On ne sait pas tout ce qu’a lu Valéry. Il affectait de ne rien lire, sinon, tardivement, signe de sénescence, disait-il. On peut en douter un peu. En outre, il a passé plusieurs années à lire à haute voix, pour Edouard Lebey, toutes sortes de textes, depuis les cours de la Bourse jusqu’aux sermons de Bourdaloue ; mais on ne connaît pas précisément la teneur de cette bibliothèque orale (les savants l’auraient-ils reconstituée ?). Dommage car il est fréquent de trouver des parallèles entre des passages de Valéry et des passages d’auteurs antérieurs, dont il ne se réclame pas. On peut imaginer des réminiscences. Il serait intéressant de les repérer de façon systématique (très gros travail).
Par exemple, quand un valéryen lit le Journal des Goncourt, il sursaute parfois :
Lettre à Gide du 4 juillet 1891 (Corr. p. 107) : Valéry s’écrie :
« Ah ! savez-vous ce que c'est qu'une robe - même en dehors - surtout en-dehors, de tout désir simpliste de chair ? »
Vers le début du Journal des Goncourt (Bouquins 1-35) :
« L’amour, un rêve à propos d’un corps, quand ce n’est pas à propos d’une robe. »
Valéry : Automne (in Mélange)
« Feuilles mortes. La forêt plus belle après sa mort d'automne, par ses couleurs plus variées, plus sonores que celles de la vie.
Parlera-t-on ici de "nature" ? Il s'agit de choses mourantes et mortes, et cette splendeur résulte comme elle peut, de la dégradation d'organes d'où la vie s'est retirée.
C'est l'abandon, la décomposition, l'oxydation lente qui emplissent nos yeux de valeurs puissantes. »
Goncourt Journal 1 875-876 :
« Tout est mélancolique dans Watteau, jusqu'aux verdures. Il a pour ses paysages la palette de l'automne, la dernière richesse des feuilles et des tons. C'est la campagne jetant sa lueur suprême, donnant sa dernière note, les feuilles dorées, les arbres dégarnis, des gaîtés de tons finissantes ; la saison où le vert prend tant de fantaisies en se décomposant, un ton dont le rayonnement touche à la pourriture, à la mort. C'est la maturité accomplie et passée, déjà le déclin »
Le logis de Monsieur Teste :
« Dans la chambre verdâtre qui sentait la menthe, il n’y avait autour de la bougie que le morne mobilier abstrait, – le lit, la pendule, l’armoire à glace, deux fauteuils – comme des êtres de raison. Sur la cheminée, quelques journaux, une douzaine de cartes de visite couvertes de chiffres, et un fla- con pharmaceutique. Je n’ai jamais eu plus fortement l’impres- sion du quelconque. C’était le logis quelconque, analogue au point quelconque des théorèmes […] »
Celui de Gavarni (Journal, 22 mai 1859, Bouquins 1 p. 459-460) :
«Tout ce logis de Gavarni est nu, dur, comme une couchette de cénobite. Ce grand salon a l'air d'une grande cellule, où rien ne vit, qu'une pensée. C'est le domicile rigoureux d'une pensée abstraite »
Mais le plus étonnant, qui laisse très pensif, c’est de trouver exposé de façon précise, sous la plume des bichons, le programme intellectuel et littéraire de Valéry - ceci en juillet 1856 (Bouquins 1-189) :
« Après avoir lu du Poë, la révélation de quelque chose dont la critique n’a point l’air de se douter. Poë, une littérature nouvelle, la littérature du XXe siècle : le miraculeux scientifique, la fabulation par A + B, une littérature à la fois monomaniaque et mathématique. De l’imagination à coup d’analyse, Zadig juge d’instruction, Cyrano de Bergerac élève d’Arago. Et les choses prenant un rôle plus grand que les êtres, — et l’amour, l’amour déjà un peu amoindri dans l’œuvre de Balzac par l’argent, — l’amour cédant sa place à d’autres sources d’intérêt ; enfin le roman de l’avenir appelé à faire plus l’histoire des choses qui se passent dans la cervelle de l’humanité que des choses qui se passent dans son cœur. »