mardi 11 janvier 2022

Théorie et pratique : pyramides

 

  La construction la plus sûre, la moins sujette aux dégradations, même aux mouvements telluriques, c'est la pyramide.

https://fr.wikipedia.org/wiki/Pyramide_de_Kh%C3%A9ops#/media/Fichier:Great_Pyramid_of_Giza.jpg

Les pyramides d'Égypte sont intactes ; si elles présentent signes d'usure, c'est dans la mince couche de pierre qui les recouvrait. Dès sa conception géométrique, la pyramide se garantit le maximum de repos, d'appui, d'inertie. La pyramide aztèque est efficace aussi : des parallélépipèdes entassés, de plus en plus étroits, en somme une pyramide à marches. 

https://fr.wikipedia.org/wiki/Pyramide_de_Kukulc%C3%A1n#/media/Fichier:El_Castillo_Stitch_2008_Edit_1.jpg


Mais on peut tenter (surtout avec les matériaux modernes de construction, béton armé etc.) l'inverse de la pyramide aztèque : sur un parallélépipède, on en pose un autre, un peu plus grand, soigneusement placé, pour que le centre de gravité reste bien au centre. 

https://www.2tout2rien.fr/letrange-immeuble-de-la-radio-slovaque-en-forme-de-pyramide-inversee/

On peut se permettre qu'une partie ne repose pas directement sur le socle ; elle dépasse, mais ne sombre pas. Cette partie est en "porte-à-faux" : elle n'est pas au-dessus de son centre de gravité. Mais elle tient. On élève ainsi une sorte de pyramide posée, sinon sur la pointe, du moins sur une base très étroite. C'est merveilleux, d'autant qu'il n'y a pas de raison de ne pas répéter l'opération un nombre indéfini de fois. Ça doit toujours tenir. En principe. En théorie. Car, dans la théorie, on ne tient pas compte des éventuels facteurs extérieurs. Or, en pratique, il y aura des bourrasques qui renverseront aisément l'audacieux édifice. Le passage d'un moustique pourrait suffire... 


Analogiquement : on peut être prudent et n'avoir de finance que basée sur un substratum économique correspondant, et même, par sûreté, un peu plus large. C'est-à-dire faire la pyramide aztèque. Là, le vent peut souffler, comme on dit. Mais on peut aussi dépasser financièrement le substrat économique réel, et jouer sur ce différentiel merveilleux, ce 'porte-à-faux' où l'on s'appuie sur l'irréel. C'est la spéculation. Et il n'y a pas de raison de continuer à entasser des étages de plus en plus larges sur des bases toujours aussi étroites. Il y a dans cette liberté quelque chose d'enivrant que l'on appelle la "fièvre de la spéculation", qui met à la merci d'une bourrasque de moins en moins violente, voire d'un souffle... 


Autre analogie. Bien des philosophes (Hume et Bergson par exemple) ont dit que nos idées, pures, abstraites, ne valent qu'appuyées sur une expérience qui les authentifie. Si l'on s'aventure au-delà, on construit en porte-à-faux - pas forcément sur du vide, mais en tout cas au-dessus du vide. On se risque : par exemple le raisonnement par analogie doit nous permettre, par transposition, d'appliquer un schéma connu par expérience à un domaine dont on n'a pas l'expérience. Là aussi, cette possibilité de dépasser l'expérience a quelque chose d'enivrant (sentiment de puissance illimitée). On retrouve (est-ce un hasard ?) les mêmes mots de "spéculation" et de "fièvre", qui font bien mauvais ménage avec la raison. La philosophie "spéculative" est celle qui fait une confiance absolue à la raison, à la raison pure et seule, même si ses conclusions sont démenties par la pratique, par l'expérience. La 'critique' de Leibniz par Voltaire dans Candide est certes un peu simplette, mais elle se place au fond sur le bon terrain. Le penseur, à partir de principes peut-être vrais bâtit un système qui, à mesure qu'il s'élève, se rend de plus en plus vulnérable au moindre souffle de la pratique. Aurait-il été pertinent que Voltaire rédigeât un long traité pour dénoncer d'éventuelles fautes de raisonnement de Leibniz ? Il montre seulement qu'un coup d'épaule renverse l'édifice de l'optimisme. 


Cela n'empêche pas la "maison de la cascade" de Wright d'être une des plus belles qui soient, avec ses dalles en porte-à-faux impressionnant. Mais c'est un porte-à-faux soigneusement calculé, pas un entassement fiévreux qui augmenterait inconsidérément le risque. Toutefois, en cas de séisme, cela résisterait moins que Gizeh.

https://fr.wikipedia.org/wiki/Maison_sur_la_cascade#/media/Fichier:Fallingwater_-_DSC05639.JPG