On a parfois, non sans motif, mis en regard Céline et Artaud : folie, narrations sulfureuses, langage hors normes (néologismes, inflation verbale).
Artaud a publié son Héliogabale en 1934 chez Denoël ; donc entre la publication du Voyage et celle de Mort à crédit ; Denoël ne faisait pas dans le standard. Céline et Artaud se sont peut-être croisés rue Amélie...
Céline mentionne une fois (en passant) Artaud dans les Lettres qui nous sont procurées par la Pléiade (1945, lettre 10 p. 774) : "Ils ne remonteront pas la maison avec les Triolet et les Artaud !"
Parfois, on songe à Artaud en lisant Céline, p. ex. Féerie, Folio p. 164 : "Dieu présent ! Dieu toi ! Cul ! Anu !..."
Une rencontre esthétique précise entre les deux auteurs : leur intérêt commun pour le tableau de Brueghel Dulle Griet.
cf. https://fr.wikipedia.org/wiki/Margot_la_folle
Artaud, Lettre sur le langage, in Le Théâtre et son double :
"[...] l’inquiétante et mystérieuse « Dulle Griet » de Breughel le Vieux où une lueur torrentielle et rouge bien que localisée dans certaines parties de la toile, semble sourdre de tous les côtés, et par je ne sais quel procédé technique bloquer à un mètre de la toile l’œil médusé du spectateur."
Céline a vu le tableau, l'a remarqué (il était normal qu'il y fût sensible).
Godard, Céline, biographie :
"ils sont allés au musée. [...] Il découvre là, [...] un autre Bruegel, Dulle Griet, figuration des violences de la guerre. Le tableau lui parle autant sinon plus que la « Fête des fous » découverte à Vienne avec Cillie ; dans les jours qui suivront, Évelyne lui en enverra elle aussi une reproduction."
A-t-on noté que 'Griet' est une forme de 'Marguerite', donc le prénom de la mère de l'auteur, qui se retrouve bizarrement pseudonymée, dans D'un Château l'autre :
"[...] ma mère au Père-Lachaise a même pas son nom sur sa tombe... je vous raconterai... Marguerite Céline..."
Ce prénom joue, au sens propre, un "rôle-clé" dans Casse-Pipe, puisque c'est le mot de passe oublié par les soldats égarés ; mot retrouvé dans des circonstances pour le moins régressives :
"Il est parvenu à gémir... Il en avait après sa mère...
- Maman... Ma...man... ma... [...]
- Do... donne... moi... gli... glisse...[...]
- Maman !... Ma...ma... qu'il hurle alors... Ma...man... Mar...gue...rite...
Ça alors c'est du nouveau. Meheu il sursaute, il se tient plus, il exulte de joie subitement, il trépigne autour, il est forcené.
- Le mot ! qu'il s'excite ! Le mot !
- Le mot de quoi ?
- Le mot !
- C'est ça ?
- Le mot, le mot ! C'est celui-là ! Le mot ? [...]
Le planton arrêtait pas, il était en crise de partout, il saccadait comme un crapaud, il lui remontait du liquide, de la grosse vinasse, des glouglous et puis plein d'écume, et puis entre ça encore : Marguerite... Il y tenait... Il finissait pas...
- Marguerite !... il gémissait...
Les hommes ça les faisait discuter si c'était vraiment Marguerite le mot ? « C'était celui-là... C'était autre chose... » Ils pouvaient pas décider..."
Ils hésitent car, en principe, le mot de passe est un nom de bataille. On peut songer aux batailles conjugales de Mort à Crédit...
[la relation entre le prénom de la mère et le mot de passe est étudiée par J.-P. Richard, Microlectures [1] p. 221 sq.]
[la mère d'Artaud se prénommait Euphrasie : prénom d'origine grecque qui veut dire 'qui construit bien ses phrases']