dimanche 26 janvier 2020

Céline, Nabokov : interversions affectives


Faire passer l’oralité dans l’écrit littéraire, c’est faire place à une affectivité qui aura le droit et même le devoir de bousculer la syntaxe attendue. Les affects les plus puissants exprimeront directement leur ébullition par le désordre même de la phrase. Cette expression spontanée constitue un ‘naturel’ psychologique qui se substitue au ‘naturel’ concerté, rationnel, de l’écriture classique, à tel point que l’infraction peut presque passer inaperçue. 

Deux exemples d’une même distorsion. 

Chez Céline, dans Mort à crédit, le narrateur évoque la dévotion que sa mère éprouvait pour les magnifiques pièces de dentelle. On est dans l’indirect libre ; il va de soi que l’enfant se moque bien des dentelles et ne fait que rapporter l’enthousiasme maternel pour des pièces exceptionnelles : « Des Venises entiers en chasubles, comme y en a plus dans les musées ! » Le lecteur, contaminé par la ferveur professionnelle de la mère, note à peine que la formule est inversée : ce sont plutôt « en (point de) Venise, des chasubles entières ». Chasubles en dentelles ou dentelles en chasubles, peu importe, c’est la merveille qui compte, car elle souligne la dignité quasi-sacerdotale du petit commerce dont Clémence se fait gloire d’être la dévote ancille. 
Note 1 : « Venises » : Céline associe la majuscule et le pluriel, ce qui n’est pas très orthodoxe ; Morand le fera aussi, mais dans une intention tout autre
Note 2 : On pourrait croiser cette formule d’exultation avec une très importante métaphore de l’écriture fournie à quelques pages de là, suggérant la fonction sotériologique de la littérature : « C’est pas gratuit de crever ! C’est un beau suaire brodé d’histoires qu’il faut présenter à la Dame. C’est exigeant le dernier soupir. » De la chasuble au suaire, de la dentelle proprement dite à la dentelle de mots, la transposition se fait aisément (et plus encore si on tient à jouer sur les fils de la dentelle et le fils de la mère…). 

Deuxième exemple : Nabokov. 
Pnine dégringole un escalier sur le dos, son regard est comme égaré, on l’aide à se relever. Il n’y a rien de cassé. Ouf. 
« Poor Pnin had come down the last steps on his back. He lay supine for a moment, his eyes moving to and fro. He was helped to his feet. No bones were broken. »
Rudement émotionné, il tente de faire bonne figure, et se raccroche à ce qui lui est le plus naturel : la littérature russe. À peine relevé, il conseille à Victor de lire la nouvelle de Tolstoï La Mort d’Ivan Ilitch, où le personnage, suite à une chute, meurt d’un cancer du rein. Mais toute situation difficile détériore encore plus l’anglais de Timofei : 
« Pnin smiled and said : “It is like the splendid story of Tolstoy - you must read one day, Victor - about Ivan Ilyich Golovin who fell and got in consequence kidney of the cancer. »
Le romancier ne prend pas la peine de souligner l’étonnante interversion finale : « kidney of the cancer », au lieu de « cancer of the kidney. » Les mots sont tourneboulés comme le personnage, mais on peut très bien ne pas le remarquer, par rectification automatique à la lecture. 
C’est peut-être ce qui est arrivé au traducteur français qui, parfois insoucieux de rendre l’anglais chaotique si caractéristique de Pnine, néglige ici cet élément important du texte, et traduit « cancer du rein ». Il se contente de meurtrir la syntaxe : 
« Pnine sourit et déclara :
- C’est comme dans cette merveilleuse histoire de Tolstoï. Il faut que vous la lisiez, Victor, un jour ou l’autre. Où il est raconté comment Ivan Ilyitch Golovine tombe et du cancer du rein qui en résulte. »
 Il est vrai que le rythme anglais de la formule (2 + 2 en chiasme donnant encore 2 + 2) explique l'interversion. On aurait pu dire : « Où il est raconté comment Ivan Ilyitch Golovine tombe et du rein du cancer qui en résulte. » Le léger effet de bafouillement de « du rein du cancer » conviendrait assez. Une transposition même approximative aurait été souhaitable pour que le chiasme des mots rende la confusion des affects.