vendredi 12 novembre 2021

Jolivet : à propos du Concerto pour trompette


Après Le Concerto pour clavecin de Falla, je récidive avec le Concerto pour trompette de Jolivet pour quelques remarques et une écoute comparative. 

Je recopie l'avertissement : 

J'ai procédé, avec mes moyens (limités) à une écoute comparative, un banc d'essai, une tribune à un seul critique. J'ai pris ce que j'ai trouvé sur Qobuz et sur Youtube (je crois avoir épuisé les diverses versions. Je ne suis pas musicien ni critique professionnel. Seulement auditeur (éclairé par une calbombe). Je rappelle plus que jamais que tous les jugements ci-dessous sont implicitement précédés de "il me semble que...", "j'ai l'impression que..." etc. 


Jolivet a composé, pour le concours du Conservatoire, un Concertino qui est légitimement passé dans le répertoire, mais qui est souvent désigné comme "Concerto n°1", le 'vrai' concerto, postérieur, étant souvent désigné comme 'Concerto n° 2", alors qu'il est en fait le seul. Cela induit des problèmes de recherche sur Qobuz et sur Youtube - mais sur Qobuz, il y toujours de problèmes de recherche). 


Ici, il s'agit, bien plus que chez Falla, d'un 'vrai' concerto, avec un soliste en position périlleuse et éprouvante. 

Présentation par Wise Music Classical

André Jolivet's Concerto for Trumpet undeniably belongs to modernity, with its rawness inherited from The Rite of Spring, its slow, nocturnal movement reminiscent of Miles Davis, the brutal conciseness of its movements and its incisive, richly percussive orchestration. The solo instrument's brilliant nature is ideally suited to this 'aesthetic of the primitive'.

traduction (très correcte) par le logiciel Google : 

Le Concerto pour trompette d'André Jolivet appartient indéniablement à la modernité, avec sa crudité héritée du Sacre du printemps, son mouvement lent et nocturne rappelant celui de Miles Davis, la concision brutale de ses mouvements et son orchestration incisive et richement percussive. La nature brillante de l'instrument soliste convient parfaitement à cette « esthétique du primitif ». 

Le mouvement lent, en effet, fait songer à Miles Davis et, plus encore, par anticipation, à sa version (remarquable arrangement par Gil Evans), du 2° mvt du Concerto d'Aranjuez. 


Je signale les versions par ordre chronologique, pour autant que c'est faisable malgré la maigreur des données Qobuz (il doit y avoir des registres spécialisés, mais je ne les connais pas).



Delmotte + Jolivet (1956)

Le son, d'époque, constitue un handicap. Mais il a l'avantage, par moments, de faire songer (encore plus) à Milhaud dirigeant lui-même sa Création du monde... 

Dans 1, Jolivet à la baguette ne craint pas de faire sec et de donner une impression de désordre. 

La déception vient du 3° mvt : pas assez rapide (et, ici, cela signifie aussitôt "beaucoup trop lent") ; ce n'est pas très expressif, même si l'orchestre est assez vif (mais pas déchaîné). Delmotte paraît un peu timide (surtout si on compare à la version André). 



André + Jolivet : (vers 1970 ?)

Technique trompettistique parfaite, cela va sans dire. L'orchestre est très bien mis en valeur : l'auteur est aux commandes. André s'impose, s'affirme, éclate, domine son sujet. On sent une vraie compétition entre soliste et orchestre, chacun de très grand talent, chacun voulant emporter le morceau, suscitant ainsi une dynamique positive, une rivalité fructueuses, qui illustrent le double sens étymologique du mot 'concerto', donné dès le début de sa notice par le pertinent Monsieur Wiki : 

"L’origine du terme contient deux courants parallèles et complémentaires de son histoire. Concertare qui englobe l’idée de rivaliser, de se quereller, de lutter notamment en paroles, se différencie de conserere qui a une signification de lien, de jonction mais qui peut être aussi l’idée de mettre aux prises."

