité sereine et rassérénante des compères graves. 

https://www.youtube.com/watch?v=pqXapxW4fn8

(David Finckel au 1° vcl)


Le trio à cordes c'est donc : le Père (violoncelle), le Fils, incarnation (alto) et le Saint-Esprit (violon). Quel besoin d'un deuxième Saint-Esprit ?

Néanmoins, il faut concéder que, malgré l'évidente supériorité du trio, la formation quatuor a pu donner lieu parfois à des œuvres intéressantes. Nous tolérerons donc un second violon (second, pas deuxième !).


Il va de soi que, si, déjà, quartet is a crowd, alors quintet is a stampede.

Quant au sextuor, c'est un méga-sandwich américain (ou une platée de lasagnes). Même chez le grand Brahms, on frôle souvent l'indigestion tympanique. Au-delà de 6, inutile d'y songer (pour les cordes toujours) : un octuor composé de deux quatuors, donc affligé de 4 violons... !  C'est faire redonder le pléonasme ! Leibniz doit se retourner dans sa tombe et maudire Mendelssohn. 

De fait, à sentir les choses ainsi, je me retrouve un peu dans l'attitude de Goethe qui, en musique, n'aimait pas la masse, la fusion, la confusion. Foncièrement apollinien, il aimait la distinction, un élément à côté d'un autre. Sa fameuse définition du quatuor comme "conversation entre quatre personnes raisonnables" me semble tout à fait raisonnable. Quand on est plus de quatre, on est une masse de sons, le son fait masse (Goethe n'aimait pas les tutti des symphonies beethovéniennes). 


À propos de symphonies : souvent, dans des mondes musicaux qui ne me plaisent guère, seuls les trios et les quatuors m'intéressent et me séduisent, probablement parce que ces formations sont moins marquées, moins datées, plus pures, plus libres d'attaches civilisationnelles. Ou, chose connue, parce que l'austérité de la formation contraint à composer de la musique-musique plus que de la musique-spectacle.  Le premier quatuor de Borodine me convient infiniment plus plus que sa 2° symphonie, qui est certes grande fête pour le tympan (cf. version C. Kleiber) ; j'ai à écouter cette symphonie un vif plaisir, mais c'est un plaisir d'amusement – intense et superficiel. De même, le sobre quatuor de Bruckner m'est infiniment plus écoutable que ses richissimes symphonies.

Les quatuors de Dohnányi (surtout 2 et 3) me sont infiniment plus précieux que ses œuvres orchestrales – et son trio (Sérénade) est une merveille de sveltesse : pas un gramme de trop, sans gras, sans excipient.

Un quatuor de Zemlinsky peut m'enchanter ; mais sa Sinfonietta, malgré ses mérites, est un déluge de sonorités splendides pour un résultat finalement assez mince, anecdotique même. Elle parle aux oreilles, quand les quatuors s'adressent à quelque chose de plus profond (le mot "âme" a trop servi pour être encore opérationnel) : ce niveau où la musique se réduit à son essence. 


1° Quatuor de Zemlinsky : 

https://www.youtube.com/watch?v=E6qtdVqP_Vs

[je concède que c'est le premier et, de loin, le plus aisé des quatuors de Z. ; et que dans cette vidéo les quartettistes bougent un peu trop...]


Sinfonietta de Zemlinsky : 

https://www.youtube.com/watch?v=uImIRf_IM3o

[en cohérence avec l'instrumentation, la façon de filmer la Sinfonietta compte beaucoup : il y a de quoi fournir à la rétine comme les timbres fournissent au tympan. À l'inverse, filmer un quatuor réclame de mettre l'image à la même diète que la musique. Le Quartettsatz de Schubert, joué par le quatuor Zaïde, est terriblement dé-joué par une intention plastique

https://www.youtube.com/watch?v=rHLT2ZwmLJ8

qui multiplie les effets et perturbe l'écoute : mouvements intempestifs de caméras, contrastes de luminosité, beauté soulignée des filles, tout ceci occulte l'œuvre - surtout celle-ci, qui relève d'un intense dramatisme intime] 


Si un deuxième violon pose déjà problème, quelle ne sera pas la catastrophe si on ajoute, carrément, un piano ! Ce n'est pas une intrusion, c'est une invasion ! Avec ses rafales de notes qui écrasent tout sur leur passage s'engouffre illico le pathos de l'époque. C'est l'éléphant dans un magasin de porcelaine. Si le quatuor à cordes a pour péché mignon de devenir une pièce pour premier violon accompagné par trois comparses, le péché originel du trio avec piano est d'être une sonate pour piano avec deux timides cordes qui essaient de se faire entendre. Les trios de Beethoven, par exemple, pour excellents qu'ils soient, souffrent de ce déséquilibre léonin. Le quatuor avec piano (Brahms) ou le quintette avec piano (Dohnányi) sont anéantis par cet abus de puissance, par cet impérialisme (il y a un "Bösendorfer impérial", très beau, très cher, très gros). On devrait interdire cette formation inégalitaire, surtout aux compositeurs pianistes, qui ont souvent du mal à modérer leurs ardeurs. Avec le piano, on ne médite plus que lorsqu'il consent à se taire, ou à se faire discret. Pour en revenir à mon cher Dohnányi, son premier quintette, péché de jeunesse, est inécoutable : le piano-winner takes all. Mais dans son second quintette, il y a quelque chose de très beau : le début du 3° mouvement, quand le piano laisse enfin méditer les cordes.


Il y a donc deux pôles : le banquet et la diète. La quantité et la qualité. La couleur et le dessin. Le plaisir de la diversité et la jouissance de l'unité. Les symphonies de Mahler et les suites pour violoncelle seul de Bach. Faudrait-il aller plus loin, et dire que, si less is more, le plus riche, c'est la pièce de Cage 2'33" de silence ? Non, car le peu, le moins, ce n'est pas le rien. Il faut du sonore pour que la sobriété de la palette instrumentale ait un sens. 

Au fait, le duo de Mozart pour un violon et un alto, c'est assez épatant... !

https://www.youtube.com/watch?v=9RuyM6c4G3M



lundi 25 juillet 2022

Chabrier : perspectives sur 'España'


La musique d'orchestre de Chabrier, España même, pièce pourtant ressassée, c'est toujours vif, gai, intéressant, ironique. C'est la même main qui orchestre et qui écrit des lettres si merveilleusement drôles (et souvent profondes). 

Une réécoute récente de quelques versions de cette jubilation ibérique : 

Paray (Detroit, 1961), excellent ; le grain de folie qu'il faut pour que ce ne soit pas seulement un orchestre rutilant, pour que ça frémisse, pour que ça déborde un peu - juste un peu - de vitalité, qu'on sente l'amusement. 

Markevitch (Orch RTV Esp. 1966), assez proche de Paray.

Ormandy (Philadelphie 1955), tempo rapide, ambiance festive.

Marriner (Staatskapelle de Dresde, 1982). Un Anglais dirigeant des Allemands. Pas très latin tout ça. En effet : une merveille sonore, un orchestre somptueux, plein, des sonorités riches et soyeuses, de la profondeur. Mais c'est trop, et pas assez. Pas la moindre folie dans cette admirable version. Une analogie me vient à l'esprit : on est dans la musique comme dans ces puissantes berlines allemandes où tout tourne rond, où même le claquement des portières est beau (pour Marriner, Bentley). En somme, le genre de véhicule à nous faire oublier qu'on voyage, oublier qu'il y a une route. Pas de cahots ; le granuleux du revêtement est absorbé : un luxe qui devient une sorte de silence. Une opulence sans humour, qui convient à Brahms. 

