... quelques libres remarques autour d'un thème chez Baudelaire, Céline, Dali...
Baudelaire utilise, pour décrire la poitrine de la femme, la métaphore, un peu inattendue, de l'armoire.
Ta gorge qui s’avance et qui pousse la moire,
Ta gorge triomphante est une belle armoire
Dont les panneaux bombés et clairs
Comme les boucliers accrochent des éclairs ;
Boucliers provoquants, armés de pointes roses !
Armoire à doux secrets, pleine de bonnes choses,
De vins, de parfums, de liqueurs
Qui feraient délirer les cerveaux et les cœurs !
Cela rime richement avec "la moire" (un peu trop, même) mais, surtout, c'est un peu bizarre. D'autant que d'un quatrain à l'autre, il passe de l'armoire au sens ancien de "présentoir à armes" au sens moderne de meuble de chambre. C'est habile car le poète joue à la fois sur son idiosyncrasie — la femme métallique, guerrière, dangereuse, admirable, à la fois boucliers (seins) et pointes (tétons) — et sur le mystère de la femme comme contenant des merveilles de sensualité, de délicatesse, d'intimité, en quoi elle ressemble à la mémoire du poète, pleine de billets doux etc.
Or Baudelaire, même s'il n'était pas un parfait angliciste, devait bien savoir qu'une commode, en somme une armoire à tiroirs ("un gros meuble à tiroirs") se dit en anglais "a chest of drawers", "chest" signifiait aussi "poitrine" : une poitrine à tiroirs. Le tiroir enferme l'intimité, et peut aussi la révéler.
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De façon moins motivée (mais c'est son genre), Dali nous propose (en plusieurs versions) une Vénus à tiroirs, qui présente carrément "a chest of drawers" : une poitrine de tiroirs.
Y a-t-il une allusion à ce sommet de l'art espagnol qu'est le tableau de Velasquez "La Vénus au miroir", passée dans l'histoire pour avoir été lacérée par une féministe en mars 1914 ? Vénus découpée au couteau, Vénus découpée en tiroirs... Peut-être à la fois un hommage à Velasquez, et une réédition de l'acte iconoclaste.
cf. cet article :
https://journals.openedition.org/imagesrevues/230
et surtout l'illustration 3 :
https://journals.openedition.org/imagesrevues/docannexe/image/230/img-3.jpg
Si l'on envoie à Google images la requête "chest", on obtient vite une série assez effrayante de body-builders dont les abdominaux en relief évoquent finalement des tiroirs...
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On ne sait pas très bien, semble-t-il, à quel point Céline connaissait (ou ignorait) l'anglais (de même d'ailleurs pour l'allemand). Mais il a passé plusieurs mois à Londres, son œuvre n'est pas exempte d'échos de la littérature anglaise (Conrad surtout). Et son roman londonien, Guignol's band, ne manque ni de mots anglais, ni d'anglicismes (résultats probables d'une traduction spontanée et un peu "sauvage"). Parmi ces derniers, au sein, inévitablement, d'une accumulation fantastique :
"Au premier étage sous les poutres se trouvait le grand rancart d'instruments, surtout les cordes, les mandolines, harpes en souffrance et violoncelles, toute une armoire de violons, des bouts de guitares et cithares, un fatras terrible..."
L'influence de "chest of viols" ne semble guère contestable, cette formule désignant à la fois une formation d'instruments à cordes, très prisée dans l'Angleterre des XVII° et XVIII° siècles, et le cabinet où l'on "serrait" ces instruments (pour employer un verbe quasi-disparu dans cette acception). Mais ici, ce n'est pas tant un rangement qu'une avalanche, que le mot "armoire" est en principe peu propice à rendre en français. On a plutôt l'impression, dans le contexte, qu'on ouvre une armoire, et que des instruments à cordes dégringolent. Le concert, le consort, est malmené, chamboulé. L'ordre s'écroule en désordre.