Deux notes moins structurées que celles de Starobinski dans la RMM de 1966...
En ce qui concerne les idées et la stratégie pour les exposer, il arrive à Voltaire de faire à peu près ce que fera Flaubert dans Madame Bovary : utiliser l'indirect libre qui permet de passer sans prévenir à l'intérieur des pensées du personnage, et d'avoir donc un discours mi-chair mi-poisson, qui soit indiscernablement celui de l'auteur et celui du personnage, le premier pouvant toujours, en cas de problème, se défausser sur le second des idées trop hardies. [Cf. Jauss, Esth. de la réception Tel p. 84-85 ; ex. chez Flaubert : "elle se rappela les bassesses du mariage"... : qui le dit ? l'auteur ? Emma ?]
Au chap. VI, on explique au Huron ce que c'est qu'un couvent : "Sitôt qu'il fut instruit que cette assemblée était une espèce de prison où l'on tenait les filles renfermées, chose horrible, inconnue chez les Hurons et chez les Anglais..."
Cette phrase, surtout le "chose horrible", est bien sûr le jugement du Huron étranger aux coutumes civilisées, mais aussi, pour Voltaire, une définition exacte de la réalité telle que vue par un "regard innocent" exempt des habitudes qui rendent ordinaire le monstrueux.
[puisqu'on en est à Voltaire / Flaubert, une incidente : le Huron et son janséniste, quand ils sont enfermés en prison et en profitent pour lire et parler de ce qu'ils lisent, font un peu songer à Bouvard et Pécuchet]
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À la fin du chapitre XVII, c'est le moment tragique où la belle Saint-Yves chute pour sauver son amant. En son début, le roman est nettement ironique, mais ici, le ton change, et la phrase peut se faire magnifiquement expressive :
Enfin, après une longue résistance, après des sanglots, des cris, des larmes, affaiblie du combat, éperdue, languissante, il fallut se rendre.
Enfin, 2 syllabes ; un mot parfaitement paroxytonique, qui rend la lassitude, l'abandon de la lutte. La chute inscrite dans le mot va être déployée dans la phrase. On est bien dans la tragédie : les deux premières syllabes nous disent comment cela va finir, et le plaisir sera de voir à travers quelles étapes, quelles figures cela va s'accomplir (ressemblance entre la tragédie antique et la phénoménologie hegelienne...). On détaille les étapes de la douleur, non pour informer, c'est déjà fait, mais pour provoquer la sympathie (donc faire intervenir l'affectivité) avec ce qui a été dit de façon elliptique dans le "enfin". L'oméga "il fallut se rendre" rejoint l'alpha "Enfin".
après une longue résistance
9 syllabes, peu scandées, en pénéplaine
après des sanglots, des cris, des larmes,
5 + 2 + 2
reprise rhétorique, anaphorique, du "après" ;
puis on récapitule les angoisses, qui sont au nombre de trois, et qui sont de quantité variée :
deux syllabes (sanglots),
une syllabe (cris) ;
une syllabe (et demie ?) (larmes).
On clôt l'énumération par une féminine, plus ouverte, qui provoque, avec la virgule, une suspension de la diction mieux que ne l'auraient fait les points en général réservés à cet effet. On suspend le conte avec art...
Noter que les "des" (article indéfini pluriel) ne nombrent pas et donc sous-entendent, très légèrement , une sorte d' "ô combien !..."
affaiblie du combat, éperdue, languissante
Après trois substantifs, trois adjectifs, qui peignent les effets sur la belle Saint-Yves, augmentant la participation du lecteur à ses malheurs — on est passé de la description extérieure des réactions à la peinture intérieure des sentiments.
Tout est ternaire ici, et très musical. Le premier adjectif, de 3 syllabes ("affaiblie"), est complété par un nombre égal de syllabes ("du combat"), et suivi par deux autres adjectifs, tous les deux de trois syllabes, dont la dernière est encore une féminine parfaitement adaptée au sens du mot ("languissante") : l'être et la volonté s'évaporent. On obtient donc, en toute souplesse, un fort bel alexandrin anapestique. Le lecteur participe du dedans à la douleur, avec le puissant adjuvant d'un rythme qui ne paraît pas étranger à la prose.
il fallut se rendre.
5 syllabes dont la dernière est une féminine.
On finit avec un impersonnel pudique, mais implacable. Les trois adjectifs précédents ont dépouillé l'héroïne de ses forces, donc, à court terme, de sa volonté. "Elle dut se rendre" aurait été sec, sans musique, et aurait laissé la jeune femme aux commandes comme sujet grammatical, alors qu'elle n'est plus qu'abandon. La conclusion, neutre, éloigne toute culpabilité en mettant en évidence une nécessité impersonnelle. Le "il fallut" vaut comme un effet de sourdine (Dämpfung ; cf. Spitzer) moral en même temps que stylistique — l'équivalent du "on" qui, dans la tragédie, allège la difficulté de dire "je". "Il faut", au moment où "elle faut", elle défaille, elle est défaite.
Enfin, ce dédouanement moral se fait aussi par un tour discret, mais peut-être d'autant plus efficace. La phrase est très correctement construite ("Enfin ... il fallut se rendre.") malgré les étapes intercalées. Mais, à la lecture, avec ce qu'elle a de subjectif et d'oublieux, on a, à la fin, un peu moins en mémoire le "Enfin" initial. Et on lit "affaiblie languissante, il fallut se rendre" ; ce qui a le très paradoxal mérite de sonner un peu comme une anacoluthe, donc de suggérer le désordre, la discontinuité, la détresse confuse du personnage, et donc d'incliner à l'ex-cuse (ex causa : n'être pas cause).