Ansermet (OSR, 1965). Je suis admiratif et un peu perplexe car je devrais être réticent et ne le suis pas. C'est plutôt lent, pas dionysiaque du tout. Par bien des côtés, cela ressemble à Marriner : excellence, beauté. Mais je ne sens pas que Chabrier soit trahi car on ne trouve pas ici le caractère un peu ostentatoire de la germanité ci-dessus critiquée. Modération, pondération (vertus suisses, certes) ; mais cette absence de folie est compensée une partition qui se trouve parfaitement montrée, mise en valeur comme musique pure. Ici, c'est une analogie tout autre qu'automobile qui me vient à l'esprit. Ansermet fut une sorte de maître musical pour son compatriote Starobinski. Celui-ci, alors étudiant, assistait non seulement à ses concerts, mais aussi aux répétitions. Il a dit tout ce que cela lui avait apporté. Eh bien je trouve chez les deux une même (légère) mise à distance de l'objet (Chabrier ou Rousseau) qui, parce qu'elle est légère et très finement dosée, permet de voir sans cesser de goûter ; cette "distance critique" qui éclaire sans interposer de grille. Une belle page de Starobinski, de celles à l'égard desquelles l'admiration confine au désespoir, ce n'est pas une page enthousiasmante, virtuose, qui ferait palpiter. C'est une façon de montrer, de faire apparaître les logiques implicites, de signaler les échos - dans la sérénité. Rendre lisible, ou audible, sans disséquer.



samedi 9 avril 2022

Haydn / Mozart : sensibilité


Je trouve de plus en plus manifeste que la différence est immense entre Haydn et Mozart. Non pas quant au langage musical, mais quant à la nature, la fonction, le statut de la musique. Chez Mozart, on sent, très souvent (c'est une des raisons de son caractère exceptionnel) une sensibilité qui affleure, qui frémit juste sous la surface – une émotion, une émotivité retenues. Une musique intrinsèquement merveilleuse s'y double d'une sensibilité pressentie, d'une vie, d'une subjectivité à la limite de l'expression. Un soubassement personnel, éventuellement biographique donc. Un romantisme pudique qui, sous la valeur proprement musicale, en reste à l'amorce de la confidence. D'où une tendance fréquente à l'interpréter en donnant la part trop belle à ces émotions, à les faire sourdre, à les rendre manifestes. 

Alors que chez Haydn le "professionnalisme" est en relation bien plus indirecte avec l'émotion. La biographie de Haydn d'ailleurs ne nous incite pas à déceler, sous la musique, une confession, une idiosyncrasie. Mozart se situe à équidistance parfaite du professionnel et du personnel, du technique et du sentiment, de la création et de l'expression. Haydn, qui est bien plus nettement du côté de la technique, du professionnel, est en cela dans le sillage de Bach. Alors que Mozart annonce Beethoven. Beethoven en effet sera plus ouvertement expressif tout en menant à leur maximum les innovations, les audaces formelles de Haydn. 

Pour le dire de façon expéditive : Haydn est plus musique-musique, il illustre un style musical plus qu'il ne traduit une aventure intime. Ce qui fait qu'on se sent (que je me sens) avec lui en terrain plus objectif, moins vibrant qu'avec Mozart. La sensibilité qui y est sollicitée est musicale, donc plus pure. Ce que l'on peut appeler "l'expérience humaine" y reste discret, ne sollicite que si on le souhaite. Alors que Mozart, avec retenue, invite, incite à s'embarquer avec lui. Ce qui ne revient pas à amoindrir la valeur de Mozart, mais à caractériser deux types d'écoute, deux modes de participation. 



mardi 5 avril 2022

Notules (21) musique


Tubeuf, mars 2010 : "Méritait-il ce soir, ce public carrément dérangeant, qui ovationne en plein scherzo, ne laisse pas la dernière vibration s’éteindre et se repasse des bonbons ? Et des gens qui semblent entendre la Funèbre pour la première fois méritent-ils Zimerman ?  Pour aller entendre leur premier Chopin, ont-ils besoin d’un Zimerman ?"


Beethoven, les 3 trios op. 9, en 3 versions : Arnold, Boccherini, Zimmermann. Les 3 sont excellentes, mais de propos très différent. Arnold incline à une certaine rugosité, penche vers les quatuors à venir. Zimmermann au contraire, très fin, délicat, penche vers Mozart. Boccherini réussit un bel équilibre entre les deux. C'est probablement Boccherini qui a raison, en tout cas qui donne une version toujours satisfaisante, équilibrée entre force et finesse. Pour Arnold et Zimmermann, cela dépend de l'humeur du moment, hardie ou esthétisante, chez l'auditeur. Dans les trois cas, la prise de son est cohérente avec le propos musical. Un moment parfait (entre autres) chez Boccherini, le scherzo du 3° trio : unité parfaite entre l'intention, le tempo, le son. Sensation d'incontestable, d'indiscutable, d'évidence – de hardiesse heureuse. 


Alain Meunier sur la Sarabande de la 5° suite de Bach : "moment de pauvreté absolue... merveille totale"


Gesualdo, Madrigal X transcrit pour altos et joué en re-recording par Chr. Desjardins. C'est étonnant et passionnant. Une musique qui est déjà assez intemporelle, abstraite, le devient encore plus : étrangère à tout, "in-personnelle", "in-locale". 


Jusqu’à l'époque de Mozart, les partitions comportent très peu d’indications de tempo, d'expression, d'intensité etc. ; car il y a un "goût" partagé , et les nuances vont de soi. C’est une sorte de ponctuation évidente, spontanée, qui n'a pas besoin d'être dite, notée. Mais la communauté esthétique se délite au profit de l'individu et de l'innovation. Alors, avec Beethoven, il y a des à-coups personnels, psychologiques et/ou formels, qui, par nature, ne peuvent se deviner : c’est le propre des passions d’être imprévisibles pour autrui, et c'est le propre des innovations formelles d’être inanticipables. Le texte de Bach n'indique presque rien hors les notes. Celui de Beethoven ou de Schumann fourmille de particularisations. Avec Bach, la musique exprime un système musical (comme la parole nouvelle actualise la langue déjà acquise). Ensuite, elle exprime une aventure, une idiosyncrasie. [Cioran, de mémoire : Beethoven a perverti la musique en y introduisant les sautes d'humeur]


Beethoven Quatuors Razoumovsky. En russe, razoum signifie raison, bon sens. Je ne sais pas si les détracteurs de ces partitions hardies, voire scandaleuses, ont ironisé à ce propos.


Stravinski. Renard et les Noces non seulement relèvent de la même esthétique, mais vont par moments jusqu'à se décalquer. D'où la cocasserie, dans le hiératisme des Noces, d'entendre (d'entrentendre) soudain les personnages burlesques de la cour de ferme. 


Tchaïkovski, ce n'est pas ma tasse de thé (jeu de mots involontaire, sur le mot thé en russe, tchaï). Mais, dans le (très beau) mouvement lent du Concerto pour violon, un moment de dialogue violon-clarinette, magique. Association de timbres qu'on retrouve quelques instants au début d'une des Variations Rococo (que je n'aime pas du tout, mais alors, pas du tout !). Dans le concerto, tristesse infinie, morne steppe comme on en voit chez Tchékhov. 


Concordances étonnantes entre des morceaux qui n'ont rien à voir. Un bout du concerto pour violon de Glazounov à peine modifié dans "Death car" d'Iggy Pop. Les mêmes notes, avec un effet radicalement différent, au début du dernier mouvement de la symphonie Jupiter, et au début d'une des sections de la Rhapsodie pour alto de Brahms (do ré fa mi). Et, le plus cocasse (je suis cruel de le dire car, ensuite, on ne peut plus ne pas l'entendre) : Ravel, Une barque sur l'océan qui (avec un phrasé autre, heureusement) nous donne les notes de "Mon truc en plumes"...


Les transcriptions d'œuvres classiques au marimba. À mon goût, qui pourtant est en général réticent aux transcriptions, ça marche souvent très bien. Ce n'est pas "fidèle", mais cela a la vertu éminente de dégraisser le son. J'y retrouve un peu de cet effet si bien décrit par Starobinski à propos du dessin : l'impression d'un monde soudain allégé. Des œuvres parfois libérées d'une orchestration un peu... excessive (Danses polovtsiennes). Sensation de soulagement. 



jeudi 31 mars 2022

Haydn : un mouvement de quatuor


Souvent, quand on aime une œuvre musicale, c'est, de façon plus ou moins consciente, en fonction d'un aspect, d'un caractère dans lequel on place le critère qui est pour nous essentiel, la qualité déterminante. Les autres aspects (et le goût pour telle ou telle interprétation) sont alors largement induits par cet aspect-là – de façon déséquilibrée, il faut l'admettre. Il y a donc une dimension-reine qui estompe les autres ; un soleil qui fait pâlir les étoiles. Ce qui ne doit pas empêcher d'admettre que d'autres amateurs aiment la même œuvre selon un angle différent. Souvent, cela ne s'exprime que de façon très vague, en termes très généraux. On mettra l'accent sur la noblesse, ou sur la ferveur, sur la finesse des timbres ou sur la construction. Mais aussi, surtout, de façon très exagérée et subjective, sur un trait, voire sur une note qui sera comme un shibboleth. 


