Pnine sait qu’il ne retournera jamais en Russie. Mais il ne s’y fait pas. Contrairement à Nabokov, il ne veut, ne peut se détacher de son monde natal, prendre distance, passer de la mélancolie au deuil. Aussi continue-t-il à nourrir sa nostalgie avec ce qu’il garde, ce qu’il trouve, avec les miettes qu’il sauve pieusement (« d’un passé lumineux recueille tout vestige »). Il ne cesse de se réfugier dans toutes sortes de petites russies personnelles (qu’il faudra inventorier en épluchant soigneusement le roman : souvenirs, livres, mots, gens, lieux, etc.). Ces bouffées d’air permettent à son âme de survivre, de justesse.
Mais il trouve autre chose dont on n’a pas, que je sache, mesuré l’importance. Il découvre, au sein même du monde industriel américain, une véritable machine à remonter le temps. Cette merveille est… la fermeture-Éclair, le zipper. En un geste, bref comme le nom du héros, on alterne : séparé, ensemble, séparé, ensemble. On peut jouer sans fin à ce Fort-Da de l’émigré mélancolique ; Pnine, en enfant à la bobine, ré-éprouve avec ivresse sa toute-puissance sur le temps. Ce petit objet est comme le génie selon Baudelaire, « l’enfance retrouvée à volonté ». La réunification fantasmatique (le paradis) est à portée de main, à portée de geste. La fermeture-Éclair, c’est la matérialisation de la réversibilité. L’unité n’est pas impossible à rétablir. Le chemin qu’on fait dans un sens, on peut le refaire dans l’autre, annulant le premier - retour annulant l’exil. La route qui monte et la route qui descend sont une et la même. Il est possible de longer la rue au matin et de la reprendre dans l’autre sens le soir, ombres inversées. Le zipper est peut-être l’objet magique, la clé de l’énigme universelle, que tenait l’écureuil pendant sa maladie d’enfant ; l’objet qui permettrait de rabouter enfin les motifs désaccordés du papier peint et de la vie, dis-loqués par la fièvre, par l’histoire.
On peut bien sûr se focaliser sur le comique (un peu simplet au premier abord) de la braguette fiable ou rétive. Si elle se bloque en position ouverte (et c’est la honte sociale), ou en position fermée (et c’est la douleur intime) ; l’auteur laisse possibles les deux calamités. Mais la braguette bloquée est pour Pnine infiniment plus qu’un incident : c’est le signe d’une catastrophe ontologique. On ne peut plus revenir à l’état antérieur. « What is done cannot be undone » (Shakespeare, Macbeth - nom présent dans Pnine). Le temps est de nouveau irréversible, et la douleur est grande.
La métaphore du zipper, assez allusive dans Pnine, est explicitée bien plus tard (en 1974), dans ;
Regarde, regarde les Arlequins ! IV, IV, p. 224 :
« l’esprit de mon ami - est dérouté et déconfit par quelque chose d’affreusement pénible et ennuyeux dans le mécanisme du changement d’une position à l’autre, de l’est à l’ouest ou de l’ouest à l’est, d’une sacrée nymphette à une autre… je veux dire … je perds le fil de mon histoire, la fermeture-Éclair de la pensée s’est coincée, c’est absurde…
Absurde et très embarrassant.»
Look at the Harlequins ! :
« my friend's mind, is baffled, […] by something dreadfully strainful and irksome in the machinery of the change from oneposition to another, from east to west or west to east, from one damned nymphet to another - -I mean I'm losing the thread of my tale, the zipper of thought has stuck, this is absurd--"
Absurd and very embarrassing. »
Le miracle le plus intéressant, bien sûr, c’est le zipper fermé, l’unité, la cicatrisation (instantanée) des plaies de l’âme. Le mot de miracle n’est pas trop fort pour cette négation de la négation, cette révolution de la révolution. Inverser le sens du temps, c’est tout le projet nabokovien.
