Dans une conférence audible sur la Toile...
https://www.canal-u.tv/video/eduscol/recit_et_valeurs_partie_1_theme_4.33837 (à 19 min. 38 sec.)
https://www.canal-u.tv/video/eduscol/recit_et_valeurs_partie_1_theme_4.33837 (à 19 min. 38 sec.)
... Patrick Dandrey fait une remarque aussi simple que judicieuse :
La cigale, ayant chanté
La cigale, ayant chanté
Tout l’été.
3 syllabes ; quand il fait beau et qu’on s’amuse, le temps passe très vite.
Mais…
Se trouva fort dépourvue
Quand la bise fut venue
7 syllabes : plus du double.
Cela peut inciter à observer, en amateur, la merveilleuse liberté et souplesse du vers de La Fontaine, et en particulier le jeu sur le nombre des syllabes.
Un exemple très connu :
La montagne qui accouche
Une Montagne en mal d'enfant
Jetait une clameur si haute,
Que chacun, au bruit accourant,
Crut qu'elle accoucherait, sans faute,
D'une cité plus grosse que Paris ;
Elle accoucha d'une souris.
Quand je songe à cette fable,
Dont le récit est menteur
Et le sens est véritable,
Je me figure un auteur
Qui dit : « Je chanterai la guerre
Que firent les Titans au Maître du tonnerre.»
C'est promettre beaucoup : mais qu'en sort-il souvent ?
Du vent.
Les six premiers vers, narratifs, sont loin d’être uniformes.
Le premier est bien carré, symétrique, 4 + 4
Une Montagne / en mal d'enfant
Le deuxième est plus faiblement segmenté (2 + 4 + 2)
Jetait / une clameur / si haute,
Le troisième est asymétrique, donc plus dynamique, mouvementé comme ce qu’il décrit : 3 + 5 (voire 3 + 2 + 3, découpage excessif, mais prodigieusement rythmique)
Que chacun, / au bruit accourant,
Le quatrième inverse la balance mais en la modifiant (6 + 2) :
Crut qu'elle accoucherait, / sans faute
… ce « sans faute » de deux syllabes s’avérera rétrospectivement cruel, quand on verra le résultat identiquement mesuré…
Le cinquième illustre l’importance de l’attente en passant à un décasyllable qui semble relativement très ample (dont la cadence semble indécise (4 + 6 ou 6 + 4 ?)
D'une cité plus grosse que Paris
On n’est plus dans le réel, on se pavane dans l’imaginaire.
Le sixième revient certes à l’octosyllable initial, mais ce mètre semble ici piteusement dégonflé par contraste avec l’opulent décasyllable. Après un grand espoir, le retour au statu quo ante semble amer. Cet octosyllabe est parfaitement symétrique, ce qui a deux vertus
a) bien marquer qu’on en est revenu à l’état antérieur
b) clore les six vers narratifs par un rythme identique à celui du premier.
Elle accoucha d'une souris.
.. avec, en prime, le claquement de verrou de la rime masculine brève (Flaubert verrouillait ainsi certaines phrases). Le même son ‘ri’, qui, terminant ‘Paris’, avait quelque chose d’augmentatif, se trouve ici très diminutif. On a bien la sensation que « c’est fini ».
On en vient à la transposition, qui importe plus, car l’histoire de la montagne était à l’évidence un prétexte. Il est naturel que le rythme change, adopte, contre la carrure doublement carrée de l’octosyllabe, une pulsation plus nonchalante. D’où quatre heptasyllabes, eux aussi très inégalisés, et fortement intriqués par des effets de miroir.
Quand je songe / à cette fable, 3 + 4
Dont le récit / est menteur 4 + 3
Et le sens / est véritable, 3 + 4
Avec beaucoup d’art, le 2° heptasyllabe est « bifonctionnel » (aux échecs, une ‘fourchette’) : sa forme fait miroir au premier et l’y rattache fortement. Mais son sens est en miroir du suivant. Ces 3 vers forment une unité magnifique, et insèrent, au point de jonction entre les deux parties de la fable, un art poétique express, qui nous rappelle (on ne saurait être trop prudent) le mode d’emploi du texte même qu’on est en train de lire, au moment crucial où l’on passe de la narration à la leçon.
La poésie a la poésie elle-même pour objet :
Je me figure un auteur 7 (4 + 3)
Qui dit : « Je chanterai la guerre 8 (2 + 6)
L’inflation commence
Que firent les Titans au Maître du tonnerre.» 12 (6 + 6)
L’inflation continue, aidée par une allitération en T (une des plus puissantes qui soient)
C'est promettre beaucoup : mais qu'en sort-il souvent ? 12 (6 + 6)
La réflexion sceptique singe les prétentions de l’auteur. Quant au contenu, on songe, comme Monsieur Jourdain : « Il y a trop de tintamarre là-dedans, trop de brouillamini ». Quant à la forme, le noble alexandrin a tendance à voir son second hémistiche se scinder en 4 + 2, préparant une chute encore plus cruelle par deux syllabes qui esquissent, préfigurent en silhouette la pointe assassine. C’est le propre de la rime que de préparer le lit du vers suivant, qui viendra s’y loger tout naturellement, en nous mettant le fin mot sur le bout de la langue. Ici, son et sens conspirent avec grande efficacité.
Du vent.
C’est encore plus bref que l’été de la cigale. C’est un presque rien. Un pire que rien puisque c’est de la dépense de temps et de mots, sans résultat. La massivité de l'élément terrestre se ridiculise dans l'inconsistance de l'élément aérien. Flatus vocis. Beaucoup de bruit pour rien. C’est pur déficit. Les prétentions se dégonflent piteusement. À l’époque de La Fontaine, disait-on « du vent ! » au sens de « du balai ! », « ouste ! » ? Même si ce n’est pas le cas, la signification semble bien être là. Grossesse venteuse, vaniteuse, orgueil de l’homme qui se croit toujours capable de devenir aussi gros qu’un bœuf, et dont finalement la nullité éclate. Tous les spirituels du siècle ont dénoncé par la métaphore du vent le néant de la créature, surtout de celle qui se voudrait créatrice, et donc qui tendrait à usurper la prérogative du Créateur. Vent, vanité : dans cette mince historiette, L’Ecclésiaste n’est pas loin.
P.-S. : cf. une autre fin en vanité, la fameuse rose de l'infante hugolienne :
"Tout sur terre appartient aux princes, hors le vent."