La part de subjectivité étant assumée, un exemple : 

Haydn, Quatuor op. 33 n° 5, en Sol, 3° mvt, Scherzo-allegro. 

Pour moi, ce bref mouvement se singularise par : fluidité, allant, allégement, jeunesse. L'envol des elfes. Si je se sens pas cela, inutile d'insister. 

J'en ai rassemblé 18 versions. (ordre alphabétique)

L'écoute à la suite accentue les contrastes. J'ai donc laissé des intervalles, et varié l'ordre des écoutes, pour amoindrir ces effets (parfois trop injustes) du voisinage direct. Idéalement, il faudrait une écoute à l'aveugle, en variant le matériel audio, ainsi que les moments de journée (l'humeur de l'instant, mais aussi les humeurs, le métabolisme, jouent parfois beaucoup – surtout quand on n'est pas un "pro"). J'ai procédé, en partie, à ces variations, dans les cas qui me semblaient poser problème. 

Il va sans dire que mon appréciation subjective d'un mouvement ne rend pas compte de la valeur de l'interprétation du quatuor en entier, ni de l'album, a fortiori de la formation. 


Aeolian

Un peu lent. Un peu sombre. Pas assez de "facilité".  Ils n'ont pas l'air de jouir de leur musique. On dirait qu'ils travaillent (fort bien, d'ailleurs). Le trio non plus n'est pas très convaincant. Ils jouent "un scherzo", et semblent ne pas sentir cette page comme aussi unique et subtilement singulière que peut l'être une personne. 


Angeles

Très rapide. Plus marqué que dynamique.


Buchberger

Rapide, mais c'est tout. Pas très convaincant. Un peu rugueux. Le trio n'est pas convaincant non plus. 


Casals

Très rapide. Pas "elfique" du tout, mais intéressant. De l'énergie, de la vivacité. Un peu rauque par rapport à mes attentes, mais j'aime quand même beaucoup. Le trio très posé, transparent. Il y a une "lecture" assez singulière, qui a le mérite d'exister, d'avoir sa cohérence (polarités viril / féminin). 


Chartres

Assez sombre Plus marche qu'envol. Marche élégante, mais marche. Les musiciens semblent peu concernés. 


Coull

Vit peu. Peu animé. Le casque semble vite lourd : c'est un signe... 


Dekany

Vif, léger, pas mal du tout ; fin, agréable. Assez aérien. Le trio est bien, fin. Ce n'est pas la grâce au sens fort, mais c'est au moins la grâce au sens faible. 


Doric

très rapide ; mais un peu appuyé, un peu rugueux quand même ; ambiance qui évoque un peu le modernisme, plus que la fluidité de la grâce classique. Le trio, mincissime, très joli. 


Eybler

diapason bas ; marche ; lent ; pas de courant électrique. ennui. Le contraire de ce que je cherche dans ce scherzo. Passons


Festetics

j'ai du mal à me faire une opinion ; bien des analogies avec ce que je cherche, et pourtant, pas tout à fait... Lié aux instruments d'époque ?


Goldmund

diapason un peu bas ; mais c'est bien (= cela me satisfait) ; le phrasé est aérien ; ça s'envole (tend à s'envoler) ; le trio fort bien aussi (simple et pur). 


Hanson

rapide ; audaces de phrasé, d'accélération ; mais c'est ça ! Le trio est très bien. C'est travaillé avec finesse, souci des détails, des petites différences. Il se passe des choses. 


Kodaly

bas ; lent ; ennuyeux ; ça marche (et donc, ici, ça semble piétiner). Trio sans grâce. Pourtant le métier a l'air très solide. 


Lindsays

tempo, impulsion, fort bien ; c'est solide quant au métier et léger quant au phrasé. Irréprochable. 


Maggini

un peu lent ; beau son (grave) ; mais peu animé ; dommage. 


Mosaïques

très beau son ; un peu lent et orienté grave ; mais c'est fort bien ; pro ; serait excellent je pense pour qui n'aurait pas mes demandes. Pas "essor".


Tatraï

C'est la version problématique à de nombreux points de vue. Présentée sur Qobuz en 2 fichiers, l'un de 5 secondes (!?), mal raccroché puis enchaîné sur le 4° mouvement... Bizarre, bizarre. L'interprétation, quand même, après toutes ces aventures. Peu satisfaisante ; lourde, un peu les talons au sol. Terrestre.


Terpsycordes

grave ; le son, pas très beau,un peu rauque, ne me plaît pas. ; tempo rapide ; de l'envol ; trio équilibré de façon originale (le violoncelle sonne étrange, why not ?) ; j'aimerais beaucoup si le son (l'acoustique ?) était autre. 



En définitive, si aucune version ne me comble, il y en a cinq pour me charmer, parfois par l'efficacité pro (Lindsays), parfois par l'audace (Casals) :

Casals

Dekany

Goldmund

Hanson

Lindsays


2 versions écoutables sur le net : 


Goldmund :

https://www.youtube.com/watch?v=XnlgJBcnowk


Mosaïques :

https://www.youtube.com/watch?v=7I6tRpvapvg



vendredi 25 février 2022

Notules (17) : musique



"Concerto", de "concertare", veut dire à la fois, et de façon vaguement dialectique, "se concerter" et "s'opposer". Cette équivoque étymologique est assez analogue à celle du verbe "disputer" : se disputer (= s'opposer), et mener une 'dispute', une 'disputatio', une "discussion", faite d'opposition sur fond de courtoisie.



Il n'est pas rare que les instrumentistes dédicataires apprécient peu les merveilles qu'on a composées pour eux. Parmi les exemples les plus classiques : 

Kreutzer n'a pas voulu jouer la sonate ("inintelligible", unverständlich) qui porte néanmoins son nom. Paul Wittgenstein a trahi le concerto pour la main gauche de Ravel. Rubinstein a très peu goûté et presque jamais joué la Fantaisie bétique de Falla. Paganini a trouvé que le Harold de Berlioz ne mettait pas sa virtuosité en valeur. Les rapports de Joachim au concerto de Brahms sont plus complexes, et font intervenir des critères extra-musicaux. 

Souvent, ces virtuoses voient le côté technique de l'œuvre : trop facile, ou trop difficile (injouable). Du point de vue esthétique, ils ne sont pas forcément conscients de l'apport de ces œuvres nouvelles, qu'ils ne savent pas goûter. Le temps que passe un virtuose à travailler son instrument et à donner des concerts, c'est autant de perdu pour la vraie écoute et méditation musicale.



Je n'aime pas beaucoup le triple concerto de Beethoven, non que ce soit un œuvre sans qualités, mais parce que j'ai l'impression d'y trouver ce que Beethoven aurait pu écrire s'il n'avait pas été Beethoven.



Haydn : Quatuor en Sol maj. op. 33 n°. 5, Hob. III:41. Fluidité, jeunesse, allégresse, danse, course aérienne, pas de poids. Un rêve de facilité. 



Dilution 1. Jazz, tango, chanson, musique de film... Ce n'est pas ma tasse de thé, mais je n'ai rien contre - j'apprécie même quelquefois (jazz). En revanche, j'ai quelque chose contre lorsque ces genres sont utilisés pour noyauter, miner, remplacer, évincer la musique sérieuse et les propos sérieux (ceux-là, il y a longtemps qu'ils sont enfuis). C'est bien évident, dans de nombreux domaines, que le "en plus" signifie finalement "au lieu de". 

Dilution 2. "Le projet artistique et culturel d’Olivier Mantei pour la Cité de la Musique-Philharmonie de Paris vise à faire de l’établissement un lieu de vie, accessible et exemplaire en termes d’inclusion et d’ancrage territorial." Autrement dit, la musique n'est pas dans le projet ; elle est seulement dans l'intitulé, comme couverture, comme prétexte à une action sociale au vocabulaire moralisant on ne peut plus "tendance". 



