J’ai signalé que bien des procédés d’écriture de Nabokov se trouvent chez des auteurs russes qu’il appréciait. Par exemple chez Olecha.
[Selon G. Nivat, préfacier traducteur d’Olecha, ses comparaisons sont très nouvelles voire saugrenues, enfantines ; le monde extérieur y est éprouvé comme un appendice du corps du personnage percevant : « l’ombre fronce les sourcils »]
Olécha : L’Envie (éd. L’Âge d’homme) :
p. 21 « La porte des toilettes a une petite vitre mate de forme ovale. Il allume, l'ovale s'éclaire de l'intérieur et devient magnifique, couleur d'opale, on dirait un œuf. Je vois par la pensée cet œuf pendu dans l'obscurité du couloir. »
p. 22 « Je le vois arriver, nu jusqu'à la ceinture, vêtu seulement d'un caleçon en jersey fermé par un seul bouton au milieu du ventre. Et le monde rose et bleu de la pièce tourne sur lui-même dans l'objectif en nacre du bouton. […] Quand une petite saleté quelconque, une pièce, un bouton de manchette, m'échappe, elle va habituellement rouler sous un meuble difficile à déplacer. Je suis obligé de me mettre à quatre pattes pour la chercher et quand je relève la tête, je vois le buffet qui se moque de moi). »
p. 36 « Babitchev a fait demi-tour d'un mouvement vif, son ombre dans la rue a eu un brusque bond de côté et c'est tout juste si elle n'a pas provoqué une tempête dans le feuillage du parc d'en face. «
p. 58 : « Voilà qu’étaient apparus dans ma vie des boutons de nacre à un drap de dessus et l’arc-en-ciel du spectre s’y jouait. Il suffisait de trouver l’angle voulu. Je les avais tout de suite reconnus comme miens, les boutons. Ils m’étaient revenus d’un petit coin de mon enfance, un petit coin reculé, oublié depuis fort longtemps. »
p. 76 « Vous avez découvert le secret : ce n’est pas là un mur, c’est un monde mystérieux où tout ce que vous venez de voir se répète, se répète avec le relief et la luminosité que donnent les verres rapetissants des jumelles. »
p. 109 « Le ciel bleu se reflétait dans les incrustations de glace qui bougeaient et c’était comme des paupières qui s’ouvraient et se refermaient doucement sur des yeux magnifiques. »
p. 113 « … un fond de culotte luisant et cuivré : deux gros poids de balance, à s'y méprendre. »
p. 120 : « Chacun s’était déjà habitué à voir s’assembler et se défaire les silhouettes des ombres (carrés, triangles de Pythagore, petites lunes d’Hippocrate. »
p. 123 : « La lumière, que ne déchiraient pas les voitures, restait entière, comme si le soleil venait juste de se lever, de sorte qu’ils traversaient des plans géométriques d’ombre et de lumière, ou même plus exactement des corps stéréoscopiques, car l’ombre et la lumière se découpaient non seulement sur les surfaces planes, mais aussi dans l’air. »
p. 125 : « Sur la galerie, quelqu’un venait. Les petits carreaux découpaient le nouvel arrivant en morceaux. Les parties de son corps avançaient indépendamment les unes des autres. Cela produisait une illusion d’optique. »
Outre les procédés stylistiques, on note avec amusement une sorte d’anticipation thématique de la nymphette :
p. 126 : « Et voilà ce que vit Kavalérov : Valia se tenait au milieu de la pelouse, les jambes largement et solidement écartées. Elle portait un petit short noir très relevé et ses jambes étaient nues très haut, — toute l'architecture de ces jambes était visible. Elle était pieds nus dans des chaussures de sport blanches, et le fait que ces chaussures soient plates rendait sa façon de se tenir encore plus stable et plus ferme. Elle n'était en rien féminine cette façon de se tenir, mais bien masculine ou enfantine. Ses jambes étaient sales, brunies et luisantes. C'étaient des jambes de petite fille, ces jambes si souvent soumises à l'action de l'air, du soleil, aux chutes sur les petites mottes et sur l'herbe et aux coups qu'elles deviennent grossières, se couvrent de petites cicatrices à cause des petites croûtes arrachées trop tôt, alors que les genoux deviennent rugueux comme de l'écorce d'orange. L'âge et la certitude subconsciente de sa richesse physique donnent à leur maîtresse le droit de prendre si peu soin de ses jambes, de ne pas s'en soucier, de ne pas les soigner. Mais plus haut, sous le short noir, la propreté et la douceur du corps laisse deviner combien merveilleuse sera leur maîtresse quand elle mûrira et deviendra femme, quand elle commencera à faire attention à son corps, quand l'envie lui viendra de l'orner, quand toutes les petites blessures seront guéries, quand les croûtes tomberont d'elles-mêmes, quand le hâle s'égalisera pour devenir teint. »