 André affirme une très forte personnalité musicale ; et Jolivet ne veut pas être en reste. C'est ce qui donne une étonnante vie à cette version. Un défi mutuel, un 'contest'.

Dans le mvt lent, André a une expressivité mesurée, posée, dosée ; sonorité riche sans être grasse. Donc un très bon parallèle entre intention et matière. 

Dans 3, le tempo est excellent, le notes répétées sont nettes et vigoureuses, sans peser. Un dynamisme qui flirte avec le dionysisme mais en restant précis (ce mariage des contraires est le grand problème d'interprétation de cette œuvre). 



Marsalis + Salonen 1986 : (WM né en 61 : 25 ans donc environ)

Très Marsalis : précis, mis en place, net, rapide, impeccable ; tout tombe juste. Il n'y a donc rien de rugueux. Est-ce une qualité ? En l'occurrence, on peut avoir des avis partagés (selon le jour ou l'humeur de l'auditeur) ; on peut y trouver trop de souplesse, presque trop de confort auditif. 

2 : parti pris de discrétion, peu d'ampleur, d'expressivité ; en retrait, en retenue ; c'est une option intéressante ; si WM voulait jouer sur la coulée sonore, ce serait trop ; il a bien fait, je crois. Il a fait moins lyrique ; il a dû penser que la qualité du timbre suffisait, sans avoir besoin d'en rajouter quant à l'expressivité. 

3 : le tempo est bien, mais on peut trouver que cela manque de folie. Je songe à cette formule de ?? : "ce jeune homme manque d'inexpérience". Osera-t-on dire que Marsalis manque de défauts... ?



Soustrot + Soustrot père (1988)

C'est solide, probe, efficace, très bien

(la brièveté des notes n'a aucune signification négative ou restrictive)



Aubier + Constant (1989) : 

Le timbre est très franc , la tr. assume sa nature, son cuivre, sa virilité, mais sans insister. C'est clair, lumineux, parfaitement fait - sans folie. 

Version très probe.



Harjanne + Saraste (1998) :

Assez rapide, allant, fluide ; un timbre de tr. plutôt mince, un peu cuivré, légèrement acide, pas déplaisant du tout. La tr. domine un peu trop, a tendance à gommer l'orchestre, c'est un peu dommage.

En 2 une bonne pulsation, un peu chaloupée ; bon équilibre entre sobriété et expressivité. 

3 est un poil lent, et cela se sent : pas de folie. Il s'en faut d'un rien. 

Dans ce concerto, comme chez Feydeau, il y a un "devoir de fièvre", qui se situe autour de 38° ; à 39°, ce serait le désordre, mais à 37°5, il ne se passe plus grand chose... C'est comme de l'eau qui doit venir juste à ébullition : il faut que ça frémisse ; c'est un point de presque déséquilibre très délicat à saisir et à tenir. 

[cf. Céline, Voyage : "À 37° tout devient banal."]



Antonsen + Lan Shui (2013)

1 est rapide, rythmique, pétillant, sautillant, bien ; la matière sonore est peut-être un peu mince, mais c'est délicat. En finesse, en vitesse. 3 est très bien, lisible (peu de folie). 

Rien à reprocher ; mais cette version n'apporte pas une expérience singulière. 



Masseur + Viotta Ensemble (2014 ?)

Peter Masseurs, né en 1944, est mort en 2019.

Impeccable, fin, léger, lisible, distingué, mince, pur, net : en un mot, apollinien. C'est de l'ambre et du cristal ; ce n'est peut-être pas (certainement pas) l'intention de l'œuvre, mais c'est très très beau, pur, parfait ; maîtrisé ; pas de folie, pas de dionysisme ; cela peut faire penser à la netteté d'une cuisine hollandaise, mais ce n'est tout de même pas aseptique, car cette pureté provoque un plaisir constant, une joie de la transparence, de la légèreté. Cela, il est vrai, agit très peu sur le plexus ; on reste très serein, et on savoure (on se délecte). C'est si beau qu'on oublie les rugosités voulues par le compositeur. Ce n'est pas une aventure ; aucune sensation de risque (la technique est plus qu'au point). En plus, une excellente prise de son : on est enfoui dans la richesse de l'orchestre. 