 Cherubini a écrit une "Marche pour le retour du préfet du département de l’Eure-et-Loir"



Stravinsky, le "Sacre". Problème de titre. Stravinsky était très international ; avait-il fait un choix explicite du titre et de ses éventuelles traductions ? Le ballet a été créé à Paris, sous le titre "Sacre", qui est devenu la forme canonique. En anglais, "Rite", qui est plus proche du sens d'ensemble de l'œuvre. C’est une musique cruelle, rendant un rituel moins ‘archaïque’ que barbare. Le titre français fait trop penser à un couronnement, un triomphe du printemps, un Botticelli mis aux couleurs des lointaines steppes – alors que c’est très ouvertement la mise à mort propitiatoire d’une jeune fille. Il faudrait donc dire "sacrifice". En espagnol : "consagración". Italien : "sagra". Allemand : "Weihe" (consécration). Le russe semble (?) dire "sacre". Tout s'érode : la musique de Stravinski est devenue "normale", et même "classique". Le meurtre rituel est devenu une fête colorée. Le dieu auquel la jeune fille est sacrifiée est Yarilo, dont Wikipedia nous dit que le nom aurait comme origine un mot signifiant "rage" et "feu". Les mois de printemps sont meurtriers... Je m'étonne un peu aussi qu'à une époque où il faut que ce soit Carmen qui tue Don José, qu'on n'ait pas 'cancellé' ce féminicide organisé. 



Orgue ; j'y suis réticent, pour divers motifs qui ne sont pas tous des raisons. La raison principale est la résonance excessive, qui mélange les notes dans un brouillard que je supporte mal ; je ne sais pas y discerner les voix, ce qui est grand dommage dans ce répertoire-ci plus encore que dans d'autres. L'acoustique des églises y est pour beaucoup ; certaines registrations l'accentuent, d'autres (pour cela bien venues) peuvent la réduire. L'éminent organiste Daniel Roth s'en plaint - cela me console qu'un tel professionnel se mette à ma place. Le remède qu'il tente d'y apporter n'est pas commode : il faut raccourcir la tenue des touches sur les claviers à proportion de la résonance excessive estimée depuis la tribune. Comme ces précautions extrêmes sont rares, je préfère dans l'ensemble (hérésie !) écouter la musique d'orgue au piano, où une dimension manque bien sûr, mais où je sais ce que j'entends. 



Duhamel (Georges), Le Livre de l’amertume p. 55 : 

"La musique ou un parfum, rien de mieux pour nous faire deviner un monde inconnu, ou même pour nous faire comprendre à quel point ce monde nous est peu compréhensible. Des mots simplifieraient tout, unifieraient tout. Avec la musique tout garde son recul et sa perspective."



vendredi 11 février 2022

Rousseau et Platon antipolyphonistes

 
    Rousseau se trouve au point de rencontre entre — ou se trouve déchiré entre — deux types de pensée. D'une part, un empirisme caractéristique des Lumières, pensée de la sensation, de l'expérience, de l'éprouvé, du concret, donc du multiple. D'autre part, une pensée bien plus traditionnelle, issue souvent de Malebranche, mais que l'on peut sans peine référer, indirectement, à Platon, centrée sur la notion (et l'exigence) d'unité -—cette dernière tendance étant souvent minorée au profit du très réel et très important préromantisme de Rousseau.
   Il arrive assez souvent qu'on trouve un Rousseau étonnamment platonicien. Par exemple, en ce qui concerne la musique (domaine souvent symptomatique de l'atmosphère philosophique d'une pensée), on trouve un même refus de superposer ce qui n'est pas identique.

   Le passage de Platon est reconnu comme difficile à traduire. J'en donne ici la version Chambry. On peut aussi consulter la version Pléiade.
   Les deux passages de Rousseau se trouvent dans le Dictionnaire de Musique, à l'article Unisson, parfois orthographié "Vnisson", et à l'article à l'intitulé très révélateur : "Unité (ou Vnité) de Mélodie".
   Platon situe sa remarque dans un cadre pédagogique ; Rousseau dans un cadre esthétique. On notera que pour Rousseau, avoir "l'oreille exercée à l'Harmonie" (être savant) n'est pas une qualité, au contraire, c'est un "préjugé dans l'oreille".
   Je souligne dans chaque texte les formules les plus significatives.


   Platon, Lois VII, 812, trad. Chambry :
  "Quant aux sons différents et variés exprimés sur la lyre, lorsque les cordes rendent une mélodie et que l'auteur des chants en a composé une autre, lorsque, par l'opposition des tons forts et des faibles, des rapides et des lents, des aigus et des graves, on fait résulter un accord de la discordance même, et que l'on ajuste de même toutes les variétés de rythmes aux sons de la lyre, il ne faut pas parler de tout cela à des enfants qui doivent s'approprier rapidement en trois années ce que la musique a d'utile.
  Car ces parties opposées, se troublant les unes les autres, sont difficiles à apprendre, et il faut que nos jeunes gens aient toute facilité d'apprendre."


   Rousseau, Dictionnaire de musique

   § Unisson [ou Vnisson] :
   "Une question plus importante, est de savoir quel est le plus agréable à l’oreille de l’Unisson ou d’un Intervalle consonnant, tel, par exemple, que l’Octave ou la Quinte. Tous ceux qui ont l’oreille exercée à l’Harmonie, préferent l’Accord des Consonnances à l’identité de l’Unisson ; mais tous ceux qui, sans habitude de l’Harmonie, n’ont, si j’ose parler ainsi, nul préjugé dans l’oreille, portent un jugement contraire : l’Unisson seul plaît, ou tout au plus l’Octave ; tout autre Intervalle leur paroît discordant : d’où il s’ensuivroit, ce me semble, que l’Harmonie la plus naturelle, & par conséquent la meilleure, est à l’Unisson. [...]

   § Unité de mélodie [ou Vnité de mélodie] :
  "Tous les beaux Arts ont quelque Unité d’objet, source du plaisir qu’ils donnent à l’esprit : car l’attention partagée ne se repose nulle part, & quand deux objets nous occupent, c’est une preuve qu’aucun des deux ne nous satisfait. Il y a, dans la Musique, une Unité successive qui se rapporte au sujet, & par laquelle toutes les Parties, bien liées, composent un seul tout, dont on apperçoit l’ensemble & tous les rapports.
  Mais il y a une autre Unité d’objet plus fine, plus simultanée, & d’où naît, sans qu’on y songe, l’énergie de la Musique & la force de ses expressions. [...] Si chaque Partie a son Chant propre, tous ces Chants, entendus à la fois, se détruiront mutuellement, & ne seront plus de Chant : si toutes les Parties sont le même Chant, l’on n’aura plus d’Harmonie, & le Concert sera tout à l’Unisson."


   À titre de contre-exemple (= d'entrelacement affectif et mélodique), on peut écouter le célèbre duo de Monteverdi Pur ti miro.
  Je ne donne pas de lien Youtube, car tous sont visuellement accablants.


dimanche 6 février 2022

Musique recherchée

 

2 minutes 30, non pas de silence comme chez Cage, mais ... écoutons plutôt... 


https://www.youtube.com/watch?v=xe9-K3LgJNI


Dans cette première pièce de sa Musica ricercata, Ligeti fait jouer au piano une seule note, répétée, re-rythmée, plus fort, plus faible, etc... : un do, répété (à des octaves différentes, tout de même) des centaines de fois je présume. Puis soudain tombe sur un fa et c'est fini. On pouvait supposer qu'on était en Do majeur, or on est en Fa majeur, dont le Do était la dominante ; on le sait (admettons qu'on le "sent") au dernier instant, et on révise rétrospectivement son intuition tonale. Fort bien. 

L'intérêt pour moi est mince ; à peine de curiosité, car je trouve cela assez vain. Mais, me dira-t-on, Beethoven a fait la même chose au début de la IX° : un "la-mi" répété qui fait longuement supposer un La majeur ou mineur, qui bascule soudain, de façon harmoniquement bouleversante, en Ré mineur. Beethoven était donc un musicien expérimental, et Ligeti fait comme Beethoven : on a bien le droit d'expérimenter. 

