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mercredi 5 janvier 2022

Romantisme(s)

 

    On gagnerait je crois à bien distinguer deux pôles du romantisme — sentimental et ontologique — qui recouvriraient plus ou moins les domaines français (Lamartine) et allemand (Novalis). Le domaine anglais étant plutôt du côté germanique (Daffodils est plutôt superficiel, mais le thème du palimpseste est suprêmement ontologique). L'exception, c'est, bien sûr, Nerval, puissamment ontologique, métaphysique, occultiste. Nerval, notre grand poète allemand. "Allemagne, notre mère à tous", disait-il, non sans de douloureux échos autobiographiques. Car le romantisme ontologique n'est bien sûr pas étranger (sinon il ne serait pas romantique) à la subjectivité, au sentiment ; il en fait la voie de passage, la chambre d'écho de messages profonds, oraculaires. La subjectivité est pythique, le sentiment est inspiré par une entité supérieure (déjà caractérisée par Platon). En faisant du sujet un lieu de passage, ce versant ontologique du romantisme prépare (est déjà) l'impersonnalité moderne. L'expérience de l'exil, par exemple, est encore assez romantique, subjective, allégorique dans L'Albatros ; elle l'est bien moins dans Le Cygne (deux oiseaux). Baudelaire contient en effet un classique, un romantique, et un moderne. Autres oiseaux qui sont loin d'avoir fonction décorative ou champêtre : le Rossignol de Keats, L'Oiseau prophète de Schumann, messagers du surnaturel.
 

 

lundi 29 juillet 2019

Musique / romantisme



  Quand Descartes publie sur la musique (Abrégé de musique), c’est de la physique, de l’acoustique. Quand il fait de la critique musicale (lettre à Bannius), il s’agit uniquement de vérifier la concordance entre la musique et les paroles ; ou plus exactement de vérifier que la musique ‘colle’ bien aux paroles. Avec tout son siècle et presque tout le suivant, Descartes considère que ce sont les paroles qui commandent, que c’est le sens qui est l’essentiel, et que les notes doivent se calquer sur lui, augmenter son expressivité. Le Maître de musique dit comme une évidence à Monsieur Jourdain : « Il faut, Monsieur, que l’air soit accommodé aux paroles ». 
  Les XVII° et XVIII° siècles sont ceux de la raison, même si la raison change de statut entre les deux. Durant cette longue époque, on conçoit la musique comme principalement vocale. Si la musique est instrumentale, elle doit servit la danse. Elle doit donc toujours servir ; soit les mouvements de l’âme (les affects), soit ceux du corps (les pas). On songe à l’exlamation prêtée à Fontenelle : « Sonate, que me veux-tu ? » Écouter, assis dans un salon, de la musique instrumentale, cela n’a aucun sens, cela agace car la musique n’a pas d’autonomie ; elle a vocation à se calquer sur autre chose, illustrer autre chose, soutenir autre chose. Par elle-même, elle n’est pas pure, mais indéfinie, vague, indécise, gratuite, arbitraire. Elle manque de lest, de centre de gravité ou d’intelligibilité. La musique purement instrumentale est perçue comme le sera la peinture non-figurative ; et en effet, la musique sans texte, sans mots, est non-figurative. Imprécision, indécision sont des tares tant au siècle du Roi-soleil qu’au siècle des Lumières. 
  Tout s’inverse avec le romantisme, sous la bannière du « vague des passions ». L’imprécision devient vertu, et la musique instrumentale, libérée d’un sens trop défini, laisse libre cours à la rêverie, aux pensées errantes, au Wandern et à la Sehnsucht. On ne sait trop ce qu’on veut, et on en trouve l’illustration dans cette musique qui ne sait ce qu’elle nous demande. Elle est l’analogue d’une rêverie sans fin, sans fond, sans thème déterminé ; un mal délicieux, sans nature et sans remède. Miroir ou aliment des affects, son caractère vague,  inefficace sur la raison, devient puissant sur les passions. Dans sa caractérisation du ‘moderne’ (qui peut, comme ici, valoir pour le ‘romantique’) Hugo Friedrich mettait en bonne place la « transcendance vide ». Le romantique aspire à un Dahin ! aussi puissant et indéterminé que la musique.  