Le zipper est parfaitement efficace quand les deux mâchoires s’engrènent bien - et on obtient la personnalité de Vladimir Vladimirovitch (une sorte de résurrection par anastomose). Ou ils s’engrènent mal - et l’on obtient le pauvre Pnine, irrémédiablement coincé. Ses dents (celles de sa bouche, analogues de celles du zipper - ou inversement) sont très défectueuses ; mais l’artifice américain d’un dentier bien régulier sera beaucoup plus efficace, fera de lui un ‘reformed man’).
On peut d’ailleurs sérieusement se demander si Pnine n’est pas un autoportrait de Nabokov en émigré raté : si, moins doué, il avait mal maîtrisé l’anglais, si Véra avait disparu dans un camp, l’engrènement ne se serait pas fait, il aurait vraisemblablement été un Pnine, et le nom de Nabokov ferait songer moins à un géant des Lettres qu’à un nabot. Foi conservée (Véra) ou monde perdu (Mira).
Le zipper fait les délices de Timofey quand il ne se coince pas. Mais la densité fantasmatique qu’il incarne se voit encore plus nettement à travers un autre exemple fourni peu après : les lunettes. Ces modernes fenêtres de l’âme sont symétriques (comme le sont les papillons) ; mais elles sont fragiles et peuvent se briser. Non pas les verres (comme Franz le Valet), mais le point vulnérable de leur assemblage : le pont qui établit une précaire solidarité entre les deux mondes.
« The frame of his spectacles would snap in mid-bridge, leaving him with two identical pieces, which he would vaguely attempt to unite, in the hope, perhaps, of some organic marvel of restoration coming to the rescue. »
Que soient séparés les deux morceaux, et c’est l’identité, l’unité du moi qui sont perdues. Que faire alors ? Devant un tel désastre, Pnine n’est pas homme à agir. Il rêve, il fantasme, il se berce d’impossibles consolations. Il ne milite pas contre le pouvoir soviétique. Il attend un miracle organique qui réunisse ce qui a été séparé. Le mot anglais est ‘hope’, mais en français, ce n’est pas de l’espoir, c’est de l’espérance, qui espère contre tout espoir raisonnable. Pnine se réfugie dans un conte de fées qui lui rendrait l’unité ; mais il n’y a pas de zipper organique. Les facultés de cicatrisation sont très limitées, et ne peuvent rien contre les mutilations, les ablations, les castrations, les (étymologiquement) schizo-phrénies. Dans la nature, rien ne se ‘décasse’, ne se ‘reglingue’. La néguentropie ne va pas si loin.
Pour restaurer l’unité, on ne peut que se réfugier dans l’attente pieuse, infantile et vaine, d’une intervention surnaturelle, d’une grâce. Ce fantasme pninien est exactement similaire à celui si finement diagnostiqué par Gracq (Lettrines, 3° §) chez les légitimistes qui ne pouvaient espérer de retour à l’Ancien Régime que par des voies magiques, surnaturelles, par l’occultisme :
« On ne comprend rien à l’histoire du légitimisme, qui agonise longuement de 1815 à 1873, si on ne comprend pas qu’à partir de Louis XVIII il n’a plus espéré du ciel qu’un miracle : de là l’appel au charme des vieux rites magiques »
Les lunettes de Pnine sont imaginées selon un modèle organique ; on est dans un temps irréversible, sans réparation, sans résilience, sans retour. Les lunettes ont autant de chances de se reconstituer que le bâton de Tannhäuser de refleurir. Pnine reste tout interdit, avec dans les mains les moitiés brisées de son être. Le zipper n’était une merveille, précisément, que parce qu’il n’était qu’une mécanique, donc efficace dans le seul monde matériel. Dans le monde humain, on demeure hopeless.