Eh bien non ; c'est là un raisonnement faussé. Quand Ligeti nous propose son expérimentation, elle n'est rien d'autre qu'expérimentation : pure, crue, isolée, sans contexte. C'est une expérimentation de laboratoire. À l'inverse, quand Beethoven expérimente, il le fait au sein d'une œuvre ; son expérimentation enrichit un tissu musical, étend les possibles de l'œuvre. Mais l'expérimentation seule, qui se présente comme œuvre, ne mérite pas ce nom. Imaginons un virtuose qui, ayant travaillé sur son instrument un trait d'extrême difficulté, présenterait ce trait isolé comme un spectacle. Ce spectacle pourrait étonner, intéresser, susciter l'admiration des amateurs et l'imitation des collègues ; mais c'est tout. 

Il y a des expériences de répétition et même de répétitivité dans le premier mouvement de la Pastorale, dans La grotte de Fingal, mais il n'y a pas que ça. Le titre du recueil de Ligeti, Musica ricercata, peut s'entendre en deux sens : "musique recherchée" (savante, élaborée) ou "recherche musicale". Le premier sens est exact linguistiquement parlant. Hélas, c'est le second qui est légitime musicalement parlant (pour cette pièce n° 1 en tout cas, Sostenuto ; car il y a plus intéressant ensuite). Le pianiste (Justin Libeer) met cette pièce en regard de pièces du Clavier bien tempéré de Bach, qui est certes très recherché, expérimental en un sens ; c'est une exploitation systématique de toutes les tonalités ; mais c'est infiniment plus que cela.

Un recueil de "poésie recherchée" présenterait des œuvres, des poèmes : les Charmes de Valéry, par exemple, qui sont en effet de la poésie très recherchée — trop recherchée selon certains. Une "recherche poétique" serait une étude, proposée éventuellement par le poète lui-même (devenu une sorte d'universitaire pratiquant l'exégèse d'une œuvre inexistante), sur les procédés novateurs qu'il ... j'allais dire dire : "qu'il entend mettre en œuvre". C'est bien cela : il faut que l'innovation soit mise en œuvre, utilisée, insérée, qu'elle devienne nutritive, fertile. L'expérience de laboratoire est destinée à être appliquée ailleurs. Une épice nouvelle n'est pas un plat nouveau, et, à la proposer seule et pure, on pourrait bien  la rendre dissuasive.



lundi 13 décembre 2021

Schumann : à propos de 'L'Oiseau prophète'


Nouvelle écoute comparative. 

Après Falla, Jolivet et Mozart, Schumann : L'Oiseau prophète (Vogel als Prophet), VII° pièce des Scènes de la forêt (Waldszenen) op. 82

Je re-re-recopie l'avertissement : 

J'ai procédé, avec mes moyens (limités) à une écoute comparative, un banc d'essai, une tribune à un seul critique. Je ne suis pas musicien ni critique professionnel. Seulement auditeur (éclairé par une calbombe). Je rappelle plus que jamais que tous les jugements ci-dessous sont implicitement précédés de "il me semble que...", "j'ai l'impression que..." etc. 

... surtout avec Schumann, surtout avec cette pièce... 


***

Qui n'a pas enregistré son Oiseau prophète ? J'en viendrais à me poser la question. Je ne savais pas dans quoi je me lançais. J'ai prélevé je crois 83 versions, et puis... stop. Ne pas se dégoûter d'une merveille. Pièce brève, dont l'écriture singulière prête à l'interprétation : on peut en faire un joujou d'étagère ou une méditation mystique. Tout y est sibyllin, magique, effleuré, évocateur d'on ne sait quoi. Il y a beaucoup de marge. À preuve, le tempo : dans ma liste, on va de 2'16" à 6'15" ! 

Souvent, et surtout pour cette pièce, j'associe Schumann et Nerval : le mystère (la mystique) du romantisme profond, allemand, et non le sentimentalisme du romantisme superficiel (français, souvent, hélas !). Un livre est paru qui met en regard ces deux génies (é)perdus ; je le lirai peut-être un jour.

Fleury : Nerval et Schumann, la folie en partage

feuilletable à l'adresse : 

https://www.amazon.fr/Nerval-Schumann-folie-en-partage/dp/2842928172


La partition se trouve aisément sur le web, par exemple à l'adresse :

https://www.free-scores.com/download-sheet-music.php?pdf=694#

Il fait bon la regarder, même si on ne lit pas la musique : elle fait saisir visuellement un aspect important du romantisme (irruptions, visions, affects). 


Je n'ai pas pris en considération les adaptations, etc. : il y avait déjà assez de tablature avec la version originale. J'ai entendu incidemment une transcription pour guitare qui m'a paru intéressante (dans un album au titre inattendu "Blues for a Woodpecker"), et une pour violon et piano, par un duo d'artistes pourtant réputées (Laurenceau-Diluka), qui m'a semblé bien lourde, et par moments ridicule : coller des imitations d'oiseau dans une pièce par essence non-figurative, c'est en détruire le caractère suggestif, et c'est surtout ridicule.

J'ai mis à part les versions pianofortistes, pour les mêmes raisons que pour la Gigue de Mozart. 

Le 'podium" final sera une tentative de répartition de cette pléthore de versions par zones d'excellence et/ou de pertinence : 

- exceptionnelles

- excellentes

- bonnes

- indifférentes

- déconseillées

- inclassables

(cette dernière catégorie, assez fournie avec cette pièce spéciale)


À la toute fin, je mets des liens vers les versions exceptionnelles


Mes 'commentaires' sur chaque version sont de nature et de dimensions très variables. Parfois rédigés, souvent en notes télégraphiques. Ces remarques ou notules d'écoute se présentent par ordre alphabétique du patronyme de l'interprète (un trop grand nombre de versions ne sont pas datées, ou malcommodément datables, ce qui ne permet guère un ordre chronologique qui aurait pourtant sa pertinence). 

Je mets à part à la fin les remarques sur les 3 pianofortistes, ainsi que 2 versions... écourtées.

Je renonce à compiler les adresses Qobuz et les liens web pour les morceaux repris de CDs ; si on est intéressé, on peut retrouver aisément (Bing est en général plus efficace que Google).

Voici le lien pour ma playlist Qobuz

https://open.qobuz.com/playlist/7724155



***



Valery Afanassiev 2010

lentissime : 6' 15 !!!! c'est une version que le pianiste joue pour lui-même, pour se régaler des harmonies, pour savourer chaque finesse ; à usage personnel, ça se comprend ; mais pas pour le public ni pour Schumann. Le son de piano est très beau, mais c'est surtout une sorte d'expérience de temps étiré, assez pénible. Il y a un quart de siècle, j'avais beaucoup apprécié certaines interprétationde de V. A. 


Claudio Arrau 1973

toucher, son, très délicats ; pédale dosée ; on entend tout ; sonorité riche et pleine quand il faut, mais ambiance poétique ; c'est l'association des deux qui est très remarquable. 


Vladimir Ashkenazy 1988 

prise de son pas fameuse ; délicat, rapide ; excellente interprétation "normale" ; choral assez rapide. De la finesse, mais pas de rêve. Le rallentando final n'apporte pas assez pour compenser. Version incontestablement bonne, mais qui ne décolle pas. 


Andreas Bach 2011

4'14" ! inévitablement, tout est trop à la loupe ; c'est intéressant pour le tympan, pour les dissonances ; inévitablement aussi, c'est joué assez dur. A.B. joue souvent Bartok ; ici, il bartokise un peu Schumann. Comme Afanassief, c'est une expérience plus qu'une interprétation 


Wilhelm Backhaus 1957

piano plus affirmatif que rêveur ; mais de très beaux sons, des combinaisons peu attendues ; choral rapide, allant. Un très beau piano, assez extérieur. Ça reste du piano "normal", qui n'est pas transfiguré pour cette pièce-ci. 


Paul Badura-Skoda (sans date)

posé, clair et distinct ; trop détaché ; pas de fulgurances ; permet une écoute exhaustive ; mais c'est très analytique ; pas d'ivresse ; apollinien, donc ; en revanche il fait vivre le choral ; interprétation médiatisée, lucide ; pas du tout romantique. Mais c'est du très beau et très bon piano. (longue résonance finale)


Daniela Ballek 2020

un toucher un peu ferme ; mais joue sur des résonances très marquées, qui font une poésie de halo ; c'est peu nuancé dans le phrasé, mais les effets sont ailleurs. Très net à l'écoute ; c'est acoustique d'abord, et poétique en second, par l'effet acoustique. 