  Ce flou romantique connut plusieurs avatars. 
1. Cette promotion du non-rationnel pouvait devenir un culte de l’irrationnel, voire de l’anti-rationnel. L’indécis de la Sehnsucht pouvait en arriver à la fusion et la confusion dionysiaques. En s’autonomisant, la musique risquait de sombrer ; aussi faut-il non pas la brider par des concepts mais compenser sa puissance par la clarté de la Forme apollinienne.
2. L’indécision sera une des dimensions principales de la poétique d’un Verlaine, continuateur assez fidèle de cette composante du romantisme. « De la musique avant toute chose … Rien de plus cher que la chanson grise Où l'Indécis au Précis se joint. » Vertus de l’mprécision, force de la suggestion, de l’insinuation.
3. Mallarmé enfin : la musique devient modèle de pureté. Il s’agit, selon la formule de Valéry, de « reprendre à la Musique son bien », non plus par le flou, mais au contraire par la pureté du vide, de l’absence. Les mots en disent toujours trop. Mallarmé, toujours selon Valéry, sortait des concerts « plein d’une sublime jalousie ». Et Valéry lui-même, à propos de Mozart, consomme le renversement par rapport à Fontenelle : « Ne rien dire, et le dire si bien… »



lundi 16 mai 2011

Jünger, romantique froid



Jünger n'a rien d'un rationaliste, d'un homme des Lumières. C'est peut-être la raison pour laquelle il a si bien perçu, discerné, caractérisé le monde technique qui est l'extension universelle de la rationalité des Lumières : cela lui était suffisamment étranger, ou, plutôt, il en était assez éloigné pour que les grandes lignes lui en apparussent avec la netteté que donne la distance. Là aussi, les "bien que" sont des "parce que" inaperçus. 

Jünger est aux antipodes du rationalisme, et pourtant il n'est pas romantique, au sens où on l'entend souvent. Il voit partout des signes, des symboles ; il se délecte d'augures, il savoure des présages ; mais sa vision de la nature n'a pas le sentimentalisme naïvement empathique qui caractérise souvent les Romantiques. Il a de ces signes une vision moins finaliste, animiste, que symbolique. Le monde n'est pas pour lui une extension du moi, il n'est pas animé d'affects semblables à ceux de l'homme, mais il est le lieu d'apparition de Figures finalement très abstraites, très peu incarnées, très peu chaleureuses - rien qui s'émeuve ou qui larmoie. Ce que Jünger voit transparaître, c'est un Ordre, et non la palpitation d'une vitalité, d'une émotion. 
En quoi il ne fait peut-être que projeter sur le mode son propre style mental : assez froid, distancié, classique, sans pathos. Le caractère oraculaire ou augural qu'il aime à discerner dans les choses, les personnes et les événements, relève d'une structure, d'un dispositif, d'une harmonie cachée qui s'adresse au jugement. Il perçoit, il pressent des relations, des symétries, des parallèles ; non des chuchotements ni des confidences. Le monde a un langage, il est un langage ; mais le monde ne lui parle pas à l'oreille ; le monde dit, laisse entendre, parfois obscurément, parfois clairement  ; à bon entendeur, salut ; son langage n'est pas adressé. Jünger sait qu'il y a à interpréter, mais il sait aussi que cette interprétation ne saurait être le fait d'une subjectivité qui prend le mors aux dents. Il admire l'attitude apocalyptique de Bloy, il y voit dans une certaine mesure un modèle, mais il est loin pour sa part de se laisser entraîner par l'ardeur d'un tel feu. 


Source de l'image : Wikipedia

C'est par cette étrangeté à la fusion-effusion de lui-même et de la nature qu'il est si loin du tempérament romantique au sens usuel du terme. Son admiration de la nature n'a pas grand chose d'une empathie, d'une Einfühlung
Il s'agit donc d'une pensée très romantique en sa nature, mais dans un style mental foncièrement classique, rigoureux, médiatisé. Il voit tout à distance, y compris lui-même et les événements de sa vie. On peut le lui reprocher : son style ne vibre pas, sa pulsation ne s'emballe pas ; il est toujours posé. La vie est occasion d'apprendre, de déchiffrer, fût-ce très partiellement, des symboles. Jünger est singulier, pour un regard français en tout cas, car il est froid sur des thèmes que l'on associe souvent à la chaleur des passions. Rien d'échevelé chez lui. Pour déceler les symboles où le monde se laisse parfois deviner, il reste serein. Méfiance ! le cliché de la "sérénité gœthéenne" se profile dangereusement à l'horizon.
  

mardi 1 juin 2010

Emma Bovary sous le mancenillier romantique.



Un thème bien connu, mais qu'on peut réexaminer en faisant varier l'éclairage...

