Céard, Une belle journée, réédition Folio, 2022.
Gallimard donne à lire sur la toile la majeure partie de la préface de Thierry Poyet, spécialiste de l'époque, disant avec justesse que le but principal du roman est de montrer que l'adultère est aussi banal et ennuyeux que la vie conjugale.
Ce thème de la banalité généralisée se trouve discrètement, mentionné par Céard lui-même, en une sorte de microcosme allégorique, dès la p. 6 : "Les restaurants du Palais-Royal les dégoûtaient depuis que, par l'entre-bâillement d'un vasistas, un soir, en se promenant ils avaient vu les chefs, en casaque sale, mettre sur les plats, avec un pinceau, une sauce, toujours la même."
L'idée est bien schopenhauerienne, et l'analogie cuisine-sentiments, peu ragoûtante, est assez huysmansienne. Montrer la cuisine, l'arrière-cuisine, l'envers du décor ; montrer derrière les apparences la réalité cachée qui n'est plus magique comme elle l'était pour le romantisme, mais, pour le réalisme, répétitive et sordide. La fin de la phrase, sa succession de groupes de mots, uniformément séparés-liés par autant de virgules, rend très bien l'ennui pénible d'une mécanique sale qui abouti finalement à l'exténuation dans le radotage du "même". Sous des apparences propres et variées, toujours la même sale sauce...
Le préfacier insiste en outre sur le rapport de Céard au fameux "livre sur rien" de Flaubert. C'est légitime, vu que cette phrase est sans arrêt invoquée, brandie, à tort ou à raison (plutôt à tort et à travers). J'aimerais dire quelques mots sur ces lignes qui ont occasionné des montagnes de gloses, de manifestes et d'anathèmes.
Il s'agit d'une lettre à Louis Colet, du 16 janvier 1852 :
"Ce qui me semble beau, ce que je voudrais faire, c'est un livre sur rien, un livre sans attache extérieure, qui se tiendrait de lui-même par la force interne de son style, comme la terre sans être soutenue se tient en l'air, un livre qui n'aurait presque pas de sujet ou du moins où le sujet serait presque invisible si cela se peut."
Une lettre n'est pas un traité, pas même un discours. On ne peut pas, surtout sous la plume très libre de Flaubert épistolier, lire cela comme on lirait une Méditation de Descartes ou un chapitre de l'Ethique, more geometrico. Cette phrase n'est pas un art poétique ; c'est une passionnante foucade.
En effet, cette phrase est nettement contradictoire — ou du moins bifide. Ce qui a permis d'en tirer aisément des conclusions opposées, et de reconduire de vaines querelles, de réinfecter des plaies, de fabriquer des drapeaux.
"Un livre sur rien" : la formule n'est pas claire. "Ceci n'est pas un concept". Flaubert la "précise" en effet en deux sens incompatibles
1/ un livre qui ne repose sur rien, comme la terre qui tient toute seule. Mais, que l'on sache, la terre n'est pas rien, elle présente une infinie variété de choses passionnantes et colorées. Elle ne s'appuie pas sur autre chose, en effet. Il y a équivoque dans le mot "sur" qui peut se traduire par "on", ou par "about" : l'appui (externe) ou le contenu (interne) [il faut dire de grandes banalités...]. Ici, c'est "on". Dans les romans de Flaubert, il n'y a pas "rien". Les travaux et lectures préparatoires le prouvent assez. Madame Bovary est un portrait précis de la province ; quant à Salammbô, c'est même un livre sur trop...
2/ Flaubert glisse ensuite de façon manifestement illégitime (je ne le lui reproche pas, c'est une lettre familière, et formidablement suggestive ; je le reproche à ceux qui la lisent comme un traité), Flaubert glisse donc à tout autre chose : "un livre qui n'aurait presque pas de sujet" ; ici on imagine plutôt une sphère géométrique, avec méridiens et parallèles, mais ni mers ni continent, ni montagnes, ni rien, transparente. Le désertique de la littérature formaliste.
Dans la fameuse phrase, chacun prélève ce qui lui convient : un éloge de l'autonomie esthétique, ou un éloge du vide, ce qui n'est pas du tout pareil. Un tableau ne copie pas le réel ; il est autonome. Il n'a pas pour autant à être strictement non-figuratif.
Le livre de Céard a peu de contenu, très peu ; ce peu est même son objet principal. Il correspond assez à la formule "presque pas de sujet". Mais on ne peut pas dire qu'il ne tient que par le style. Son style n'est pas mauvais, mais ce n'est pas lui qui fait disparaître le sujet, le contenu. C'est l'intention de départ du romancier de dégonfler la baudruche de l'adultère comme exotisme sentimental.
Voici comment, pour ma part, je comprendrais la formule finale : "où le sujet serait presque invisible si cela se peut".
J'avais mis en ligne un passage de Lukacs
https://lelectionnaire.blogspot.com/2020/10/lukacs-forme.html
J'en avais fait un petit commentaire [voir presque à la fin du billet] :
http://lecalmeblog.blogspot.com/2021/10/notules-12-divers-litterature.html
Un grand livre, abondamment relu, finit par tenir par le style seul ; on connaît tellement l'anecdote qu'elle s'estompe et disparaît, à la vingtième lecture, pour ne laisser que la musique du style. C'est donc au lecteur, au relecteur assidu, de libérer la forme du contenu sans lequel elle ne peut pas exister, mais ce contenu tient la forme de moins en moins captive à mesure que nous relisons. Le livre sur rien serait l'œuvre du lecteur. En somme, avec de la littérature, qui parle de quelque chose, faire de la musique presque pure. L'idéal de Mallarmé, de Valéry : "reprendre à la musique son bien"