Jozef de Beenhouwer 2017

très agréable, poétique ; toucher délicat ; bonne résonance ; n'insiste pas sur les dissonances, juste ce qu'il faut ; insère bien le choral. Version très équilibrée.


Andreas Boyde 2013

léger ; fin ; assez bref (peu de diffusion sonore, de halo) ; choral sobre (plus convaincant) ; mais je ne sens pas de vibration du cœur, d'émotivité, de mystère


Nicolas Bringuier (2007)

toucher léger ; du rêve, de la poésie ; un vrai souffle, varié et vécu ; continuité malgré ou putôt par les fluctuations ; choral bien, simple.


Daniel Brunner 2020

quel est l'instruement joué ? la main gauche appuie beaucoup ; aucune poésie ; cherche-t-il autre chose ; son parfois discordant (sans fruit, et sans fruité) ; le choral avance bien ; mais il reprend sec ! On dirait qu'il veut faire du Boulez ! Publié par un éditeur alternatif et indépendant qui semble être le label personnel du pianiste... 


Sofia Cabruja 2011

j'aime beaucoup le son, le toucher ; un peu analytique, pas très rêveur ; objectif ; ce n'est pas selon moi le sens de la pièce, mais dans ce genre, c'est très bien fait. Positif, posé. Pas sentimental, ce qui ne veut pas dire sans nuances. Un peu trop affirmatif par moments. 


Robert Casadesus 1961 

2'16" ! léger, elfe, rapide ; toucher exquis ; on n'a pas trop le temps de goûter, mais on peut réécouter. Sautillant par moments ; emporté par un flux, une course, un vol ; très grand plaisir auditif. L'allant du choral est très convaincant, dans ce contexte. On peut détester ; mais la vie et la délicatesse du toucher, le délice pour l'oreille... 


Aldo Ciccolini 1973

rapide (presque expédié) ; très beau son ; mais peu rêveur ; s'impose (un peu trop) ; peu de transparence ; de la décision ; déçu ; mais 1973 Trop en-dehors. Oiseau costaud. grosses diff de dynamique ; un peu sec, détaché, affirmé + que suggéré


Dana Ciocarlie 2017 

de la pédale ; rapide (3'07") ; bien, mais je n'en pense rien de spécial.


Finghin Collins 2006

bien ; peu marqué, lisible ; choral allant et même rapide ; rêve peu ; pas de critiques à faire ; pour l'auditeur, pas d'expérience musicale singulière. (rallentando à la fin)


Alfred Cortot (date ?)

libre, en fusées, mais pas démonstratif ; rapide ; effleure ; c'est très beau, allusif.


Michel Dalberto 1980

son réservé, presque timide ; très beau ; très peu de pédale ; confidence ; sobre ; plus on avance dans le morceau, plus c'est convaincant. Quelques 'réticences' ponctuelles, quelques 'retenus' un peu excessifs à mon goût. 


Jörg Demus 2015

lumineux, très distinct ; beau ; pas d'effets. Pur. Version qui peut servir de repère, de diapason, de 'classique'.


Claire Désert 2018

plutôt lent (3'39"), méditatif plus qu'onirique ; très bien fait, net. 


François Dumont 2020

https://www.youtube.com/watch?v=9A8Fozvi6Ag

belle version, sobre


Abdel Rhaman El Bacha 1994 

(pas sur Qobuz ; mp3 achetable sur Amazon) 

en ligne à l'adresse

https://www.youtube.com/watch?v=pWeWejuxLxY

Très beau son, lisible ; jeu fluide et naturel ; la très belle simplicité ; tempo moyen ; les diverses lignes sont bien individualisées ; quelques abréviations un peu marquées. Moins que de l’inspiration poétique, de la maîtrise musicale. Version pure, c'est-à-dire qui ne fatigue pas par des intentions personnelles. 


Brigitte Engerer 2003

bien dosé ; pédale modérée ; peu de flou ; délicat ; réussi ; impeccable et pas froid ; très beau choral ; interprétation "classique", à savoir, sans les atours ext du romantisme, mais qui permet d'en avoir une écoute romantique. 


Christoph Eschenbach 1966 

assez rapide ; un peu abréviatif ; pas rêveur du tout ; assez sec, staccato, détaché aussi psychologiquement ; trop vite, précipité. Il est rapide (2'45"), ms semble rapidissime, pressé (on dirait 2'00"). Le piano trop gros, trop puissant.


Filippo Faes 

https://www.youtube.com/watch?v=rj9d3CbGLrE

interprétation délicate, intimiste, mais très nette ; beau son de piano et de résonance. Méditatif. Un bel équilibre de qualités qui s'associent en général difficilement. 


Samuil Feinberg 

Romantisme ardent. Que de libertés ! On osait, à l'époque... et pourtant l'époque n'est pas si lointaine : SF est mort en 1962. Son d'époque.


Zoltan Fejervari 2020

fin, délicat, tempo moyen ; assez fluide ; pur, très bien fait ; on ne se perd pas dans le rêve ; mais c'est rêveur. Equilibré (est-ce ici un éloge ?). 



Fou Ts'ong 2006

Merveilleux. diaphane. Parfait. C'est cela : poésie, confidence, mystère, moire, chatoiement des sons par la pédale. La matière allégée. Le temps suspendu. 

Diderot : "... tremper sa plume dans l’arc-en-ciel, et secouer sur sa ligne la poussière des ailes du papillon. ... être plein de légèreté, de délicatesse et de grâces"


Hal Freedman 2012

Du halo ; joli toucher ; quelques bizarreries d'inflexion ; rien de spécial.


Véronique Furmet-Béjars 2020  

Le son est pauvre, pas d'envol, de frémissement ; attaques dures ; pas habité ; assez désagréable même. Lourd.


Reine Gianoli 1974

Beaucoupp de pédale, un peu trop à mon goût ; un peu trop lent (3.53). Dommage, car c'est très réussi pianistiquement ; mais pour l'ambiance, ce n'est pas trop ça. 


Walter Gieseking (date ?)

Rapide. De la délicatesse, mais aussi de la sécheresse ; la main droite occupe trop l'espace sonore (nettement placée dans le canal droit) ; met en valeur les abrupts, mais un peu sèchement. Mais c'est beau. Je ne sais trop qu'en penser. 

(curieux : je m'aperçois après coup que j'avais dit à peu près la même chose à propos de la Gigue de Mozart...)


Florian Glemser 2017

un peu trop égal ; un petit poil trop affirmatif ; pas transparent ; c'est du piano assumé ; mais le faut-il ici ? Pas assez d'intérêt musical ou poétique ; c'est très bien joué, pas investi. Manque de rêve. 


Alfred Grünfeld (1852-1924), rec. 1913

https://www.youtube.com/watch?v=3C7rSpIFthM

semble mince, voire maigre ; s'écoute bien ; choral très rapide


Paul Gulda 1992

de la finesse, de la poésie, nuances, effleurements, mais netteté ; un bon équilibre. 


Mark Hambourg (1879-1960), rec. 1918

https://www.youtube.com/watch?v=3C7rSpIFthM

bizarre, plutôt déconcertant. Rapide.


Clara Haskil 

délicat, poétique, probe ; son d'époque ; très beaux phrasés ; solide, structuré ; logique interne ; nulle mièvrerie. 


Martin Helmchen 2012

transparent, magnifique, délicatesse (pudeur, même) ; fluide, aérien ; tempo modéré (idéal) ; simplicité, pureté, parfaite constance et cohérence dans le propos. Gestion parfaite des relations tension-détente. Accompli.


Myra Hess

Assez lent, retenu ; son rend difficile d'apprécier ; j'ai tendance à trouver que cela manque de vie, d'allant. 


Ian Holtham 2006

léger, papillonnant ; fin ; très joli son ; rapide ; un poil expédié, mais c'est beau ; choral franc ; fort bien.


Fabienne Jacquinot 1988

de la pédale, des variations de flux ; très libre, romantique au sens habituel ; émotivité ; c'est beau dans son genre ; aux antipodes d'Engerer p ex. Tend à déstructurer le temps ; intéressant ; peut agacer ; doit agacer ou ravir selon les gens, ou même selon les heures. Longue résonance finale.


