vendredi 12 mars 2021

Pninologiques (3)

 

1. Pnine, l'homme boiseux (VI, 4)

Pnine ne sait pas identifier ce qui est semble-t-il un paulownia, car il est, dit Nabokov : "a birch-lime-willow-aspen-poplar-oak man"

Chrestien traduit : "Pnine, homme du bouleau-tilleul-saule-tremble-peuplier-chêne"

Couturier traduit : "Pnine, qui ne connaissait que le bouleau, le tilleul, le saule, le tremble et le chêne"

La traduction Couturier est lissée en un français très classique, très explicite, avec même un ajout intellectuel ("qui ne connaissait que...") ; on a une banale énumération liée de sages articles définis. 

Chrestien est bien plus proche de l'original, et surtout de l'intention, en agglutinant les noms des arbres, et en faisant de Pnine, comme le veut Nabokov, un être étroitement, intrinsèquement dépendant des essences de son enfance. 

Il y a des hommes de la montagne, des hommes de la mer. Pnine est l'homme d'une forêt à la composition riche et irremplaçable. S'il n'identifie pas les arbres américains, ce n'est pas parce qu'il 'connaît' seulement les arbres russes, c'est qu'il est ces arbres ; il est fait de l'étoffe de ces arbres.

Il ne fallait pas hésiter à décalquer le texte original (qui est précisément très original) en marquant que l'être même de Pnine, son essence, est un composé fantastique de diverses essences d'arbres, un microcosme dendrologique : "Pnine, homme-bouleau-tilleul-saule-tremble-peuplier-chêne" ; en regrettant que le français ne permette pas, comme l'anglais, de placer le mot "homme" à la fin, en appendice inessentiel du défilé des vrais personnages importants. 

Pnine n'est à l'aise (et même très brillant) que dans un lieu à l'ambiance très russe, et qui porte un nom d'arbre qui est presque son nom, : « ... variously known as Cook’s, Cook’s Place, Cook’s Castle, or The Pines »


2/ Sea change (II, 4)

Shakespeare, dans The Tempest, fait chanter à Ariel une chanson très énigmatique, très connue, ou du moins très et trop citée, réduite à une formule devenue inévitable 'sea change', pour désigner tout changement important. C'est cette formule toute faite, ce lieu commun usé qui est mis, par le narrateur de Pnine, dans l'esprit des étudiants qui voient arriver notre ami muni une denture splendidement neuve, trop neuve : "« When the spring term began his class could not help noticing the sea change » C'est probablement une allusion aux tics de langage des étudiants de Waindell. Mais c'est aussi une allusion à l'expérience que Pnine a faite de sa propre bouche vidée de toutes ses dents : sa langue était comme un phoque qui glissait joyeusement de rocher en rocher etc.. et qui ne retrouve aucun de ses précieux repères. La mer familière s'est changée en espace angoissant, mutilé. 

Chrestien traduit "sea change" par "métamorphose magique" ; Couturier par "métamorphose marine" ; cette dernière option a l'avantage d'être proche de l'original, et l'inconvénient de réclamer une note explicative (même le lecteur qui connaît La Tempête n'y songe pas forcément ici). L'ancrage culturel anglophone est tel que l'on ne peut, semble-t-il, traduire de façon vraiment satisfaisante.


3. Pnine-Bergotte

Pnine engloutit trop vite deux sandwich(e)s, puis se sent très mal ; peut-être va-t-il mourir ? Il s'interroge :

"Was it something he had eaten? That pickle with the ham ?" (Était-ce quelque chose qu'il avait mangé ? Ce cornichon avec le jambon ?)

C'est un narrateur omniscient qui lit dans ses pensées en cet instant de radicale solitude. Ce n'est certes pas le fameux conférencier qui, finalement, évincera notre (son) ami. Le statut du narrateur dans Pnine est très bizarre, fluctuant, paradoxal.

On a eu affaire à un narrateur au statut aussi étrange et changeant, qui lui aussi nous a décrit de l'intérieur une agonie, avec des interrogations assez voisines : 

"Il s’abattit sur un canapé circulaire ; aussi brusquement il cessa de penser que sa vie était en jeu et, revenant à l’optimisme, se dit : 'C’est une simple indigestion que m’ont donnée ces pommes de terre pas assez cuites, ce n’est rien.' "