jeudi 19 décembre 2019

Le paradis perdu de Céline [version augmentée]


Je reprends ici un ancien billet, avec quelques compléments.

Le monde de Céline est citadin, noir, sale, confiné, abject ; il est décrit ainsi avec une insistance, un extrémisme tels qu'on peut soupçonner qu'il s'agit là d'un envers, d'une caricature poussée au noir par une amère déception, un terrible contraste. 
On connaît bien chez Céline les entités, les emblèmes de salut que sont la mer, le froid (le Nord) et la danseuse, évocation d'un monde pur, astringent, net, hygiénique, et, pour ce qui concerne la danseuse, ascensionnel (la grâce contre la pesanteur du monde). . 
Mais il y a quelque chose de plus profond, je crois, sur quoi on n'insiste pas assez. 
Henri Godard fait commencer sa récente biographie de façon très opportune par les visions premières du petit Louis Destouches, en nourrice sur les hauteurs de Puteaux, visions hautement revendiquées comme fondatrices par l'écrivain lui-même (phrases parmi ses plus belles, pas seulement parce qu'inattendues) : 

Mort à Crédit : 
"Du jardin, on dominait tout Paris. Quand il montait me voir, papa, le vent lui ébouriffait les moustaches. C'est ça mon premier souvenir.
Ensuite, dans un des rares moments affectueux avec le père (quand l’enfant est reçu au certificat d’études), le vent, certes, ne réapparaît pas, mais les moustaches sont peut-être (peut-être) un écho de ce souvenir de pureté : « Il m’a accueilli à bras ouverts... Il a rallumé pour me voir. Il me regardait affectueusement. Il était ému au possible... Toute sa moustache tremblotait… » Mais l'idylle est bien vite rompue par une odeur infâme... 
Féerie IV p. 570 (1° version de Féerie) : 
"Mais quelle vue de Puteaux là haut d'entre les ronces... les chèvrefeuilles... l'étendue de Boulogne, la Ville, tout Paris, et le reste !... L'âme s'ouvre pour toujours. Tout le grand pastel, tout le bleu, l'air et l'or du ciel, tout le mirage, l'argent des buées, le miroir, le fleuve en pépites au creux du Bois, le sillage au bas du coteau... Oh ! la conquête est immense. Et vous n'en ferez jamais d'autres ! que vous viveriez trois six siècles, et mille ans dessus et tant pis ! L'âme s'ouvre une fois et c'est fini ! la gerbe ! la récolte ! l'infini pour vous ... » 
Version C de Féerie IV p. 894 : 
"... où qu'un enfant a passé, a ouvert les yeux, c'est fini, il a le droit du monde [...]. Vous voyez je suis souverain sur la route de Thiais, j'ai pris des droits et à quatre ans, ma mère me tenait par la main." 

C'est à cette lumière qu'il faut comparer l'obscurité du Passage Choiseul. C'est à ce vent qu'il faut opposer l'asphyxie lente des enfants. Celui qui pour son malheur a connu des visions premières aussi pures, des horizons aussi libres, ne pourra jamais assez fustiger la ville fétide. Le pessimisme et l'hygiénisme céliniens (y compris leurs métastases les plus fantasmatiques) peuvent bien s'enraciner dans cette "chute" dans la ville malsaine : du haut de la la colline, où l'on est roi du monde, on tombe sans transition au fond de la cuvette putride, dans le brouillard poisseux. 
Pour celui qui aurait vécu ses premiers temps engoncé dans les ruelles, le traumatisme aurait probablement été moins dur. Mais il y a, au tout début, cette lumière par rapport à laquelle tout le reste est également fuligineux. Le Paris irrespirable où vivent l'enfant puis l'adulte sont le contretype de cette lumière et cette pureté primitives. Comme il se doit, cela commence dans un jardin ; à l'aune de cette perfection, le reste, vie et œuvre, sera un interminable pataugeage dans les égouts, dans les culs de basse-fosse de la vie. La vie sera une mort, le jour une nuit. Le monde sera infection, corruption, putréfaction. 


Dans D’un château l’autre, lors de l’interminable ouverture, prélude, préambule (102 pages en Pléiade !), le narrateur se décrit, bien décrépit, dans sa maison de Meudon, à flanc de colline. Il évoque l’ancien restaurant de luxe « La Pêche miraculeuse », qui proposait, au tout début su siècle, une vue magnifique sur la Seine, puis il rappelle les laborieuses expéditions avec son père, dans ces mêmes lieux, pour le commerce des dentelles et babioles. 
Il décrit ce monde perdu comme un paradis dont il ne reste presque rien. Hasard ou rappel à la signification plus profonde, il évoque à nouveau la moustache paternelle, pas exactement 'ébouriffée' mais tout de même’ dardante’. En fait, il ne l’évoque pas, il la revoit, en une sorte de rêve éveillé, dans un tableau bien étranger à la noirceur célinienne, où l'on trouve la yole de Mallarmé et les canotiers de Renoir ou de Maupassant… 

Voici ces deux passages ‘idylliques’ (nous soulignons les formules les plus significatives). 

p. 54 : « … ils viendraient l’été ils jouiraient de la situation... du point de vue unique !... et de la ramure et des oiseaux !... pas que des clebs !... oiseaux si ça chante ! et ce qu’on découvre !... jusqu’à Taverny l’autre côté ! l’extrême du département !... de chez moi de mon jardin, du sentier... je dis le jardin, oui !... positif petit Eden, trois mois sur douze!... quels arbres !... et aubépines et clématites... vous diriez pas à peine une lieue du Pont d’Auteuil! l’enclos de verdure, l’extrême bouquet des bois d’Yveline... tout de suite c’est Renault !... sous nous ! vous pouvez pas vous tromper... où y a la broussaille plus touffue c’est là !... c’est nous ! d’abord les chiens seront sur vous, la meute !... vous laissez pas intimider !... faites semblant de pas les entendre... regardez ce panorama ! les collines, Longchamp, les Tribunes, Suresnes, les boucles de la Seine... deux... trois boucles... au pont, tout contre, l’île à Renault, le dernier bouquet de pins, à la pointe...
Bien sûr c’était bien plus campagne quand nous venions avec mon père livrer la guipure, l’éventail... les mêmes sentiers vers 1900... oh ! beaucoup de clientes à Meudon !... « ça lui fera prendre l’air ! » on profitait !... je profitais !... nous asphyxiions Passage Choiseul... trois cents becs de gaz !... l’élevage des enfants au gaz !… »

59 : « … presque de l’île des Cygnes!... et de l’autre côté... passé Saint-Cloud... pensez ce bief ! du pont Mirabeau à Suresnes !... la vue des dîneurs !... […] Le temps de la «Pêche Miraculeuse» c’était le moment de la vogue des yoles et des grands tricots à rayures, des rameurs à dardantes moustaches... je vois mon père, en dardantes moustaches !… »

Note : 
dans Nord, la roseraie de Baden-Baden autorise un instant de grâce (très bref bien sûr) : 
"comme il faisait beau !… chaud, cependant aéré… un temps de Paradis"