Pavel Jegorov 1994

lent, poésie, rêve, mystère des résonances ; un jeu net, pas mièvre du tout (crescendo) ; choral très beau pianistiquement, mais trop lent (dommage !) ; la reprise de l'oiseau est de nouveau TB. Fin elliptique très belle. Ce choral gâche !!! 


David Kadouch 2015 

léger, fin, son très séduisant ; de la poésie ; mais net quand même ; beau choral ; souplesse. Très bien.


Julius Katchen

enregistrement daté ; très bien ; expressif, souple. 


Cyprien Katsaris 2011

peu concerné, investi ; joue les notes ; des duretés de son


Roland Keller 1980

https://www.youtube.com/watch?v=YZGVrbPpWzA

très délicat ; parfois proche du silence ; poésie, bien.


Wilhelm Kempff (date ?)

très beau son, diapré ; classique ; choral ample ; le piano "sonne" assez fort, net, très dessiné ; pas de flou (pas assez ?)


Alexander Kobrin 2014

rapide, romantique ; allusions, transparences, résonances, dissonances (au sens positif), choral lent, très doux ; sensation de liberté dans le rubato ; fin très réussie, rêveuse, aérienne. Version très personnelle, qui doit être "clivante" (je change d'avis toutes les 4 mesures...). Une certaine acidité dans les aigus : le piano ? la prise de son ? mon installation ?


Tobias Koch 2010

des résonances inaccoutumées ; la poésie vient plus d'elles que du jeu, un peu sec ; choral rapide ; je ne sens pas une sensibilité d'interprète derrière le son ; le toucher est souvent trop égal. Je ne suis pas convaincu, bien que ce soit bon. 


Kun-Woo Paik 2020

bien ; mais pas de vision ou d'expérience singulière.


Dejan Ladzic 2009

bien, malgré un son parfois ferme ; des traits un peu expéditifs. La toute fin est un peu trop marquée (je ne suis jamais content !). Mais c'est une bonne version.


Michel Laurent 2011

son dur, trop marqué, affirmé ; assez rapide ; c'est bien joué, mais rien ne se passe, et rien ne passe comme ambiance ; banal ; joue ça comme on jouerait autre chose. Tout en dehors. Ça passe mieux dans le choral, qui est clair et net. 


Eric Le Sage 2008

plutôt lent (posé) ; diaphane ; et pourtant s'affirme ; bien dosé (choral)


Leon McCawley 2006

délicat, bien, très fin ; atmosphère bien.


Nikita Magaloff 

son un peu lointain ; rapide, très délicat ; enchaîne très vite ; cascades ; de la poésie ; dommage que le son soit un peu lointain et brumeux ; choral bien posé, sans lourdeur ; reste poétique ; il y a un plaisir à être un peu surpris par la rapidité ; l'oiseau ne nous attend pas, n'attend pas qu'on ait assimilé ; l'esprit parle à la vitesse qu'il veut. 


Santiago Mantas 2018

résonance étrange... ; gémit-il à la façon de Gould ? main droite très (trop ?) dessinée, très (trop ?) ferme, sur un fond de cathédrale et de soupirs ; c'est beau, mais pas vraiment adapté. Piano trop gros, trop puissant. Il me semble que de belles possibilités sont manquées.


Benno Moïseiwitsch 1961

toucher splendide (ferme) ; dans les "traits" de l'oiseau, il est assez "normal", mais dans les passages à tendance dissonante (à partir de 33"), il dissone carrément écartèle, déchiquète, désosse, décale, bancalise, appuie où ça fait mal ; il montre que le vrai romantisme, ce n'est pas le sentimentalisme, mais le début de la modernité. La date est-elle celle de l'enregistrement ? Ce serait la toute fin de sa vie. Il y a une présence du piano et un espace qui font se demander si la stéréo n'a pas été un peu poussée.


Ronan O'Hora 2005

jeu précis ; des traits très rapides (qui donnent un aspect "expédié") ; je ne suis pas convaincu pour l'effet esthétique. La prise de son ne m'est pas plaisante.


Vladimir de Pachmann (1848-1933), rec. 1911

https://www.youtube.com/watch?v=3C7rSpIFthM

étonnant ; très rapide (modifié par l'enregistrement ?), allusif, piqué ; pour 1911, le son n'est pas si mauvais


Ignace Paderewski

1. [2019 Torill Music] 

rapide, mince, virevoltant, léger, en dentelle ; très séduisant.

2. [1966 Ismcdigital]

autre (tout autre) version, datée de 1966 (?) bien plus lente (on passe de 2'24" à 3'39" !). Plutôt bizarre, déconcertante en elle-même, et plus encore par rapport à l'autre ; est-ce le même interprète ? Il y a de la finesse, certes, mais pas du tout le mouvement emporté. 

La disparité entre les 2 laisse perplexe ; les dates d'enregistrement seraient à connaître. 


Sally Pinkas 2009  

fin, délicat ; très honorable. Mais pas vraiment de poésie, de rêve, de suspens, de halo. 


Maria Joao Pires 1994 

immatériel, transparent ; nuances ; atmosphère ; inflation parfaite pour le choral ; déflation parfaite aussi à la fin du choral (le plus problématique dans la partition) ; aucun défaut. Laisse pantois d'admiration et de bonheur.


Sviatoslav Richter 1957

[nombreuses rééditions, doublons ; j'ai choisi le son le moins dommageable] 

Clair, précis, pas de brume ; jeu viril ; son un peu ancien ; dommage, car il feutre un peu une version nette ; pas de manifestation ostensible de sensibilité ; version très belle dans son apparent détachement. 


Paul Rickard-Ford 2019

prise de son lointaine ; pédale pas toujours opportune ; je trouve qu'il ne passe pas grand chose de poétique, ni de musical ; tape dur les dissonances ; un peu acide. 


Arthur Rubinstein 1969 

3'23" ;  très beau son, lumineux ; des fusées de rapidité ; quelques effets ; maîtrisé ; c'est cohérent, suivi.

Arthur Rubinstein 1961

3'30" ; bien mieux ; plus tendre, moins virtuose ; plus nuancé ; moins piano ; plus musique ; plus confidentiel ; plus 'romantique' ; version à nuances 


Mitsuko Saruwatari 2016  

beau son ; les phrasés ne me convainquent pas. Y a-t-il des notes erronées vers 1'30" ?


Richard Saxel 2007

Bien, mais discret, un peu effacé même. 


Andras Schiff 2011

Finesse, tempo modéré ; discrétion, puis crescendo bien venu sur les dissonances ; choral posé ce qu'il faut, vite aéré. Très belle version.


Paul von Schilhawsky 1961 

je trouve le son dur, déplaisant ; sec, abrégé


José Carlos de Sequeira Costa 1976

beau son, bien audible ; fin ; délicatesse plus que poésie, mais beaucoup de netteté. On peut même trouver le choral trop net ; mais c'est si clair !


Peter Serkin 2019 ? 

très lent (4'34" !), net ; trop lent, trop net tout de même ; analytique, on entend tout (mais est-ce le but principal de la pièce ?) ; dommage, car il y a de très belles qualités de son, de toucher ; il (et on) se délecte de chaque note, mais le tout ne rêve pas. Il y a une volupté spéciale, assez intellectuelle. 


Annette Servadei 

assez rapide ; nimbé ; lointain (pas sans charme, mais pas net) ; assez immatériel ; le choral avance vaillamment, devient mélodie. Version plus rêveuse qu'onirique.


Wassmuth Stoffregen [sur Vimeo]

https://www.bing.com/videos/search?q=Wassmuth+Stoffregen+schumann+vimeo&&view=detail&mid=0F7BFB0C99013FCE0CC70F7BFB0C99013FCE0CC7&&FORM=VRDGAR&ru=%2Fvideos%2Fsearch%3Fq%3DWassmuth%2BStoffregen%2Bschumann%2Bvimeo%26FORM%3DHDRSC3

beaucoup trop rapide ; c'est bien, mais semble bien indifférent, absent ; Schumann en tout cas est absent. "L'interprétation de personne sous beaucoup de notes" (pastiche de Rilke)


Denise Trudel 2006

assez froid, peu habité ; assez sec ; manque de la délicatesse nécessaire ; "objectif" ; dans le choral, le son est beau ; pas "féminin" du tout. Tape un peu. Pour moi, rien ne passe.


