2 minutes 30, non pas de silence comme chez Cage, mais ... écoutons plutôt...
https://www.youtube.com/watch?v=xe9-K3LgJNI
Dans cette première pièce de sa Musica ricercata, Ligeti fait jouer au piano une seule note, répétée, re-rythmée, plus fort, plus faible, etc... : un do, répété (à des octaves différentes, tout de même) des centaines de fois je présume. Puis soudain tombe sur un fa et c'est fini. On pouvait supposer qu'on était en Do majeur, or on est en Fa majeur, dont le Do était la dominante ; on le sait (admettons qu'on le "sent") au dernier instant, et on révise rétrospectivement son intuition tonale. Fort bien.
L'intérêt pour moi est mince ; à peine de curiosité, car je trouve cela assez vain. Mais, me dira-t-on, Beethoven a fait la même chose au début de la IX° : un "la-mi" répété qui fait longuement supposer un La majeur ou mineur, qui bascule soudain, de façon harmoniquement bouleversante, en Ré mineur. Beethoven était donc un musicien expérimental, et Ligeti fait comme Beethoven : on a bien le droit d'expérimenter.
Eh bien non ; c'est là un raisonnement faussé. Quand Ligeti nous propose son expérimentation, elle n'est rien d'autre qu'expérimentation : pure, crue, isolée, sans contexte. C'est une expérimentation de laboratoire. À l'inverse, quand Beethoven expérimente, il le fait au sein d'une œuvre ; son expérimentation enrichit un tissu musical, étend les possibles de l'œuvre. Mais l'expérimentation seule, qui se présente comme œuvre, ne mérite pas ce nom. Imaginons un virtuose qui, ayant travaillé sur son instrument un trait d'extrême difficulté, présenterait ce trait isolé comme un spectacle. Ce spectacle pourrait étonner, intéresser, susciter l'admiration des amateurs et l'imitation des collègues ; mais c'est tout.
Il y a des expériences de répétition et même de répétitivité dans le premier mouvement de la Pastorale, dans La grotte de Fingal, mais il n'y a pas que ça. Le titre du recueil de Ligeti, Musica ricercata, peut s'entendre en deux sens : "musique recherchée" (savante, élaborée) ou "recherche musicale". Le premier sens est exact linguistiquement parlant. Hélas, c'est le second qui est légitime musicalement parlant (pour cette pièce n° 1 en tout cas, Sostenuto ; car il y a plus intéressant ensuite). Le pianiste (Justin Libeer) met cette pièce en regard de pièces du Clavier bien tempéré de Bach, qui est certes très recherché, expérimental en un sens ; c'est une exploitation systématique de toutes les tonalités ; mais c'est infiniment plus que cela.
Un recueil de "poésie recherchée" présenterait des œuvres, des poèmes : les Charmes de Valéry, par exemple, qui sont en effet de la poésie très recherchée — trop recherchée selon certains. Une "recherche poétique" serait une étude, proposée éventuellement par le poète lui-même (devenu une sorte d'universitaire pratiquant l'exégèse d'une œuvre inexistante), sur les procédés novateurs qu'il ... j'allais dire dire : "qu'il entend mettre en œuvre". C'est bien cela : il faut que l'innovation soit mise en œuvre, utilisée, insérée, qu'elle devienne nutritive, fertile. L'expérience de laboratoire est destinée à être appliquée ailleurs. Une épice nouvelle n'est pas un plat nouveau, et, à la proposer seule et pure, on pourrait bien la rendre dissuasive.