Merkelo + Nagano (2014) :

1 est très allant, rapide, un peu sautillant même. Ça file et ne présente aucune rugosité. Son de tr. très pur, presque trop (cf. Marsalis); coulant. Très bien fait, mais, en contrepartie, sans vertige. 

2 : le très beau timbre se retrouve comme une coulée de miel. La limite d'un si beau son, c'est que ce n'est plus vraiment de la tr (quelle est la marque, la facture, de l'instrument utilisé ?). 

3 est fondé sur un thème insistant ; mais il s'en faut d'un rien trop lent pour que ça tourne au piétinement (cf. Feydeau et Céline...) ; et ici, c'est le cas ; pas ridicule du tout, mais pas satisfaisant pour le système nerveux, qui veut être motivé, sollicité. Très beaux timbres de l'orchestre, mais un peu sage.



Friedrich + Kohler (2018, c'est du moins la date de la compil)

Épatant ! presque aussi bon que Masseurs, presque dans le même genre : pur, impeccable, très bons tempi.



En "live", sur Youtube : 


Sommerhalder 2004 (né en 83)

2 et 3 seulement 

2 joué comme une évidence, sans effort, un son bien rond, bien plein, une expressivité naturelle bien venue

3 aisé, souple ; l'orchestre est un peu masqué par la puissance sonore de la tr. 

C'est très très bien, franc, net ; une version assez 'douce' (au sens où les escarpements ne sont mis en relief ni par choix ni par effort) ; cela semble aller de soi... facile... On regrette l'absence du 1. 

L'apparence du soliste a changé depuis, et c'est tant mieux. Sa jeunesse excuse son look, et fait admirer ses qualités.


Wurtz + ? (Genève 2010)

1 et 3 seulement

son insuffisant pour apprécier (Sound recorded by Zoom H4n... ; on supposera que c'est la salle qui ne convenait pas... ) 

Il semble qu'il y ait des traits approximatifs dans l'exécution

 


Geujon + Petitgirard (2011)

2 et 3 seulement 

Ce n'est pas impeccable ; mais c'est 'live', vivant ; on sent le danger, et cette friction avec les limites, cet engagement, ce risque donnent une qualité dionysiaque précieuse. 

(la caméra - le smartphone - est pénible ; l'orchestre n'est pas toujours concentré)



Blanco + Bernacer (live Madrid 2013)

1 rapide, très vif, très vivant ; prise de son peu distincte, dommage 

2 lent, semble procéder par vagues ; c'est plutôt statique, un peu abstrait (pas du tout hispanisant...) ; c'est assez intéressant.

3 : bonne vivacité, et pourtant, les temps forts sont peu marqués ; on ne piétine pas du tout ; le mvt en est allégé. Vers la fin, ça entre vraiment en ébullition. Les dernières minutes, très réussies, combinent la qualité technique et la vie du direct


***


En résumé... Le niveau d'ensemble de ceux qui se sont lancés dans cette entreprise difficile est excellent. La mauvaise surprise, c'est la version princeps Delmotte + Jolivet, avec son 3° mvt, pas raté, mais sans vie. La bonne surprise, c'est Masseurs, mais il est suivi de très près par d'autres. La confirmation, c'est André + Jolivet, qui domine par l'association entre perfection technique et impulsion. 


Deux parallèles avec Falla :

- de même que le 3° mvt par Delmotte + Jolivet, le 3° mvt de Falla par Falla avait lui aussi suscité mes réserves)

- les qualités magnifiques (et en principe non-adaptées, trop fignolé) de la version Masseurs ressemblent à celles de la version Ruzickova. 


Podium 


1. (le patron)

André


2. (les impeccables)

Masseurs 

Friedrich

Marsalis


3. (les grands pros)

Aubier

Soustrot 


4. les très bons : 

Harjanne

Antonsen 

Merkelo


5. le décevant

Delmotte


(3 des 4 "live" ont leurs qualités)