mardi 21 décembre 2021

Luchini autophage (à diseur, diseur et demi)

 

  Longtemps, j'ai bien aimé Luchini liseur, diseur ; malgré bien des choses. Au moins, il avait du rebond, de la vivacité, de la culture ; il tranchait heureusement sur la grisaille convenue et ignorante. Il lisait hors des canons de la néoconvenance (Bloy, Muray). Même son Céline en public, si peu célinien (quoi qu'en ait dit, semble-t-il, Lucette Destouches) ; au moins, ça vivait ! Il adaptait Céline à Luchini. Il en faisait du Luchini, mais au moins il se passait quelque chose. J'aimais, mais toujours "malgré" et parce que "au moins...". Il avait rappelé ce que son maître Michel Bouquet lui avait dit, à savoir qu'il avait "encore trop de personnalité" - ce qui était une litote polie de la part d'un artiste si maître de lui, si lucide, si médiat.
  Jacques Perret : Le Caporal épinglé, ça vibre, c'est plein de sève, de frémissement, d'humour, d'inventivité, de cocasserie. Ça court, ça galope. C'est un régal, cet auteur dont la carburation est si gaie, et si contagieuse ; à lire Valéry on se sent intelligent ; à lire le Caporal, on se sent jeune (ce n'est pas un mince cadeau). Mais le Perret des derniers textes... ; le plus souvent, le procédé tourne à vide, s'emballe, pour rien. C'est d'ailleurs probablement parce que c'est pour rien que ça s'emballe ; ça débouche sur le vide. Pures cabrioles. Attristant.
   Luchini, c'est à peu près pareil. Il y a quelques années, dans ses entretiens radio, ce qui était fantaisie s'est mis à devenir n'importe quoi, digression gratuite, digression pour la digression ; la digression devenue marque de fabrique, fanion médiatique, comme pour d'autres une écharpe de couleur ou une chemise blanche. Je ne pouvais plus l'écouter : au lieu de me faire respirer, de m'éveiller, ses éruptions me gênaient, comme un "truc" de cabotin. La "personnalité" est souvent autophage.
  Podalydès lecteur, c'est le contraire. Neutre, discret, égal. Dans la droite ligne bouquetienne (?) de l'effacement de la personnalité. Le vrai Comédien à la Diderot. À preuve, il peut tout lire (comme Bouquet), de Proust à Céline, car il n'impose presque rien. Son Voyage est une merveille. Il est le premier à avoir osé l'intégrale de Mort à crédit, ce qui n'est pas une mince gageure. Et ça marche. Certes, dans les passages les plus... explosifs (scènes de vomi, de sexe, de bagarre - chez Céline, c'est du même tonneau), il est bien trop discret ; mais il est absolument impossible de dire cela en suivant l'inflation du texte (Arletty y parvenait dans quelques minutes de scène de ménage). Dans un entretien récent, Patrick Frémeaux notait avec justesse que la neutralité de Podalydès se prêtait mieux à une lecture au long cours que l'explosivité de Luchini. Tout un Voyage par Luchini, c'est impensable.
  Cela s'est vérifié, sur des extraits un peu longs. Tout récemment, Gallimard a publié plusieurs livres lus de Céline en CD. Deux Podalydès, et un un Luchini. De ce dernier, un découpage de textes contestable, bizarre, qui fonctionne mal, à mon humble avis. Mais surtout, une interprétation qui ne marche pas du tout. Quand Luchini, dans une salle électrisée-électrisante (presque un effet Larsen de tension), chantait Céline, ça marchait du feu de dieu ! Mais dans le studio, sur des textes longs, ne reste le plus souvent qu'une tension de la voix monotonement et inutilement perchée. Les seules bons passages sont piano, voire pianissimo (son ouverture de Mort à crédit reste magnifique). Mais cette insupportable insistance sur les syllabes, ce martèlement d'une même intonation, donne souvent l'impression d'un instrumentiste en perdition qui n'a plus qu'un seule corde à sa lyre, d'un naufragé qui n'a qu'une planche pour aller au bout de la phrase.
  Le disque se conclut par un long entretien, que je n'ai pas pu écouter jusqu'au bout. Ce n'est plus de la digression, mais du hors-sujet, avec l'impression qu'on dit ça parce qu'on n'a rien à dire... Et Luchini ne craint pas de rappeler (je n'ai pas eu le courage de réécouter pour citer exactement, je cite en substance) que le diseur ne doit pas imposer sa musique propre à celle de l'auteur ; ce qui, en l'occurrence, ne manque pas d'ironie.
   Après cela, si on réécoute Podalydès lisant, disant, simplement, doucement :
  En bas, la campagne... la plaine... le vent qui prend son élan... trébuche au fleuve... tourmente le bateau-lavoir... C’est l’infini clapotis... les triolets des branches dans l’eau...

***

  On peut pardonner bien des errances, des fautes de goût (non disputanda) ; mais il y a des choses qui, par elles-mêmes, ne pardonnent pas. Qui donnent le coup de grâce.
  Le texte dit :
  ils nous en mettent un bon coup de la gueule comme ça : « Bandes de charognes, c’est la guerre ! qu’ils font. On va les aborder, les saligauds qui sont sur la patrie n° 2 et on va leur faire sauter la caisse ! Allez ! Allez ! Y a de tout ce qu’il faut à bord ! Tous en choeur ! Gueulez voir d’abord un bon coup et que ça tremble : Vive la Patrie n°1 !
et cela devient, sur le disque :
... Gueulez voir d’abord un bon coup et que ça tremble : Vive la République n°1 !

... un disque Gallimard ... une des pages essentielles de la littérature mondiale ...