Si on s'interroge sur la personnalité problématique de Septimus et qu'on demande des lumières aux études universitaires, aux sites web, etc., on rencontre le plus souvent une explication de ce genre : Septimus est un traumatisé de guerre (shell-shocked) ; ce qu'il a vu et subi a bombardé sa personnalité, et la mort de son compagnon d'armes et ami Evans a accentué sa destruction psychique. A la suite de quoi, pour expliquer le suicide du vétéran, on trouve presque toujours chez les critiques des références aux textes freudiens d'après-guerre sur la pulsion de mort, la répétition, l'au-delà du Principe de Plaisir.
Rien de tout ceci n'est absurde. Mais il semble qu'on plaque ici un peu hâtivement une grille qui ne convient que très partiellement au cas particulier du personnage, qui n'est pas un cas de soldat traumatisé, mais un être de papier auquel son auteur a accordé un profil pondéré de façon très singulière. L'auteur nous dit qu'il a fait la guerre ; il sursaute à l'explosion du moteur au début du roman.
... when Evans was killed, just before the Armistice, in Italy, Septimus, far from showing any emotion or recognising that here was the end of a friendship, congratulated himself upon feeling very little and very reasonably. The War had taught him. It was sublime. He had gone through the whole show, friendship, European War, death, had won promotion, was still under thirty and was bound to survive. He was right there. The last shells missed him. He watched them explode with indifference.
On peut imaginer qu'il a été shell-shocked, mais cela ne nous est pas dit nettement - au contraire, l'accent est mis sur l'indifférence. En revanche, l'auteur montre de façon insistante, réitérée, le rôle joué par la mort du lieutenant Evans, qui revient, qui lui parle, qui l'appelle depuis les rives de la mort (parfois, c'est Septimus qui est mort, parfois c'est Evans). Elle précise également que, lors de la mort de son ami, de son alter ego, de son frère d'armes, dans les tout derniers moments de la guerre, Septimus n'a presque pas réagi, et qu'il a même pris cela pour une preuve de fermeté d'âme. Dans le roman (non pas dans la nosographie usuelle), Septimus présente des symptômes très ciblés, intimement liés à ce fait et pratiquement à lui seul.
Ses attaques de panique ne ressemblent qu'assez peu à celles d'un Bardamu qui, lui, ressemble bien plus à un traumatisé "classique" (au Stand des Nations : "Sur moi aussi qu’on tire Lola !"). Bardamu est obsédé par la mort, par les revenants ; pas par tel mort, pas par tel revenant (Céline, s'il n'avait peut-être pas lu le texte de Freud sur la pulsion de mort, le connaissait, et l'a abondamment exploité ; cf. M.C. Bellosta : C. ou l'art de la contradiction)
Il me semblerait donc bien plus pertinent de référer le cas de Septimus, non pas à la pulsion de mort freudienne de 1920, mais plutôt au Deuil et Mélancolie de 1915. Septimus est "moitié mort" avec Evans ; l'investissement affectif (homosexuel ou non, cela n'importe pas) dans cet être, en fait une partie, une moitié de la personnalité de Septimus. Il ne peut pas (comme on le dit trop maintenant) "faire son deuil" d'Evans ; et il se trouve donc dans un état de profonde mélancolie, mutilé de lui-même. Or l'analyse freudienne de la mélancolie (que l'on peut trouver pertinente sans adhérer au freudisme - aux freudismes - en général) ne porte pas spécifiquement sur des situations de guerre, mais sur toute forme de perte d'un objet assimilé au moi, ce qui fait mener "a posthumous existence". La formule est de Keats, dans sa dernière lettre, à Brown, le quasi-homonyme de sa bien-aimée lointaine. Or le poète, hormis la maladie qui était en train de le vaincre, avait motif à s'exprimer ainsi en raison de l'agonie et la mort de son frère Tom, à laquelle il avait assisté et, on n'en doute pas "participé" avec la terrible empathie dont il était capable. Keats laissait un peu de son être dans chaque être aimé (presque dans chaque être tout court) qui disparaissait.
Mais l'expérience mélancolique de la mort d'un frère fut aussi le lot de V. Woolf, avec son frère Toby. Il est évident, qu'il y a un parallélisme dans le roman entre Clarissa et Septimus ; et V. Woolf avait envisagé la mort, ou le suicide de son héroïne, mais avait finalement renoncé, pour ne pas trop alourdir ce parallélisme (préface à l'éd. américaine) ; elle s'est limitée à une sensation empathique très forte (quasi-mystique) de Clarissa apprenant ce suicide. Dans le roman toujours, c'est une sœur de Clarissa qui, jadis, est morte accidentellement.
Inutile de rappeler les tentatives et le suicide final de l'auteur, qui n'a pas fait que jeter un shilling dans la Serpentine (allusion à la mort de Harriet Shelley ?). Pour expliquer l'étrange prénom de Septimus, on a évoqué le fait que Virginia était la septième enfant dans la famille. Peut-être. On pourrait aussi voir une sorte de ressemblance sonore entre "Stephen" et "Septimus".
Septimus ne semble donc pas être vraiment un traumatisé "de guerre", mais un traumatisé "pendant la guerre", fragilisé peut-être par l'expérience de la guerre ; en tout cas un mélancolique. Une sorte de vicomte psychiquement pourfendu, dont les semblables seraient, plus que Bardamu, Carson McCullers et ses personnages amputés de la moitié de leur âme - "une fraternité qui (...) lie à toutes les mutilations, toutes les carences du monde" (Calvino, Le Vicomte pourfendu, Livre de Poche biblio p. 89 ; cf. aussi p. 60)
Est-ce ironie du hasard, intention semi-consciente ou similitude voulue ? dans le roman, le seul événement traumatique aurait été la perte de l'ami ; les "traumatic events" se ramèneraient au seul "traumatic Evans".