Le zipper… c’est le mot anglais. Nabokov était parfaitement francophone ; il ne devait donc pas dire, académiquement, « fermeture à glissière », mais, comme tout le monde, « fermeture-Éclair » ; c’est-à-dire « lightning » - comme cet éclair, instant fatal qui a fait disparaître la mère de Humbert lors d’un ‘picnic’. C’est un éclair aussi, de magnésium, qui fixe, qui immortalise les défunts : de la mère, il ne reste qu’une photo. C’est en un éclair que la Russie a été perdue, pour Nabokov et pour Pnine. Mais pour Pnine, elle lui est restée d’autant plus chère qu’elle lui a été ravie en un instant (« a brilliant cosmos that seemed all the fresher for having been abolished by one blow of history »), ce qui fonde la mélancolie pninienne ; alors que cette même rapidité dans la perte fonde la résilience et la résurrection, personnelle et artistique, de Nabokov (pour Nabokov comme pour Valéry, « Un mal vif et bien terminé / Vaut mieux qu’un supplice dormant »). Pour Pnine, ce n’est que fallacieusement que l’Éclair promet la vie réconciliée. Et même le ‘picnic’ prend chez lui des couleurs négatives voire funèbres. C’est en allant à un ‘picnic’ que la famille soviétique du film de propagande inflige à Pnine l’atroce douleur d’une forêt russe jetée aux yeux et à l’âme sans préparation. Et une petite annonce lui propose un corbillard pour aller en picnic…
Avec la fermeture-Éclair, Pnine joue à la perte et aux retrouvailles, à la castration et à la ?… (il n’y a pas de mot, et pour cause…). Le mouvement qui fait la nuit fera la lumière, comme un interrupteur électrique qui fait passer du jour à la nuit et de la nuit au jour, à volonté. Et l’on comprend alors l’insertion par Nabokov, entre le zipper et les lunettes brisées, de la panne nocturne d’électricité : on subit la coupure mais on n’a pas de moyen pour rétablir la lumière. C’est la transition logique entre le fantasme du zipper et la mélancolie du pont brisé qui lui même fera la transition avec l’épisode tragico-grotesque de la braguette coincée. D’abord, l’instrument-miracle fantasmé ; puis deux catastrophes irréparables (lunettes et pendulette); et enfin l’instrument-miracle qui revient sous une forme cette fois non-fantasmée, réaliste, et donc plus du tout miraculeux, plutôt sournois et maléfique, trahissant les espoirs mis en lui. Les instruments modernes sont merveilleux - puis suit la série des déconvenues.
Avant de trouver dans l’œuvre d’art, dans les signes, la seule vraie solution, le seul miracle, Humbert en approche quand il songe (II, XXI) qu’il pourrait crier si fort le nom de Lolita que la fermeture-Éclair de son linceul se déchirerait et lui rendrait son Eurydice. Ce cri, élaboré, sera le roman même qui porte son nom, qui l’immortalise, qui commence et qui finit par son nom, comme commence et finit par ce nom ce passage où il imagine provisoirement la puissance brute du cri.
C’est le langage qui va ouvrir le zipper, réaliser la résurrection, les retrouvailles dans les signes éternels. Mais Pnine n’a pas de génie. Il est une âme de cristal, mais il n’est pas poète ; il ne peut pas recréer Mira (son miracle, son mir, son cosmos) qui n’a même pas de linceul. Il ne peut pas faire œuvre ; il est donc voué à une mélancolie sans remède.
Vladimir Vladimirovitch (chap. VII) peut faire ôter de son œil, par Pnine le père, l’escarbille qui le fait souffrir. Pnine le fils gardera toujours l’infime et accablante escarbille de Mira.
Parmi tous les personnages qu’il a créés, c’est à Pnine le « raté » que Nabokov le triomphant a dit porter la plus grande estime en tant que personne humaine.
Le zipper a la forme d’un V : à la fois Vladimir, Vladimirovitch, Véra (et Victor). Il est fourche, unité qui se scinde et peut (ou non) se recomposer en un I, un Moi triomphant ; sa symétrie peut être accomplissement ou écartèlement.
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petit complément :
Dans Machenka, Ganine renonce à retrouver un passé qui n’existe plus que dans ses rêves ; mais il a découvert une machine, sinon à remonter, du moins à arrêter le temps :
Machenka chap. IV : « D’un mouvement résolu, il bondit hors de son lit et se mit à se raser. Il y trouva, ce jour-là, un plaisir particulier. Les hommes qui se rasent rajeunissent d'un jour tous les matins. »
Mary chap. IV : « With a determined sweep he jumped out of bed and started shaving. Today this gave him a particular pleasure. People who shave grow a day younger every morning. »
Si l’on rajeunit de 24 heures par jour…