dimanche 29 septembre 2019

Image littéraire, (compléments) 5


Suite à

En parallèle de la version ‘autobiographique’ des extases colorées de
Nabokov, Autres Rivages, 2, 1
« Ma mère fit tout pour encourager ma sensibilité naturelle à toute stimulation visuelle. Que d'aquarelles n'a-t-elle pas peintes pour moi ! Quelle révélation ce fut pour moi lorsqu'elle me montra le lilas en fleur qui naissait du mélange du bleu et du rouge ! Parfois, dans notre maison de Saint-Pétersbourg, d'une cache secrète dans le mur de son dressing (pièce où je suis né), elle sortait un tas de bijoux pour que je m'amuse avant de m'endormir. J'étais tout petit alors, et ces tiares et ces colliers et ces bagues qui étincelaient me semblaient le céder à peine en mystère et en enchantement à l'illumination de la ville durant les fêtes impériales, lorsque, dans le silence feutré d'une nuit glaciale, des monogrammes géants, des couronnes et autres dessins armoriaux faits d'ampoules électriques de couleur — saphir, émeraude, rubis — rayonnaient avec une sorte de retenue extasiée au-dessus des corniches bordées de neige, sur les façades tout le long des rues résidentielles. »

leur version romanesque : 
Nabokov : Le Don ch. 1, Pléiade 2-82 : 
« Si j'avais des couleurs à la portée de la main, je vous mélangerais de la terre de Sienne brûlée et de la sépia pour les assortir à la couleur gutta-percha du son tch ; et vous apprécieriez mon s radieux si je pouvais verser dans vos mains tendues en cornet quelques-uns de ces saphirs lumineux que je touchais enfant, tremblant sans comprendre quand ma mère, vêtue pour un bal, sanglotant éperdument, laissait ses trésors parfaitement célestes couler de leur abîme dans la paume de sa main, de leur écrin sur le velours noir, et puis remettait subitement le tout sous clé et n'allait nulle part en fin de compte, en dépit des persuasions chaleureuses de son frère, qui marchait de long en large dans les pièces en donnant des chiquenaudes aux meubles et haussant ses épaulettes ; et, si l’on tirait légèrement le rideau de la fenêtre latérale en saillie, on pouvait voir, tout le long du quai, les façades dans le bleu-noir de la nuit, la magie immobile d'une illumination impériale, le flamboiement lugubre des monogrammes de diamants, des ampoules colorées formant des dessins de couronnes… »
«  If I had some paints handy I would mix burnt-sienna and sepia for you so as to match the color of a gutta-percha ‘ch’ sound; and you would appreciate my radiant ‘s’ if I could pour into your cupped hands some of those luminous « sapphires that I touched as a child, trembling and not understanding when my mother, dressed for a ball, uncontrollably sobbing, allowed her perfectly celestial treasures to flow out of their abyss into her palm, out of their cases onto black velvet, and then suddenly locked everything up and did not go anywhere after all, in spite of the impassioned persuasions of her brother, who kept pacing up and down the rooms giving fillips to the furniture and shrugging his epaulets, and if one turned the curtain slightly on the side window of the oriel, one could see, along the receding riverfront, façades in the blue-blackness of the night, the motionless magic of an imperial illumination, the ominous blaze of diamond monograms, colored bulbs in coronal designs … »

En parallèle des extases colorées de l’enfant Nabokov, celles de
Kandinsky : Regards sur le passé et autres textes, 1912-1922 [éd. Hermann] :  
«... Je n’oublierai jamais les grandes maisons de bois couvertes de sculptures.… Elles m’apprirent à me mouvoir au sein même du tableau, à vivre dans le tableau. Je me souviens encore qu’entrant pour la première fois dans la salle, je restais figé sur place devant un tableau aussi inattendu. La table, les coffres, le grand poêle, qui tiennent une place importante dans la maison du paysan russe, les armoires, chaque objet, étaient peints d’ornements bariolés étalés à grands traits. Sur les murs, des images populaires, les représentations symboliques d’un héros, une bataille, l’illustration d’un chant populaire  […]
Le soleil fait fondre tout Moscou en une tache unique qui fait vibrer l’âme et l’être intérieur. […] Des maisons et des églises roses, mauves, jaunes, blanches, vert-pistache, rouge-feu, le gazon follement vert, les arbres au bourdonnement plus profond, ou la neige chantant de ses mille voix, l’allegretto des branches nues, l’anneau rouge, rigide et silencieux des murs du Kremlin, enfin, se dressant au-dessus de tout cela comme un cri de triomphe et s’oubliant comme l’Alléluia, le long trait blanc et les graves ornements de clocher d’Ivan Veliky. Peindre cet instant m’apparaissait comme le bonheur le plus impossible et le plus sublime qu’un peintre puisse connaître. »