Michiko Tsuda 2009

trop lent ; bien fait, mais trop lent, sans entrain, sans ambiance


Mitsouko Ushida 2013

très fin, délicat, légèreté, nuances, subtilité, ambiance ; ce qu'il faut de contrastes. Choral très modéré, tenu, pas pesant mais seulement posé. 

Parfois un son un peu coupant ds les F et aigus, mais c'est peut-être un effet de la prise son ou du casque, ou du niveau sonore, très important dans ce morceau. 

Les différences de puissance sonore entre les divers enregistrements posent souvent un problème.

(sur ces question, on est amené à faire du Proust : "parce que..., ou bien parce que..., ou bien parce que...")


Arkadi Volodos 2009

Un toucher lumineux, à mon goût desservi par un peu trop de résonances. Rapide.


Franz Vorraber 

Fin quand il faut, disloqué quand il faut, serein quand il faut. Un bon rubato. Tout est audible, et tout est beau. 


Mikhail Voskresensky 2014 (live)

poésie, délicatesse ; tempo modéré, serein ; les fusées ne sont pas spectaculaires (c'est cohérent avec le parti-pris de sérénité). Le choral est rentenu - il le faut. Tout me semble bien pesé, pondéré (au sens élogieux de ces adjectifs). Pas de romantisme échevelé, mais un bel accomplissement. C'est un "encore" de haut niveau.


Steven Vanhauwaert 2010

(pas sur Qobuz ; mp3 achetable sur Amazon) 

jeu un peu trop affirmé ; assez lent ; peu de rêve ; ça peut aller, ms pas d’expérience singulière ; impression que la pièce est un peu "désossée".


Elisso Wirssaladze 2000 (live)

son un peu dur, affirmatif, un peu sec ; guère rêveur. Les traits sont au burin, pas au fusain (fusées, fusain...). Le choral, retenu, bien. 


Klara Würtz 2012

agréable ; fin ; pas très profond, mais de la poésie ; le choral agréablement allant ; du beau piano. 


Igor Zhukov

https://www.youtube.com/watch?v=nCZBpqhOlr0

(à 13'00")

très fin, beau, inspiré ; net, sans flaflas, mais pas froid du tout. 



au pianoforte : 


Penelope Crawford 2015 

lointain, brumeux ; son de harpe ; c'est certes très fin, mais aussi très mince. 

"The instrument also features a moderator pedal, which inserts a strip of cloth between the hammers and strings, producing a harp-like effect."


Ziad Kreidi 2020 

instrument, diapason, acoustique particuliers ; intéressant historiquement ; s'écoute très bien ; mais esthétiquement, je ne suis pas très convaincu. (la toute fin est jouée de façon très neutre, sans suspens ni suspension...)


Jan Vermeulen 2011 

très bons contrastes entre délicatesse et jeu affirmé


ma préférence va incontestablement à Vermeulen


les 2 versions "abrégées" : 


René Duchâble 2002

(CD sur Qobuz ; pas trouvé sur le web)

1'12" car une partie a été purement et simplement sautée... C'est joué dur, sec, viril, sans rapport avec l'intention, sans atmosphère. Pesant, marqué. Presque pas de nuances.

Il s'agit d'un disque hommage-souvenir, avec des paroles et de la musique. Soit ; mais c'est cumuler une mauvaise interprétation et une mauvaise action esthétique (espérons que la coupe a été faite par le producteur contre l'avis du pianiste). 


Katrina Gupalo Radīti Mūzikai - Best Moments - 2014

https://www.youtube.com/watch?v=zXBRPtJUqp8

"Best" est bien dans l'intitulé... C'est, à la télé lituanienne, le best of d'une émission qui... que... on ne sait que dire ; il faut voir ça. Le masochisme peut avoir des compensations d'hilarité consternée. Un bout d'Oiseau prophète est jeté parmi d'autres bouts de trucs et machins (dont le fin fond est Mick Jagger revu à la sauce kitsch). 



PODIUM


entre un groupe et le suivant ou le précédent, il y a parfois doute...

2 versions peuvent être dans le même groupe pour des raisons très différentes, voire inverses

présentation par ordre alphabétique interne à chaque groupe


exceptionnel

Casadesus

Cortot

Fou Ts'ong

Helmchen

Moïseiwitsch

Pires


excellent

Arrau

Beenhouwer

Bringuier

Dalberto

Demus

El Bacha

Haskil

Kadouch

Magaloff

Paderewski 1

Richter

Rubinstein 1961

Schiff

Sequeira Costa

Ushida

Voskresensky


bon 

Ashkenazy

Backhaus

Badura-Skoda

Ballek

Boyde

Cabruja

Désert

Dumont

Engerer

Faes

Fejervari

Grünfeld

Gulda (Paul)

Holtham

Katchen

Keller

Kempff

Le Sage

MacCawley

Pachmann

Rubinstein 1969

Servadei

Volodos

Vorraber

Würtz

Zhukov


bof

Ciccolini

Ciocarlie

Collins

Freedmann

Gianoli

Glemser

Hess

Kun-Woo Paik

O'Hora

Pinkas

Saruwatari

Saxel

Tsuda

Vanhauwaert

Wirssaladze


non

Afanassiev

Bach (Andreas)

Brunner

Eschenbach

Furmet-Béjars

Katsaris

Koch

Laurent

Mantas

Paderewski 2

Rickard-Ford

Schilhawsky

Stoffregen


inclassables

Feinberg

Gieseking

Hambourg

Jacquinot

Jegorov

Kobrin

Ladzic

Serkin (Peter)



Il y a beaucoup de "bons".

Les "exceptionnels" tendent à montrer que mon goût va plutôt aux versions légères, assez ou très rapides. 

Fou Ts'ong confirme (cf. Mozart, Gigue) son extrême délicatesse.

On peut dire beaucoup de choses contre la version Casadesus : qu'il est trop rapide pour être savouré vraiment, qu'il a un toucher trop impeccable et lucide, trop "français" ; donc qu'il joue Schumann comme si c'était du Chabrier. Mais j'y trouve un paradis auditif ; c'est un oiseau de paradis, et il est vrai que l'inquiétude ou la fièvre romantiques, la confidence chuchotée ne sont pas là. Il faut convenir que sa version n'a rien de "nervalien". 

Pour Pires, il y a longtemps que l'on est au courant. 

J'ai eu une grande joie avec la version Helmchen : ses 40 ans prouvent qu'il n'y a pas que les grand.e.s ancien.ne.s qui soient merveilleux.ses.

 
les exceptionnels sur le web

Casadesus ici :
https://www.youtube.com/watch?v=8aKe1cD2GSA

Cortot ici
https://www.youtube.com/watch?v=3HQ9yxiDLSM

Fou Ts'ong version disque  ici, après une pub :
https://www.youtube.com/watch?v=l_y605jKdoQ

Helmchen joue la pièce dans un "encore" ; il a l'air très fatigué par le concert, mais c'est très beau.
La vidéo, c'est bien, mais ça distrait de la musique. Le live, en revanche, ça n'a que des vertus. Couper l'image ?
https://www.youtube.com/watch?v=hQVcXUSlJhs&t=204s

Moïseiwitsch ici :
https://www.youtube.com/watch?v=NDg6S4XWfQA

Pires ici (avec la partition):
https://www.youtube.com/watch?v=GT_q5d84cVY

autres liens :


Afanassiev

https://www.youtube.com/watch?v=jAaRpjqBXNA

 



La grande Pires chez elle ; l’acoustique n’est pas bonne, mais c’est très touchant


https://vimeo.com/146908183

 

Arrau

https://www.youtube.com/watch?v=mBvZO9Vc0gc

 

Al Bacha

https://www.youtube.com/watch?v=pWeWejuxLxY

 

pour les masochistes, une transcription pour 2 flûtes :


https://www.youtube.com/watch?v=N4btk8bqZOc
 



une nouveauté, d'excellent niveau :

Işıl Bengi 

Cela s'écoute sur youtube, avec, une fois n'est pas coutume, une vidéo intéressante. Certes, cela détourne toujours un peu de la musique, mais c'est sobre et beau.  On peut donc, avec profit, l'écouter tantôt avec, tantôt sans l'image. 

Interprétation délicate, maîtrisée, qui sonne très bien.

https://www.youtube.com/watch?v=JglTIqAMJ3s