Emma, fille de paysans aisés, non seulement a reçu une éducation au-dessus de sa condition, mais en outre s'est enivrée de romans romanesques qui ont perverti son imagination. Le mariage ne pouvait lui apparaître qu'à travers le filtre de cette fantasmatique littéraire, sentimentale, grandiloquente et niaise. Vite elle déchanta (se désenchanta). Un mari banal, prosaïque. Un mari, en somme. Pas un chevalier, pas un Prince Charmant. Elle remâche amèrement son rêve aristocratique et amoureux, et sa déception d'un quotidien plat.
Mais voici qu'un jour, pour une raison insignifiante, le couple est invité, au-dessus de sa classe, au château de La Vaubyessard. Cette soirée merveilleuse, soirée de rêve, fera de la déception un désastre. Car désormais Emma sait, pour l'avoir de ses yeux vu, que le monde de son imagination existe. Sa vocation intime à cette existence-là n'est pas simple rêverie de jeune fille. durant quelques heures, la réalité est venue réaliser son roman intérieur. Emma peut se dire qu'elle a raison ; que ses aspirations et ses dégoûts étaient légitimes.

Deux petits faits concourent à consolider le fantasme, et à perdre définitivement Emma.
D'abord : de retour au domicile conjugal, Emma est prise bien sûr d'un indicible écœurement, par contraste avec la vie prestigieuse qu'elle a entrevue. Tout suite, c'est l'horreur incolore de la roture provinciale. Et son Charles d'époux ne trouve rien de mieux que de s'exclamer en arrivant : "Cela fait plaisir de se retrouver chez soi !". La phrase qui tue.
Ensuite : partant du château, le couple a trouvé sur le sol un porte-cigares finement ouvragé, très aristocratique, qui doit appartenir, songe Emma, aussitôt romanesque, au beau vicomte rencontré au château (ces mots lui donnent un vertige de volupté). Cet objet va bientôt acquérir le statut de relique ; Emma va le contempler, le flairer. Comme dans les contes, un objet en provenance de l'autre monde est une preuve de la réalité de ce monde, une attestation palpable. Emma va tenter de reconstituer l'objet magique qui fait le lien avec l'existence fantasmée en en faisant ensuite fabriquer un semblable pour offrir à son amant Rodolphe (qui fume le cigare, mais de façon peu courtoise, après qu'elle s'est donnée à lui).

L'épisode de la Vaubyessard est donc bien le moment-charnière du roman ; celui où on bascule d'une rêverie sentimentale à un désir assuré de sa légitimité. Par contraste, la vie quotidienne n'est plus pâle et plate, mais insupportable, abjecte. On passe du drame (déplaisirs d'une condition médiocre) à la tragédie (inéluctabilité de la catastrophe). Le possible n'est plus flottant dans l'irréel : il a fait la preuve de sa réalité. Il est donc exigible, à n'importe quel prix. Emma est passée "de l'autre côté". Comme Don Quichotte à qui on l'a souvent comparée, elle juge le réel à travers le voile de son fantasme qui est désormais la norme. La maladie latente se déclare, se propage, infecte toute l'âme, désamarre de tous les devoirs. Ce très mince fil transmet au réel toute la charge électrique de l'imaginaire.
Occasion de vérifier, une fois de plus, que le réel est peu de chose. Tout dépend de ce à quoi on le compare. Nous jugeons nos vies à l'aune de nos prétentions intimes, prétentions qui sont souvent des préventions dictées par les rencontres, les hasards, les contingences. Rencontre des romans qui rendent l'âme rêveuse. Rencontre du "grand monde" qui aigrit définitivement cette même âme, et l'empoisonne bien avant qu'Emma n'empoisonne son corps à l'arsenic.

L'idéal tue le réel. Les Idées de Platon sont-elles ce qui fonde le monde sensible ou ce qui le discrédite ? La visée de l'absolu est-elle ce qui anime, ou ce qui décourage, par trop d'exigence ? (Amiel a perdu sa vie dans cette mise en comparaison). Les romans sont-ils ce qui donne du sel à l'existence, ou ce qui la fait paraître insipide ? Et la Beauté ? Flaubert (Emma, c'est lui) écrivait à Ernest Chevalier (28 mars 1841) : "La femme est un animal vulgaire dont l'homme s'est fait un trop bel idéal. Le goût de la statuaire rend masturbateur. La réalité nous semble ignoble".

Dans une de ses lettres africaines, Céline, ou plutôt le jeune Destouches, évoque les Noires qui ont vécu quelques temps la vie (relativement) dorée des colons, et qui se retrouvent mélancoliques dans l'état qui leur était "normal" auparavant. Il commente par un proverbe arabe (peut-être controuvé) : "Lorsque Allah veut perdre une fourmi, il lui donne des ailes d'un lever au coucher du soleil)". 

Rodolphe évoque, avec une grossière mauvaise foi, le danger auquel il s'est exposé en se reposant "à l'ombre [du] bonheur idéal, comme à celle du mancenillier".  Mais c'est Emma qui l'a fait, et en a détruit sa vie.